La communication sur des sujets sensibles.
Principes et méthodes.
Par Thierry Libaert, 30 juin 2013
Le domaine de la communication sensible est désormais l’objet
d’études croissantes. Trois de ses composantes sont bien connues :
la communication de crise qui en a longtemps formé l’ossature, la
communication sur les risques et la communication d’acceptabilité
. La quatrième, la communication sur les sujets sensibles, reste
encore peu défrichée, vraisemblablement en raison de l’opacité des
techniques utilisées par les organismes qui y recourent. La
communication y est sensible à plus d‘un titre ; elle porte sur un
thème à connotation polémique aux frontières du risque, de la
crise et de l’acceptabilité sociale, elle traite d’un sujet
plaçant le chercheur dans une position inconfortable entre la
dénonciation des méthodes et l’expertise méthodologique pouvant
être comptée dans une vision purement pragmatique, enfin, elle
s’inscrit dans un espace public opaque où les organisations
hésitent à reconnaître la réalité des méthodes utilisées. C’est
une des caractéristiques de la communication sensible que
d’évoluer dans un domaine où la réalité des actions observées
s’effectue en décalage avec la vision idéalisée du discours où
priment les arguments de « qualité de dialogue », « pertinence des
arguments », « écoute », « transparence ».
La communication sur des sujets sensibles
La communication sur des sujets sensibles vise l’acceptabilité
sociale d’un objectif de développement catégoriel d’une
organisation, sans que cet objectif ne concorde a priori avec
celui des populations potentiellement concernées.
Cette définition permet de préciser les caractéristiques de la
communication sur des sujets sensibles.
- Elle vise l’acceptabilité sociale ; cela la distingue de la
communication d’acceptabilité territoriale. Il ne s’agit pas de
convaincre les riverains d’un projet d’implantation, mais une
population non connectée à un lieu. Les deux objets sont souvent
reliés, ainsi la communication sur le sujet sensible des OGM dans
la population globale aura une incidence forte sur l’acceptabilité
d’un champ d’OGM, il en sera de même pour celle des déchets
radioactifs, de l’incinération et de nombreux autres sujets. Les
principes de la communication d’acceptabilité territoriale et de
la communication sur des sujets sensibles connaîtront également de
nombreuses similitudes.
- Ils ne peuvent toutefois pas se confondre notamment en raison
de l’immatérialité de la communication sur l’objet sensible où il
est question de convaincre sans qu’un lien puisse apparaître avec
une implantation porteuse d’avantages pour les populations
concernées ou sur une minimisation des nuisances. Central dans la
communication d’acceptabilité territoriale, le principe de
compensation ne s’applique pas à la communication sur un sujet
sensible.
- Elle vise un objectif de développement catégoriel d’une
organisation. Avant d’être un symbole de liberté, la cigarette
reste prioritairement un enjeu commercial pour les producteurs de
tabac, la production de pesticides est le moteur économique de
plusieurs entreprises avant d’être l’enjeu de nos capacités
alimentaires.
- Cet objectif ne coïncide pas a priori avec l’intérêt des
personnes concernées. Toute la difficulté de la communication sera
en conséquence de tâcher de tirer l’intérêt catégoriel au plus
près de la sphère de l’intérêt du plus grand nombre et
optimalement de l’intérêt général. Le conflit est au cœur de ce
type de communication ; la communication sur des sujets sensibles
est une communication de combat.
Typologie de la communication sur des sujets sensibles
Quatre types de communication peuvent être distingués autour de
deux éléments, celui du caractère privé ou public.
Dans le domaine public, le premier domaine concerne la
communication publique portant sur une réforme structurelle
lourde. L’abolition de la peine de mort, l’avortement hier, la
réforme des retraites ou le mariage pour tous récemment,
illustrent la nécessaire mise en place d’un dispositif
communicationnel de grande ampleur tant les résistances peuvent
être nombreuses.
Le second domaine touche également à la sphère publique, mais
ne concerne que le travail sur une image. Les plus grandes agences
de relations publiques furent ainsi associées à l’amélioration de
la réputation d’états dictatoriaux, voire de leurs dirigeants.
Au sein de la sphère privée, la communication emprunte deux
axes ; celui d’une communication de nature business to business à
l’exemple de l’industrie de l’armement, et une communication
d’opinion publique à l’exemple des problématiques OGM, pesticides,
tabac. Pour la suite de notre article, c’est sur cette dernière
catégorie que nous nous focaliserons.
Il convient toutefois d’observer que les catégories ne sont pas
figées et qu’il n’existe pas de sujet « sensible » indépendamment
d’un contexte. Un sujet en apparence non sensible peut le devenir,
un sujet sensible peut se banaliser.
L’évolution de la communication sur des sujets sensibles
La communication sur des sujets sensibles n’est pas nouvelle et
les travaux des historiens des sciences ont démontré qu’elle
s’appliquait déjà au 18ème siècle lors des campagnes de
vaccination. Elle prend toutefois un relief particulier en raison
de la conjonction de plusieurs paramètres récents :
- La méfiance accrue du public envers les institutions, leur
projet, leur discours,
- La puissance croissante des médias, plus nombreux, plus
libres et plus concurrentiels. Le discours médiatique se construit
ici fréquemment sous forme d’un storytelling valorisant le combat
individuel face au projet organisationnel. En outre, le
journalisme d’investigation prospère favorablement dans le
traitement d’une mise en scène de révélations.
- La puissance croissante des associations de consommateurs et
des ONG environnementales. Parfaitement organisé et souvent à
l’échelle internationale s’agissant des associations de protection
de l’environnement, le secteur associatif devient l’adversaire
incontournable de la communication sur des sujets sensibles.
- L’explosion des médias sociaux qui offrent une caisse de
résonance à la conflictualité par la facilité d’utilisation,
l’instantanéité et l’internalisation des oppositions.
Les principes de la communication sur des
sujets sensibles
Les sujets sensibles recouvrent des réalités fort différentes
et les principes que nous proposons doivent être entendus de
manière modulable en fonction des situations. Un socle commun des
principes apparaît toutefois s’appliquer dans la majorité des cas.
1. La dénomination positive
Il s’agit d’un travail réalisé le plus en amont possible.
L’activité de l’entreprise, ou plus spécifiquement le produit ou
le service concerné, doit faire l’objet d’une présentation
favorable de par sa dénomination. Cette resémantisation s’applique
au produit, au service, à l’activité mais aussi au nom même de
l’entreprise ou d’une fédération professionnelle.
Historiquement, les entreprises énergétiques ont rapidement
compris que pour bâtir un programme de production basée sur la
fission de l’atome, il était préférable que le terme « nucléaire »
supplante « atomique » trop évocateur de la bombe et du souvenir
d’Hiroshima. Quelques années plus tard, alors qu’il fallait
envisager des forages à grande profondeur pour les déchets les
plus radioactifs, le terme de « laboratoire de géoprospective »
fut suggéré, mais le décalage avec les perceptions était trop
important pour que le terme soit accepté. Toutefois, et comme
mentionné par ailleurs, « depuis la loi sur les déchets nucléaires
de 1991, on ne parle plus d’« enfouissement » mais de « stockage
profond » . A la pointe de la réflexion un responsable de la
communication nucléaire d’EDF avait également suggéré de bannir le
terme « entreposer » s’agissant de déchets nucléaires pour celui
plus avantageux de « prendre soin », mais là encore, le décalage
était trop important pour que le terme soit accepté. Les
industriels concernés par l’extraction du gaz de schiste proposent
d’éviter les termes de « fracturation hydraulique » pour ceux plus
positifs de « massage de la roche », de « stimulation », voire de
« brumisation » . Des années auparavant dans le domaine de la
pharmacie et de la cosmétique, l’expérimentation animale
apparaissait également plus positive que la vivisection.
En 1991, aux Etats-Unis, dans le domaine des déchets, il fut
suggéré de remplacer le terme de « boues » issues des stations
d’épuration et un comité pour un changement de dénomination, après
avoir envisagé 250 idées, retint le terme de « biosolide. »
Les entreprises productrices des pesticides sont réunies dans
la fédération professionnelle UIPP, Union Interprofessionnelle
pour la Protection des Plantes. En Belgique, la fédération des
entreprises de la chimie s’appelle Essenscia, dont la signature
institutionnelle renvoie aux sciences de la vie.
2. La propagation du doute
C’est vraisemblablement une des techniques les plus spécifiques
à notre domaine. Il s’agit d’utiliser les interstices des
publications scientifiques pour, en les confrontant, dénoncer
l’absence de toute certitude et au final retarder l’adoption de
toute mesure contraignante. Quatre méthodes sont utilisées : la
dénonciation d’études existantes ne pouvant conclure
inconditionnellement, la survalorisation d’une erreur partielle ou
d’un biais procédural permettant de dénoncer la globalité des
résultats, la mise en perspective de deux études afin de pouvoir
mettre en évidence la discordance des résultats obtenus, la
dénonciation de propos contradictoires entre deux scientifiques
sur le même sujet d’étude. Cette théorie a été illustrée par des
documents retrouvés à l’occasion des grands procès liés aux
cigarettiers américains et notamment par l’entreprise de tabac
Brown & Williamson : « Le doute est notre produit car il est le
meilleur moyen de s’opposer à « l’ensemble des faits » présent à
l’esprit du public. C’est aussi le moyen d’établir une
controverse. »
A titre d’exemple sur le point de la mise en évidence de
contradictions, dans le domaine du réchauffement climatique,
invité sur le plateau de la RTBF le 2 juin 2013, le Vice-Président
du GIEC (Groupement International d’Etude sur le Climat) se voit
opposer une citation contradictoire de son Président. De même, sur
le biais procédural, suite à la publication le 27 mai 2013 du
rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA)
sur l’impact d’un produit, le Fipronil, sur les abeilles, l’UIPP
rédige un communiqué pour alerter « contre toute conclusion hâtive
sur le lien entre pesticides et mortalité des abeilles.»
L’argument étant que le rapport s’est basé « sur des critères non
publiés et donc non validés conduisant de fait à des différences
de données avec les études réglementaires menées par les
industriels. »
Dans le même esprit tactique, Erik Conway et Naomi Oreskes
indiquent comment les climato-sceptiques américains ont réussi à «
retourner » un climatologue de renom, Roger Revelle. Ce dernier,
âgé de 81 ans, s’était vu proposer de cosigner un article pour le
Washington Post. Gravement malade, il ne put qu’indiquer ses
observations en marge du projet qui lui fut présenté et pour
l’essentiel ses observations ne furent pas intégrées. « L’article
contredisait ce que Revelle écrivit dans la marge, et affirmait
qu’il n’y avait guère de probabilité de réchauffement climatique
significatif » . Le décès de Revelle peu après empêcha de
connaître les dessous de cette histoire, mais le nom de Revelle
était récupéré par le camp adverse.
Cette technique de l’accentuation des contradictions se base
sur la capacité de création de divisions dans le camp adverse.
L’agence de relations publiques américaine MBD a formalisé son
action en distinguant quatre catégories d’opposants : les
radicaux, les opportunistes, les idéalistes et les réalistes. Un
de ses représentants, Ronald Duchin expliquait sa démarche en
trois étapes : « isoler les « radicaux », cultiver les «
idéalistes » et les éduquer afin qu’ils deviennent « réalistes »
puis se rapprocher des réalistes afin qu’ils s’accordent avec le
projet des entreprises. »
Erik Conway et Naomi Oreskes, estiment que la propagation du
doute est la tactique la plus prometteuse en raison de son
infaillibilité tenant à la nature même de l’incertitude
scientifique, ce que confirment Callon, Lascoumes et Barthes : «
Comme on le voit, les experts et les groupes concernés sont
confrontés à des incertitudes scientifiques que l’on peut
qualifier de radicales. D’autant plus radicales que certains ont
plutôt intérêt à ce qu’elles le soient et à ce qu’elles le
restent. » Ne pouvant conclure à 100 % sur une question, les
scientifiques voient s’engouffrer dans le principe d’incertitude,
si minime soit-il, l’argument dilatoire du nécessaire report de
décision. Cette tactique est d’autant plus efficace qu’elle est
imparable scientifiquement, attractive médiatiquement et qu’elle
entre en résonance avec l’intérêt de nombreux acteurs associatifs
de pourvoir acquérir un surcroit de légitimité, voire de
respectabilité, en intégrant les multiples commissions d’études ou
observatoires.
3. L’attaque ad hominem
Nous sommes dans une communication de combat, et le combat peut
être violent tant les intérêts en jeu sont parfois considérables.
Pour décrédibiliser un fait scientifique, il conviendra de
s’attaquer à son auteur. A l’origine de la première remise en
cause argumentée du DDT, en 1962, Rachel Carson fut accusée d’être
« émotive et hystérique » , plus globalement d’ « éco-hystérie »
et de « sentimentalisme » . Le professeur Belpomme, auteur en 2008
d’un rapport sur le chlordécone, un pesticide organochloré utilisé
pour la protection des champs de bananes aux Antilles, fut
assimilé à un chercheur de scoop visant la médiatisation par la
provocation . Auteur d’une étude critique publiée en septembre
2012 sur les OGM, le professeur Seralini fut accusé de collaborer
avec une « société de phytopharmacie liée à un mouvement qualifié
de sectaire » . Le Vice-Président du GIEC, Jean-Pascal van
Ypersele est un censeur qui considère que « le monde politique
n’est pas docile » , qui cherche « l’intimidation » , énonce des
commentaires « apocalyptiques » et attente à « la liberté
d’expression, la liberté académique, aux exigences de la démarche
scientifique » .
4. La communication d’influence supplante la communication
corporate
Le lobbying est la première technique de la communication
sensible. Il s’agit prioritairement de convaincre les décideurs.
Ce choix d’interlocuteur est guidé par des considérations
tactiques tenant à la nature même du message et plus
particulièrement à sa tonalité. Partant de l’hypothèse qu’un sujet
sensible communiqué vers l’opinion publique sera prioritairement
reçu dans sa composante émotionnelle, les entreprises privilégient
une communication rationnelle basée sur les avantages compétitifs,
les marges commerciales, les perspectives de délocalisation ou de
concurrence étrangère, communication qui sera davantage adaptée à
un public restreint de décideurs.
Certes, le grand public ne pourra être totalement écarté afin
de favoriser l’appui des décideurs par une prise en compte du lien
avec la prise de la perception du public et d’une information
minimale reçue.
Caractéristique de la communication sur des sujets sensibles,
elle s’opère prioritairement vers un public de décideurs, de
manière secondaire vers le grand public via une revendication
d’égalité d’accès aux médias, et exceptionnellement dans un espace
d’échanges directs avec les opposants. Le déterminant caché réside
ici dans le fait qu’il ne s’agit pas de convaincre l’adversaire,
ou plus précisément « l’enjeu n’est plus de convaincre l’autre
mais de réduire son champ d’intervention. »
De fait, et en dehors des commentaires sur une nouvelle étude,
les confrontations peuvent être qualifiées de statiques au plan
argumentatif. Ainsi, sur le thème de l’expérimentation animale, la
controverse a pu être qualifié de « stagnante » puisqu’à
l’exception de l’argument tiré des possibilités de simulation
apportée par les nouvelles technologies, ce sont exactement les
mêmes arguments utilisés en soutien ou en opposition depuis le
début des années 1970, « les arguments et stratégies
argumentatives des deux camps sont quasi immuables depuis plus de
vingt ans. Il y a plus précisément une stagnation
spatio-temporelle de la rhétorique.»
En lien avec les techniques d’influence, l’entrisme permet de
s’assurer que les intérêts de l’entreprise seront bien considérés
dans les organes décisionnels puisqu’ils se légitiment dans une
institution. L’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz a
ainsi montré que la création des premiers organes de contrôle en
matière de santé publique ou de lutte contre la pollution avaient
été organisés en fonction d’intérêts économiques. Il note ainsi
que « Sur les quatre membres fondateurs du Conseil de salubrité de
Paris, trois sont chimistes » , ce qui amène que « Sur vingt-deux
demandes concernant les usines chimiques, une seule est refusée. »
Nécessaire tactiquement, cette technique n’en comporte pas moins
inéluctablement l’effet boomerang d’une visualisation d’intérêts
particuliers qui s’opère dans l’opacité des manœuvres conduites
par des groupes de pression à la légitimité discutée.
5. La communication avance masquée
Cette dissimulation s’opère selon deux axes, celui des
émetteurs et celui des messages.
S’agissant des émetteurs, les entreprises sont naturellement en
première ligne de l’arène publique, mais leur posture économique
les prive de la crédibilité nécessaire à l’élévation du débat.
Porteuse aux yeux de l’opinion de la défense immédiate d’un
intérêt économique et financier, l’entreprise apparaît juge et
partie dans une confrontation qui ne pourrait que la desservir.
C’est la raison pour laquelle, et c’est là un principe constant de
toute la communication sensible, la stratégie d’alliance sera
utilisée afin de relayer les messages de l’entreprise avec une
crédibilité accrue. Deux techniques sont ici utilisées, celle de
l’ « astroturf », terme issu d’un revêtement synthétique imitant
le gazon, qui « consiste pour l’entreprise à utiliser comme
façades crédibles des tierces parties qui viennent sur la place
publique défendre sa position » à l’exemple de Bernard Kouchner,
auteur d’un rapport sur l’utilisation des travailleurs forcés en
Birmanie pour le groupe Total en 2002, et celle du « faux nez »
qui consiste à créer une association « bongo’s » afin que celle-ci
puisse participer aux tables rondes associatives et défendre
subtilement les intérêts de l’entreprise.
Associations, scientifiques, think tanks, leaders d’opinion
seront approchés, pour peu qu’ils apparaissent bienveillants, afin
de prendre la parole lors de colloques, dans les médias ou à
l’occasion de publications scientifiques ou non. Le mécanisme à
l’œuvre ici est celui, analysé par Luc Boltanski , de la « montée
en généralité », il ne s’agira pas de vendre des OGM mais de
contribuer à la réduction de la faim dans les pays en voie de
développement, il ne s’agira pas de promouvoir les pesticides mais
une agriculture de qualité, le dérèglement climatique est
vraisemblablement une menace mais toute mesure contraignante ne
peut que nuire à la compétitivité de nos entreprises et donc à
l’emploi. On retrouve un principe de la communication sur les
risques avec la « montée en puissance d’un raisonnement dominé par
l’analyse du coût-bénéfice et une tendance croissante à tenter de
traduire en termes financiers des dommages sanitaires et
environnementaux. » Ce raisonnement se retrouve dans la
quasi-totalité des situations sous l’angle de la mise en évidence
quantifiée des avantages économiques engendrés par l’objet du
débat (OGM, pesticides, …) comparativement à des impacts négatifs
apparaissant incertains et donc irréductibles à toute
quantification.
Aux côtés d’une « montée en généralité » permise par le relais
d’interlocuteurs alliés, le message est en lui-même souvent
détourné de sa signification première. Il ne s’agit pas de
s’opposer frontalement mais de proposer une illusion de compromis
qui puisse satisfaire les opposants.
Ainsi, sur le réchauffement climatique, un Etat pourra faire
obstacle à l’affichage par l’Union Européenne de ses objectifs de
réduction de gaz à effet de serre, non pour sauvegarder ses
industries charbonnières, mais dans l’objectif de pouvoir mieux
négocier ensuite au niveau international, puisqu’il est bien connu
qu’aucune négociation n’est possible si l’un des participants a
déjà publié ses propres engagements. Dans le même esprit, il a été
proposé de diminuer l’ambition des engagements européens en
matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour la
raison que ces engagements étant trop élevés, ils ne sont pas
atteignables et démotivent les acteurs. Il fut donc proposé de
réduire nos ambitions afin qu’elles soient accessibles et
permettent réellement d’engager la lutte contre le réchauffement
climatique. Accroître nos capacités d’émission pour lutter contre
le dérèglement climatique, il fallait y penser !
6. La communication est unilatéralement positive
C’est une caractéristique qui peut paraître singulière au
regard du caractère très controversé des sujets en cause. Quel que
soit le sujet, les promoteurs délivrent un message d’où est
absente la moindre reconnaissance de nuisances. Alors qu’il est
reconnu dans le domaine de la communication d’acceptabilité que
cette reconnaissance participe des paramètres favorisant le
dialogue, les entreprises seraient bien inspirées d’engager une
communication de nature moins élogieuse afin de favoriser la
possibilité d’un échange, à défaut le heurt de représentation rend
tout dialogue impossible.
7. La communication est de nature scientifique
La « science » est ici invoquée quel que soit le sujet. Il
s’agit de convaincre sur la base d’une argumentation scientifique.
Cette argumentation emprunte trois modalités.
- D’abord le recours aux publications scientifiques. Disposer
du plus grand nombre de références dans des revues reconnues
internationalement comme ayant les plus hauts critères de
sélection à l’exemple de Nature, pour l’environnement, ou The
lancet, pour le domaine médical, présente un avantage certain. La
publication scientifique intervient comme une communication par la
preuve de l’innocuité du produit ou de l’activité contestée.
- Ensuite, en relation avec les stratégies d’alliance, il sera
recherché des scientifiques de renom. De ce point de vue, il est
préférable de bénéficier d’un scientifique largement reconnu, même
si son champ disciplinaire l’éloigne du sujet controversé. En
d’autres termes, un prix Nobel, même hors champ disciplinaire,
sera toujours plus écouté qu’un spécialiste pointu mais ne
bénéficiant pas d’une reconnaissance par les distinctions. Les
tobacco documents ont détaillé cette pratique et notamment les
efforts – réussis – pour obtenir la collaboration du
neurobiologiste et membre de l’Académie des Sciences, Jean-Pierre
Changeux. Dans le même esprit, l’organisation par une agence
conseil travaillant pour l’industrie de l’amiante, de l’appel de
Heidelberg en 1992 qui demandait à ce que les bonnes volontés
environnementales qui allaient s’exprimer à la conférence de Rio
de Janeiro (Le Sommet de la Terre) ne nuisent pas à la
compétitivité des entreprises et qui fut signé par 72 prix Nobel
en est une autre illustration.
- Enfin, dans l’hypothèse où les deux premiers moyens ne
pourraient être réalisés, voire en complément, il est possible de
dénoncer les études existantes par la promotion d’études ayant les
apparences de la scientificité. La création d’un organisme
possédant un intitulé « Recherche » et si possible « International
» puis de son organe de publication pourra ainsi présenter une
image de rigueur scientifique auprès d’interlocuteurs pas toujours
informés des caractéristiques d’une réelle publication
scientifique.
8. Le renversement de la perspective David vs Goliath
Face aux géants de la chimie, des industries extractrices, le
sentiment naturel de sympathie se transmet plus volontiers aux
associations environnementales se battant pour le bien commun et
non pour l’accroissement des profits. C’est donc une manœuvre de
détournement qui est ici opérée. Les opposants aux entreprises,
qu’ils soient scientifiques ou associatifs, seront ainsi dépeints
comme :
Un appareil aux rouages et à la gouvernance opaques, prisonnier
de ses logiques internes alors même que l’entreprise ou ses
représentants se positionneront comme formant une minorité.
Conséquence de cela, la victimisation que l’on retrouve
parfaitement dans le contexte narratif du climato-scepticisme qui
« met en scène des personnalités courageuses et géniales qui se
lèvent contre la « pensée unique » et contre une manipulation
politique d’ampleur planétaire. »
- Un organe de lobbying pour lequel le conflit d’intérêt n’est
pas éloigné. Les chercheurs ont intérêt à pratiquer l’alarmisme
pour financer leurs recherches et obtenir des subventions. La
phrase entendue à propos des champs électriques et magnétiques : «
Il y a plus de chercheurs qui en vivent que de gens qui en
meurent. » est déclinable à l’infini en fonction des domaines de
recherche. L’objectif poursuivi est le même : l’alarmisme est un
outil de recherche de subventions par des scientifiques qui ont
délaissé leur éthique.
- Les entreprises croient au progrès technique, elles ont foi
en l’homme, là où les opposants sont dépeints comme pessimistes
adeptes de la sinistrose que décrivait Louis Pauwels en 1972 .
Sur un sujet comme le dérèglement climatique, ces trois
techniques sont utilisées cumulativement. Le GIEC est une
organisation mondiale qui fonctionne avec ses propres règles alors
que les climato-sceptiques ne forment qu’une petite minorité
composée d’individus libres qui se battent pour leurs idées et non
pour décrocher des subventions, les membres du GIEC sont des
individus pessimistes qui ne croient pas dans l’intelligence
humaine, dans l’innovation, dans le progrès.
9. Afficher une respectabilité
Une des modalités les plus courantes réside dans la mise en
place d’événements organisés « sous l’égide de », « sous la
présidence de », « en partenariat avec ». Quelques cabinets de
lobbying, voire de respectables revues se sont ainsi fait une
spécialité de conférer une légitimité accrue par la pratique de
colloques parlementaires. Assemblée Nationale ou Sénat proposent
ainsi leurs salles pour peu qu’un parlementaire soit présent. Cela
donne une légitimité supplémentaire, une apparence de dialogue,
une opération d’influence politique et une potentielle reprise
médiatique non négligeable.
10. Un égal accès aux médias
Conséquences de l’opacité de création du doute, la construction
des controverses permet de retenir l’intérêt des médias. Claude
Henry et Laurence Tubiana en font « l’arme la plus efficacement
utilisée pour entretenir et gonfler le doute à l’égard de la
science et des scientifiques. » L’exigence d’équilibre dans les
médias répond tout à la fois à un mode d’attraction journalistique
et aussi à une apparence d’exigence démocratique prônant
l’expression de la diversité des opinions. Aucune position ne
devant être étouffée, un doute subsistant, et comme en outre les
propagateurs du doute sont généralement d’excellents débatteurs,
la stratégie du doute s’adapte parfaitement à une amplification
médiatique.
Conclusion
La stratégie des organisations porteuses de projets sensibles
emprunte également d’autres voies qui sortent du champ
communicationnel, comme la surveillance des opposants ou les
éventuelles menaces juridiques.
Il s’agit d’un domaine majeur de la communication,
essentiellement analysé au travers d’ouvrages dénonciateurs et qui
demanderait une meilleure formalisation de ses méthodes comme
l’ont pu être celle de la communication d’acceptabilité, sur les
risques et de crise, trois autres piliers de la communication
sensible.
TL
A lire :
Une synthèse globale sur la communication sensible : « La
communication sensible, nouvelle discipline de communication
organisationnelle. », par Thierry Libaert, 2011
http://www.communication-sensible.com/articles/Thierry-Libaert-Communication-Sensible.pdf
L’article fondateur de la communication sensible : « La
communication sensible », Thierry Libaert,
27 février 2006
http://www.communication-sensible.com/articles/article0138.php
Numéro spécial du Magazine de la communication de crise et
sensible n°20 : « Vous avez dit communication sensible ? »,
novembre 2011
http://www.communication-sensible.com/download/cccnl0020.pdf
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