Rares sont ceux qui, dans le monde de l’entreprise, des
syndicats, de la politique ou des médias, et plus largement dans
l’opinion, ne se souviennent pas de l’affaire LU. Il suffit de
rappeler une vaste opération de boycott des produits Danone pour
que les plus amnésiques recouvrent la mémoire. L’affaire LU : une
fuite dans la presse, en janvier 2001, annonçant un plan social,
suivie de cinq mois d’une pression médiatique, sociale et
politique sans précédent sur une entreprise qui peu de temps
auparavant figurait parmi les préférées des Français, le tout dans
un contexte préélectoral et de débats parlementaires sur la loi de
modernisation sociale. L’affaire LU : une affaire encore amalgamée
aujourd’hui , opportunément en des temps de campagnes électorales
ou chaque fois qu’il s’agit de trouver quelque comparaison à un
plan de licenciements, ainsi, très récemment, du plan de
restructuration d’Airbus. « On se retrouve dans la même situation
à l'égard d'Airbus que vis-à-vis de Danone en 2002. Tous les
candidats étaient venus dire aux salariés de Danone combien leur
patron était malveillant et puis, après les élections, tout cela a
été vite oublié. », remarque François Chérèque, interrogé par Les
Echos, le 27 avril 2007.
Les grilles de l’analyse
Comprendre comment et pourquoi est née l’affaire LU ? Comment
a-t-elle soudainement cristallisé tous les maux et toutes les
impuissances, l’Etat qui ne pourrait pas tout, les licenciements
boursiers, etc. ? Comment a-t-elle fait naître une conscience
nouvelle de l’opinion ? Quelles leçons en tirer, en termes de
communication de crise ou de stratégie ? Les angles d’analyse ne
manquent pas. De façon très synthétique, il s’agit ici de montrer
comment les faits et les acteurs extérieurs à l’entreprise se sont
« organisés » pour atteindre Danone dans toutes ses composantes
(entreprise, marque, culture, etc.), comment s’est creusé un
véritable fossé ”idéologico culturel” entre l’entreprise et son
environnement, bouleversant ainsi sa représentation stratégique.
Enfin, de façon plus générique, cette crise a mis en évidence une
”conception nouvelle” de l’entreprise, de ses droits et de ses
obligations, notamment vis-à-vis de l’opinion? Cette affaire
illustre, pour l’entreprise, la puissance nouvelle du « tribunal
de l’opinion »… L’affaire a fait couler beaucoup d’encre. Aussi,
alors que la plupart des observateurs qui choisirent de l’analyser
a posteriori se sont essentiellement placés du seul point de vue
des salariés, en critiquant les choix économiques de l’entreprise
, cet article propose de relire l’affaire LU à la lumière d’autres
points de vue, ceux des médias, de l’opinion ou encore de groupes
d’influence très variés. Avec la distance du temps et de
l’analyse, on envisagera ainsi l’affaire LU de façon
multicentrique, Danone et son environnement, Danone et sa
représentation iconique ; on l’envisagera par la conjugaison de
plusieurs sources. D’un point de vue quantitatif et qualitatif,
l’ensemble des médias (presse, radio, télévision, Internet), sur
une période allant de janvier à avril 2001, a été passé au crible
de l’analyse, selon cette méthode de « l’autopsie » (voir par
soi-même) chère aux premiers historiens. Par ailleurs, s’appuyant
sur une série d’entretiens internes et externes mobilisant des
représentants de toutes les parties prenantes, la réflexion s’est
concentrée sur la façon dont le « tribunal de l’opinion » (somme
des parties prenantes) s’est constitué juge, a imaginé et prononcé
des sanctions (boycott) pour conduire à une cristallisation sans
précédent de cette crise, sur les plans politique, économique,
social, consumériste, cela au détriment d’un groupe et d’une
marque.
Une histoire singulière d’influences et d’opinions
« Licenciements chez Danone ? Danone s’apprête à supprimer 3000
emplois en Europe, dont 1700 en France », titre Le Monde le 10
janvier 2001, simultanément dans son édition papier et sur
Internet. Une fuite, plus une révélation, plus une entreprise
dotée d’une communication peu préparée à la vindicte de l’opinion
et contrainte par un processus juridique strict, plus un contexte
sociopolitique défavorable, tous les ingrédients sont réunis pour
un cocktail instantanément explosif. En quelques heures, les
médias s’emballent ! L’affaire LU devient plus qu’un exemple, un
symbole référent. L’événement va devenir structurant dans
l’analyse que font les journalistes des plans sociaux. L’effet de
trace est incontestable. Aujourd’hui encore, la rémanence dans le
discours politique et dans l’opinion du conflit LU est sans
équivalent : plus de 80 citations « symboliques » dans les
articles, notamment les articles de fond sur les politiques
sociales, et dans les discours développés lors de la campagne
présidentielle 2007, six ans après. Dans le même sens, le
baromètre des mouvements sociaux de l’Institut CSA continue de
classer le cas LU comme le conflit ayant suscité le niveau
d’adhésion le plus fort de l’opinion publique en faveur des
revendications des salariés. L’affaire LU, un conflit pas comme
les autres ? Un conflit qui offre une lecture nouvelle d’un
mouvement social singulier? Un conflit symbolique d’une nouvelle
donne entre l’entreprise et l’opinion ? Un conflit qui montre, par
analogie avec l’approche matérialiste de l’histoire sociale et
économique, que, si l’histoire des entreprises est faite par les
entreprises, c’est dans des conditions qui ne sont pas déterminées
par les entreprises elles-mêmes. Le fait que les parties prenantes
des entreprises soient multiples, composées d’actionnaires, de
managers, de salariés ou de consommateurs, explique en soi cette
situation de dépendance, voire de soumission à un système
d’opinion. Les faits politiques, sociaux, industriels,
technologiques, mais aussi l’émergence de nouvelles formes de
communication, construisent des interactions qui créent le
cheminement et, a fortiori, l’histoire de l’entreprise. En
étudiant plus particulièrement ces moments de ruptures et
d’incertitude, la « business history » a, sans nul doute, beaucoup
à gagner de cette prise en compte nouvelle des interactions qui
jouent aussi bien en temps réel qu’en différé sur l’histoire des
entreprises. Les conditions du passé pèsent sur le présent, et par
effet d’expérience, celles du présent sur le futur. Conjuguer
l’étude de l’impact du passé dans le présent et l’analyse des
relations qui lient l’entreprise à des individus, des communautés,
des parties prenantes et des faits, qui sont autant d’évènements
aléatoires variés, constitue, non seulement, une dimension
essentielle de l’histoire de l’entreprise mais la condition sine
qua non de la compréhension de ses mécanismes. Les liens sont de
plus en plus nombreux, complexes et déterminants, et cela
s’exprime avec plus de force durant des périodes de crise.
Le cas de Danone et, plus précisément de ce qui est devenu
l’affaire LU, est une forme d’ « idéal type » tant il met en
évidence la cristallisation, dans l’entreprise (LU) et le groupe
(Danone), d’une histoire sous influences, et l’émergence d’une
sanction nouvelle prise par le désormais omnipotent « tribunal de
l’opinion » . L’affaire LU illustre de manière exemplaire les
nouveaux rapports entre l’opinion, l’entreprise et le système
sociomédiatique dans lequel ils s’inscrivent. Au-delà du symbole,
si l’affaire LU est un « idéal type », plus qu’un exemple ou un
modèle, c’est parce que celui-ci consiste, par essence, à relier
des phénomènes disparates tirés de l’observation des faits, pour
se faire une idée en temps réel d’une organisation et de ses
fragilités, notamment dans en période de turbulences. Tous les
paramètres de la crise sont réunis : une temporalité sensible, un
contexte social propice, des lieux symboliques, une marque
extrêmement populaire et exposée, une entreprise emblématique de
l’économie à la française. Le plus « mauvais » moment (politique,
social), les plus « mauvais » lieux (Le Monde, Calais et
l’Essonne) et les plus « mauvais » acteurs (lobby, élus locaux, …)
pour une entreprise et une marque symboliques : unité temps, de
lieu et d’action, la « tragédie » pouvait s’épanouir…
LU dans Le Monde et sa part de vérité
Si la fuite reste un mystère - comment Frédéric Lemaître,
l’auteur de l’article du Monde daté du 10 janvier 2001 a-t-il
obtenu une note de travail interne sur un vaste plan de
réorganisation chez Danone ?, l’effet d’aubaine journalistique est
indéniable et la révélation va profiter tout à la fois d‘une
communication « incertaine » de la part de Danone que d’une
opportunité politique inespérée pour Le Monde. Indéniablement,
Danone fait une erreur d‘appréciation sur la nature des éléments
possédés par Le Monde. D’une part, l’écriture très « directe » de
la note interne en question va favoriser l’onde de choc attendue
par le ou les auteurs de la fuite. D’autre part, le journaliste
possède d’autres documents, une étude de McKinsey, des analyses
critiques internes, dont le contenu lui a paru édifiant.
Connaissant bien l’entreprise, il reste très sceptique sur le
bien-fondé des conclusions économiques de ce plan baptisé «
malencontreusement » Record, qui conduirait à la fermeture de onze
usines de biscuits dont sept en France. En outre, l’entreprise
sous-estime l’effet collatéral que vont constituer l’agenda et
l’actualité économique du moment (les discussions sur la loi de
modernisation sociale, née des suites de l‘affaire Michelin,
licenciements chez Marks and Spencer). L’affaire s‘engage sous les
plus mauvais auspices.
De fait, l’article, long de quatre colonnes, n’a certainement
pas été écrit le matin même. Sa construction laisse penser qu’il a
fait l’objet a minima d’une discussion collective. Rarement un
scoop n’aura été si construit. L’article aborde presque de façon
exhaustive, la totalité des thèmes qui seront repris par tous les
médias durant plusieurs mois. Certes, en 2001, Le Monde a beaucoup
évolué et succombe plus naturellement à la recherche du scoop
tandis que son service Entreprise traverse une situation complexe,
sa direction se trouvant « très fortement » influencée par Laurent
Mauduit . Une des sources originelles de la révélation du passé
trotskyste de Lionel Jospin, celui-ci pourfend la « trahison
jospinienne » et la « nouvelle économie du Parti socialiste » . Il
mène d’importants réquisitoires contre les abandons successifs de
la gauche au pouvoir et dénonce l‘idée d‘un « pacte honteux avec
le marché » (Le Monde, 6 avril 2001) . L’affaire LU est une belle
opportunité pour atteindre avec la même flèche la deuxième gauche
et Lionel Jospin , ce Premier ministre qui, deux ans plus tôt à
propos de l’affaire Michelin, déclarait « l’Etat ne peut pas tout
». À l’époque, la gauche plurielle s’est fortement divisée sur le
sujet. Plus que la question de la publication, c’est donc la
charge de l’attaque qui est calibrée le 10 dans la matinée, et
elle est véritablement assassine par, dès l’introduction du
papier, l’annonce d’un facteur véritablement aggravant pour Danone
: « ses conséquences sociales sont telles que la direction voulait
à tout prix éviter de le rendre public avant les élections
municipales de mars 2001. » L’article déroule ensuite la totalité
des problématiques qui seront reprises les jours suivants :
l’effet Michelin, la moindre rentabilité de la branche biscuits («
seulement » 7,9%), la priorité à l‘actionnaire, l’absence de
concertation avec les syndicats (« un plan adopté à l‘automne 2000
») et bien évidemment l‘ampleur du plan. Avec ce premier papier,
Le Monde donne le ton de manière « exceptionnelle ». L’AFP va en
amplifier la portée de façon tout aussi exceptionnelle
quantitativement. Cet emballement médiatique est renforcé par un
fait apparemment très extérieur. Depuis 1981, une coalition de
syndicats s’est formée sous le nom de Groupe des 10. Positionné à
l’extrême gauche, le Groupe des 10 s’oppose aux confédérations
représentatives et tout particulièrement à la CFDT soumise en 2001
à des tensions internes très fortes opposant la majorité à la
tendance « Tous ensemble ». Pivot de ce groupe avec les syndicats
SUD, le SNJ est particulièrement actif à l’AFP et au Monde, qui
vont constituer deux relais majeurs de l’affaire LU. Là encore, on
y voit une façon de régler des comptes vis-à-vis de la deuxième
gauche et de la CFDT via l’affaire LU. Les huit dépêches AFP qui
tombent tout au long de l’après-midi du 10 janvier , puis celles
du lendemain , nourrissent une presse quotidienne régionale
immédiatement sensible à un plan social de portée européenne,
nationale et régionale, qui concerne des villes, notamment Calais,
déjà fortement touchées par la crise économique. L’annonce passe
en boucle sur France Info. La presse s’embrase dès le 11. Les
rédactions nationales et régionales, en presse, radio et
télévision, ont en effet eu l’après-midi pour écrire. L’article du
Monde et les dépêches successives ont apporté suffisamment de
matière pour que soient publiés de premiers papiers déjà
conséquents. Une lecture croisée de la presse montre à propos que
ce sont les mêmes informations de base, parfois à peine réécrites
et juste différemment titrées, qui vont nourrir l’ensemble des
médias pendant une semaine . L’essentiel du travail journalistique
réalisé dans les rédactions locales est consacré aux témoignages
du terrain, salariés et élus. L’AFP relaie en permanence les
interviews de délégués syndicaux.
L’impossible riposte
Pour Le Monde, l’affaire est d’autant plus belle que Danone est
l’héritière d’un modèle de « capitalisme social », le symbole de
la deuxième gauche et l’entreprise préférée des Français, et que
cette révélation médiatique, pour des raisons juridiques liées à
la jurisprudence Vilvorde, va paradoxalement la réduire au
silence. « Danone ne peut reconnaître l’existence de Record, car
ce serait commettre un délit d‘entrave », souligne ainsi
judicieusement Le Monde dès le 10 janvier. L’AFP relaie encore en
évoquant le grand silence de Danone. L’information est d’ailleurs
reprise le 10 janvier par l’agence Reuters.
Le champ est donc libre pour que l‘affaire LU devienne
l’instrument d’un média qui se rêve alors contre-pouvoir et
faiseur de Prince et qui use de son statut de « quotidien de
référence ». Et, comme l’écrira plus tard Sylvain Attal évoquant
la visite électorale ratée de Lionel Jospin dans l’Essonne durant
la campagne présidentielle de 2002 (« quand Jospin a buté sur les
Lu », Le Monde, 27 novembre 2002), la situation fait de Danone le
« symbole de la conversion la gauche aux thèses sociales libérales
». Pour Lionel Jospin, la malédiction LU se répéterait alors.
L’obligation légale qui lui est faite de ne pas communiquer
enferme Danone dans le silence et donc, du point de vue de
l’opinion, dans le mensonge, qui plus est dans une période qui
voit la judiciarisation montante des conflits sociaux. La
dissimulation par omission profite à l’argumentation développée
par Le Monde et l’AFP, qui vont ensemble orchestrer la mise en
tension de l’opinion. Cette stratégie des médias tire profit
également d’un environnement social et politique lourd, marqué par
des restructurations massives dans un contexte de reprise
économique et de prise de conscience des effets de la
mondialisation de l’économie. Plusieurs journaux vont d’ailleurs
remarquer que l’annonce d’une restructuration a, au contraire, été
accueillie comme une « bonne nouvelle » par les marchés
financiers…. Comme le souligne également la presse dès le 12
janvier, l’impasse juridique dans laquelle se trouve Danone n’a
pas échappé aux organisations syndicales, qui en profitent pour
s’exprimer largement dans les médias. Danone reconnaît finalement
l’existence d’un projet de restructuration, mais ne peut qu’opter
pour une stratégie de relativisation, « nous sommes en pleine
réflexion, nous voulons nous donner trois ou quatre ans », discute
les chiffres annoncés, « je ne sais pas s‘il aura des fermetures
d‘usines, mais il est clair qu‘il y a trop de capacités ». Cette
communication défensive adoptée par nécessité est perçue comme une
illustration complémentaire de la mutation de l’entreprise, fondée
sur la proximité et le progrès social, en une entreprise soumise à
la pression de la mondialisation. Traitement juridico social
oblige, le groupe se retrouve donc prisonnier d’une communication
contrainte, mais autant en interne qu’en externe Danone use mal du
peu de marge de manœuvre possible dans ce genre de situation. La
presse (Le Monde, La Croix, Libération, etc.) évoque, en creux, un
manque d’égard de l’entreprise à l’encontre de son personnel, qui
écorne encore plus son image. Nombre d’articles et d’analyses
verront aussi dans l’affaire LU une illustration d’une opposition
supposée entre le père et le fils Riboud : d’un côté, en dépit de
restructurations passées importantes de l’entreprise, Antoine, qui
incarnait un capitalisme français, social, paternaliste et
familial ; de l’autre, Franck, serait le tenant d’un capitalisme
financier « américanisé » où la création de valeur primerait sur
tout. Dès le 19 janvier, L’Humanité titrait « Franck Riboud, le
benjamin devenu dauphin ».
La fabrique de l’opinion
Rapidement, Le Monde parle au nom de l’opinion. « L’opinion est
choquée », lit-on le 17 janvier dans le troisième papier de
Frédéric Lemaître. L’article commence comme un article de cadrage
sur le modèle social de Danone et l‘impossible comparaison avec
Michelin. Mais, évoquant la « tempête médiatique et politique »
qui s’est levée sur Danone, il s‘achève en tribune libre dans un
style péremptoire qui peut laisser entrevoir l’influence d‘autres
journalistes : « qu‘une politique sociale constitue aussi un outil
de communication n‘a rien de condamnable en soi. Prétendre qu‘il
puisse en être autrement relève de la naïveté. Mais s‘il s‘avère
chez Danone, lorsque des difficultés se présentent, que la
politique sociale n‘est plus qu‘une stratégie de communication et
cela ne peut être que du pire effet. La crise actuelle que
traverse Danone va être l’occasion de vérifier si au XXIe siècle
la vision humaniste du « double projet économique et social » a
encore ou non un sens ». D’aucuns, y compris au sein de la
rédaction du Monde, supposent qu’Edwy Plenel et Laurent Mauduit
sont alors à la manœuvre, derrière ces phrases savamment
articulées. Le 18 (après encore une fois avoir rappelé le 13 que
Danone est bloquée par les risques de délit d’entrave) , et alors
que la tension s’est relâchée, Le Monde relance l’affaire par la
publication de nouvelles révélations, notamment de longs extraits
d’une note interne datant déjà d’août 2000. S’il n’était les
dégâts provoqués par sa publication, on ne pourrait qu’admirer la
lucidité fulgurante de cette note interne de Danone qui identifie
deux risques majeurs en cas d’annonce du plan. On peut ainsi les
lire, repris dans Le Monde : « Le groupe à contre-image : dans une
France socialiste bien-pensante, l’annonce, par un groupe dont les
résultats économiques sont remarquables, qu’il ferme la moitié de
ses usines européennes de biscuits vient nourrir le débat sur la
mondialisation (…) Le président en première ligne : les fusibles
ne tiendront pas longtemps. Les médias et les politiques
s‘adresseront très vite directement au président du groupe.
L‘image d‘un dirigeant performant et humaniste que Franck Riboud
est en train de construire sera d‘autant plus fortement remise en
cause qu‘il jouera à contre-emploi. Ce qu‘on n‘acceptait pas de
Michelin le sera encore moins de Franck Riboud ». Bref, Danone ne
peut donner la moindre information sur ses projets de
restructuration, et voilà qu’une approche machiavélique de la
communication sociale est dévoilée en place publique. Fusse-t-elle
celle d’un « cadre subalterne » de Danone, fusse-t-elle un mail
destiné à trois personnes du groupe et non une note, comme Danone
le rappelle à la presse, après une semaine d’emballement
médiatique, l’heure n’est plus à la nuance. L’a-t-elle jamais été
d’ailleurs? La confiance est perdue. On prête à l‘entreprise un
talent de la machination. Des professionnels du marché suggèrent
ainsi que le groupe « a testé le marché, comme il l’a fait pour sa
candidature au rachat de Quaker Oats, qu’il avait finalement
retirée ». La piste de la fuite calculée est également évoquée par
les syndicats. « Tout le monde s’énerve à cause de 1700 types
virés. Deux mois plus tard, la direction, presque désolée,
licencie 500 employés. Et tout le monde applaudit ». Mensonge la
première semaine, la stratégie du démenti adoptée par Danone,
devient « trahison ». Le mutisme dans lequel s’est enfermée
l’entreprise finit par inquiéter les analystes financiers : « nous
avons connu la même hésitation avec l’achat avorté de Quaker Oates
: la veille c’était fait, le lendemain, il renonçait. Ça fait
mauvaise impression ». Alors que les usines sont en grève, Danone
confirme qu’il n’annoncera rien avant le 15 avril. Deux mois avant
les élections, la position relève du numéro d‘équilibriste. La
presse relaie l’incompréhension et l’inquiétude des salariés. Et
l’opinion s’emporte pour les P’tits LU. La presse locale et la
presse nationale populaire (Le Parisien et France Soir), mais
également la télévision et la radio, jouent sur l’affect. Faute
d’information complémentaire sur le plan, les reportages sont
structurés autour de micros-trottoirs des salariés, qui ne peuvent
susciter que la compassion (nombre d‘années dans l‘usine, couples
dans la même usine, etc.). Là encore, c’est le même phénomène de
duplication de l’information, sur la base des dépêches AFP , qui
se reproduit et fait boule de neige . Un seul exemple, les 20 et
21 janvier, Le Berry Républicain, La Montagne et Le Dauphiné
publient quasiment le même article, seuls les titres changent.
La presse relaie le boycott, avec un zèle incomparable
A Calais, fief de la CGT, et à Évry, bastion de Lutte Ouvrière,
les équipes du Monde, de l’AFP, de L’Humanité et d’autres
investissent sur l’affaire LU, les journalistes dorment sur place
! Les sondages réalisés par le CSA pour L’Humanité nourrissent
l’affaire de nouveaux chiffres. L’appel au boycott des produits
Danone apparaît dans Le Canard Enchaîné, dès le 14 février, à
l’appel du collectif « l’éthique sur l’étiquette ».Une pétition de
soutien est lancée par la FSU, SUD PTT, la CGT, Attac et AC! Mais,
c’est après l’échec des municipales et l’annonce par Danone, le 29
mars, de la fermeture prochaine des usines de Calais et de Ris
Orangis, qui contribuent à un durcissement du discours et à une
nouvelle étape de la crise , que Marcel Pochet, le leader
cégétiste appelle au boycott le 31 mars, suivi par le site d‘Evry.
La presse contribue à la diffusion rapide du mouvement . Le 10
avril, Le Monde publie deux grands papiers dans la rubrique
Horizons. En publiant la liste des produits Danone, au-delà de la
seule branche Biscuits, la presse aide les consommateurs « qui ne
savent pas quoi boycotter » (sic). C’est une grande première en
matière de boycott , mais aussi une grande première en matière de
cyberconsommation. Le site « jeboycottedanone.com » se développe à
un moment où la communication sauvage en ligne (rumeurs,
désinformation, etc.) connaît sa première grande mutation. Au-delà
de son impact direct réel, ce site bénéficie lui aussi de son
caractère innovant, au point qu’il est tout autant relayé par des
politiques jugés « archaïques » (Jean-Pierre Chevènement, dont le
site du Mouvement des citoyens propose un lien vers le site du
boycott) que par des communicants branchés « libertaires » (la
revue Technikart, Olivier Malnuit, rédacteur du site
jeboycottedanone.com et membre de l’association Boycott !, ainsi
que l’ancien publicitaire Frédéric Beigbeder). Les points de vue,
qui se sont jusqu’alors peu renouvelés, s’élargissent, avec le
boycott, à de nouveaux intervenants, ici un entretien avec
l’économiste Elie Cohen, avec Raymond Soubie ou avec Robert
Rochefort, directeur du Credoc, là avec Marie-José Nicoli, la
Présidente de Que Choisir à l’époque, tous considérés comme à même
d‘analyser la dynamique des groupes et des comportements. Quittant
le seul champ de l‘économie, la crise de LU est devenue un sujet
d’étude sociologique, au point que, cas rare à souligner, une
affaire née en janvier dans la rubrique Entreprise du Monde
atterrit en avril dans les pages de L’Equipe, avec deux interviews
des joueurs de football, Thuram et Lizarazu, stars d’une publicité
pour Danone quelques mois plus tôt.
Au mauvais moment, au mauvais endroit : une affaire devenue
politique
Quand le premier article paraît, le 10 janvier, dans cette
première vraie semaine de vœux politiques, l’activité reprend à
peine, mais la révélation du journal Le Monde le jour où les
députés s’apprêtent à adopter diverses mesures concernant les
licenciements économiques dans le cadre de la loi de modernisation
sociale, est une occasion inespérée de relancer la préparation des
élections municipales. L’annonce d’éventuelles réductions
d’effectifs n’est pas sans être embarrassante pour certains élus à
trois mois de cette échéance politique. Localement, les maires
font front commun. La pression est d’autant plus forte que la
plupart sont candidats à leur réélection. Au niveau national,
l’affaire LU met les politiques dans une situation plus complexe.
Certes, il est facile d’évoquer devant des micros « une nouvelle
affaire Michelin », et la nécessité de durcir la loi, mais dans la
réalité, rien n’est moins simple. L’amendement Michelin vise à
contraindre les entreprises à négocier des accords sur les 35
heures avant toute annonce de plan social, or, Danone fut un des
premiers groupes à négocier la réduction du temps de travail. Sur
de nombreux points, l’entreprise compte parmi les modèles. En
1997, l’entreprise a signé un accord avec l’Union Internationale
des Travailleurs de l’Alimentation (UITA) par lequel elle s’engage
à consulter les syndicats lors de restructurations dans le monde
entier. Alors, ici et là, on cherche à reformuler la loi et
l’adapter à la situation inédite que propose Danone. Mais les
appels à la mobilisation et à une grève nationale font basculer le
débat en deux jours à peine. Il ne s’agit plus d’être pour ou
contre Danone, mais, de figurer ou non dans le peloton de tête de
cette mobilisation qui gronde.
En Essonne, la fin politique justifie les moyens
L’Essonne est un département « caricatural » des luttes
intestines au Parti Socialiste. Les courants les plus à gauche y
sont tout particulièrement forts et influents. Les courants
majoritaires, au plan national, sont contestés et, souvent,
minoritaires ! Dans un contexte local déjà tendu chez les
socialistes, Manuel Valls, premier vice-président (PS) du Conseil
Régional d’Ile de France, et Thierry Mandon, maire de Ris Orangis
et vice-président du Conseil Général de l’Essonne, sont les
premiers à sortir du bois et, dès le 11, rivalisent dans les
interpellations et dans la même stratégie d’attaque. Le premier
joue la carte de l’indignation « alors que la Région Ile-de-France
n’a pas hésité à investir tout récemment plus de 10 millions de
francs pour faciliter l’implantation du centre mondial de
recherche du groupe Danone sur le site de Palaiseau. (…) Vous
mesurez bien ce qu’il y a de choquant et d’injuste à ce que, dans
le même temps, une des principales unités de production Danone en
Ile de France soit menacée, mettant en péril des emplois
productifs ». En réalité, l’aide publique octroyée à Danone dans
le cadre de l’implantation de Vitapole relève de l’aménagement
routier plus que de la subvention industrielle… « Ce serait une
situation irrecevable pour les élus locaux et les pouvoirs publics
», dit de son côté le second. Aussi violentes soient elles et
apparemment louables, leurs réactions ne se mesurent pas seulement
à l’aune de la contribution de Danone à la taxe professionnelle de
Ris-Orangis, égale à un tiers des recettes fiscales de la
municipalité…. Le climat politique essonnien est en effet plus que
tendu. Manuel Valls essaie depuis des mois de déstabiliser la
gauche socialiste, surpuissante localement, pour la miner sur sa
gauche extrême (PC, trotskiste, etc…), nouant des alliances de
circonstance « contre-nature » avec les gauchistes. Sur un autre
front, une lutte fratricide est engagée entre François Lamy et
Thierry Mandon, le premier supplantant alors le second comme
numéro deux des Aubryistes. Thierry Mandon a perdu un grand nombre
de batailles politiques locales et nationales. Ses enjeux étant
uniquement locaux, l’affaire Danone est une opportunité inespérée
de remonter la pente politique. Il est très agressif et le sera
plus encore après la lecture de la note d’un cadre de Danone sur
la « France socialiste bien pensante », un cadre qui n’est autre
que l’interlocuteur avec lequel il est en contact presque
quotidiennement à propos de l’implantation de Vitapole ! A cela
s’ajoute une lutte persistante entre Julien Dray et Thierry Mandon.
Pour Manuel Valls, l’occasion est belle de gêner Julien Dray, à un
moment où les deux barons locaux s’opposent au sein du Conseil
Régional. La stratégie personnelle de Manuel Valls trouvera son
apothéose tardive un an plus tard lors de la visite en campagne de
Lionel Jospin dans l’Essonne, au centre de recherche Genopole, à
Evry, le 13 mars 2002. Cette visite avait été déconseillée par
Yves Colmou, conseiller en communication de Lionel Jospin, et par
Jean Glavany, son directeur de campagne, mais poussée par Manuel
Valls et par Euro RSCG, agence conseil lors de la campagne
présidentielle. Lionel Jospin y va, et croise des syndicalistes de
LU sur son chemin. L’échange est glacial, il sera même considéré
comme l’une des causes de l’échec de Lionel Jospin à l’élection
présidentielle , « un jeu de massacre télévisé », donnant l’image
d’une « ultra gauche prête à faire le jeu des patron, du Medef, de
la droite, donc de Chirac » . Décidément pour Danone rien ne se
passe comme attendu. Les socialistes locaux les plus à gauche
(Dray, Lienemann, Mélenchon) sont, sinon bienveillants, les moins
hostiles et agressifs, tandis que les réformistes sont les plus
véhéments (Valls, Mandon).
Au gouvernement et au PS, la sale affaire !
Entre ces deux épisodes, et donc pendant la durée de l’affaire
Danone, Manuel Valls cherche à utiliser sa proximité auprès du
Premier Ministre pour l‘influencer. Jacques Rigaudiat, conseiller
social, finit par critiquer la position de Danone, apportant de
l’eau au moulin de Manuel Valls. Au début de l’affaire LU, comme
le laisse paraître en creux la lecture de la presse, Lionel Jospin
est indécis. Mais, le jeu conjugué de l’opinion et de la gauche
plurielle rend plus précaire sa position. Le PC a trouvé là un
terrain de mobilisation et de positionnement dur « à la gauche de
la gauche », d’autant plus efficace que cela place le PS en
porte-à-faux. Les Verts attisent le conflit, s’appuyant sur des
liens très opérationnels avec une partie de l’extrême-gauche et
des lobbies comme le réseau Voltaire, éditeur du site
jeboycottedanone.com. Danone est une entreprise doublement
symbolique : marque symbolique, proche et préférée des Français,
symbole de la deuxième gauche, c’est la proie idéale pour le PC et
la CGT désireux de s’opposer au PS et à la CFDT ! Dans une
interview donnée à Libération, un dirigeant d’Attac résume la
situation : « Danone, ils sont plutôt moins pires que d’autres.
Pas de bol, ça tombe au moment où il y a un vrai réveil social. Où
les gens ont envie de s’impliquer. Où les politiques ont besoin de
réoccuper le terrain laissé au tout économique ».
Les Verts, une opportunité médiatique sous influence des «
verts de gris » !
Sans relais réel dans les sites concernés par le plan, les
Verts jouent eux un jeu tactique, parallèle à celui du PC au sein
de la gauche plurielle. Noël Mamère développe une stratégie
purement médiatique qui sera portée à son paroxysme au moment du
boycott. Il en est alors l’un des principaux promoteurs dans les
médias et la sphère politique. Alain Lipietz fait du combat des LU
le symbole d’une mondialisation négative qui met à genoux les
salariés français. À la différence de l’essentiel des autres
Verts, il sera présent à diverses reprises dans les usines pour «
soutenir les travailleurs en lutte ». Dans cette affaire, tous les
leaders Verts ont en commun d’être à la remorque de l’opinion,
reprenant à leur compte les thématiques que sort la presse,
principalement les « licenciements boursiers » et le boycott.
Pourtant, moins visible à l’époque, mais très pernicieux et
jusqu’alors méconnu, un groupe, le Réseau Voltaire, fondé par
Thierry Meyssan , exerce une influence sur les Verts et l’un de
leur porte parole autorisé, l’ancien humoriste Dieudonné. Sur
plusieurs sujets de société, les Verts sont pourtant alertés par
divers experts sur le caractère pour le moins composite de ce
groupe de pression, alliant des ultra-gauchistes, des libertaires
et des négationnistes, proches de thèses d’extrême-droite. Mais,
ce groupe, autour d’une personnalité pour le moins controversée en
la personne de Thierry Meyssan, agit efficacement sur les Verts,
notamment lors de la médiatisation du boycott. D’aucuns les
qualifient alors de « verts de gris », en référence à l’extrême
droite.
Le PC et la CGT, une instrumentalisation politicienne
inespérée, paradoxale et très organisée
Au-delà de la tactique politicienne qui vise à travers Danone,
le PS et la CFDT, le PC est confronté à la situation propre de
Calais, où ses représentants sont des caricatures de l’archaïsme
communiste, un archaïsme que Robert Hue et Bernard Thibault
essaient à l’époque de combattre. Cela fonde le paradoxe d’une
situation où Robert Hue tente de surfer sur une vision « moderne »
des mouvements d’opinion (comportement a-sociétal des entreprises,
synonyme de licenciements, face à une vision classique de la
solidarité à la classe ouvrière), étant contraint de s’appuyer sur
une base municipale et syndicale hyper archaïque! Le numéro n’est
pas aisé, mais le PC a tout de suite compris le potentiel
médiatique de l’affaire et son impact sur l’opinion. Pour preuve,
L’Humanité commande au département Opinions de l’institut CSA un
baromètre de suivi des perceptions du conflit dans l’opinion et
anime toutes ses actions de communication, cet outil à l’appui.
Dans la presse, les sondages L’Humanité-CSA sont d’ailleurs très
souvent repris sous la simple appellation CSA. Et encore
aujourd’hui, une recherche sur Internet de « l’affaire LU/Danone »
aboutit très majoritairement aux sites de la CGT et de L’Humanité,
dont les archives sont gratuitement en ligne…
Et le plan social, dans tout cela ?
Les interventions des uns et des autres font peu de cas du plan
social. La plupart estiment avoir eu des informations à même d’en
prendre la mesure, le plus souvent des analyses validées par des «
internes » de Danone, anciens ou présents, qui discutent le
bien-fondé des arguments économiques. Des analyses contradictoires
ont visiblement circulé à l’époque. Validées par qui ? Information
ou intox ? Les syndicats ayant lancé la guérilla contre Danone,
c‘est en fait à qui rivalisera par la dureté de ses propos et par
l’expression de son émotion. Dans son édition du 22 janvier, La
Tribune résume justement la situation : « aujourd’hui, tout le
monde commente un plan que personne ne connaît. François Hollande,
premier secrétaire du PS, réclame une véritable négociation et
conteste à la fois la méthode et le fond alors qu’il n’existe pour
l’instant pas de méthode et que le fond reste inconnu. » Alain
Madelin, chantre de la mondialisation, en appelle au « patriotisme
industriel et à la responsabilité sociale et humaine pour qu’il
n’y ait pas de licenciements secs », sans rien savoir non plus du
contenu du plan ! Le débat reste normatif et idéologique, jamais
technique. Beaucoup conviennent du décalage entre l’ampleur de
l’impact médiatico-politique et la portée réelle du plan, mais
tous sont contraints par le jeu des acteurs dans un contexte
d’élections municipales, de discussion sur la loi de modernisation
sociale, voire, en creux, de montée des préoccupations sur
l’éthique et la gouvernance des entreprises (loi NRE, mars 2001).
Mieux même, pour nombre d’acteurs, politiques et conseillers, «
les plans sociaux » ne sont que « symboliques », ils sont le
meilleur des traitements pour les salariés et ne représentent que
25% des licenciements, contre 75% sans contreparties sociales de
qualité dans les autres entreprises. C’est un discours évidemment
intenable durant cette période qui laisse une place croissante à
la démagogie populaire.
La montée des « alter mondialistes »
Cette période marque en effet l’émergence forte d’un
ressentiment contre l’évolution de la société, c’est un temps
nouveau pour l’opinion publique qui détermine largement le jeu des
acteurs politiques et syndicaux. Cette évolution est symbolisée
par l’explosion du fait « alter mondialiste » et la montée des
extrêmes gauches (LCR, SUD, Tous ensemble pour la CFDT etc.). Dès
lors, c’est moins la crainte des licenciements et du chômage en
soi que la condamnation des comportements irresponsables des
entreprises, recourant systématiquement à des plans sociaux malgré
leur profit, qui alimente cette révolte de l’opinion publique. Le
contexte macro-économique plutôt bon, et la situation financière,
souvent excellente, des entreprises concernées ne peuvent
expliquer ces annonces de plans sociaux. Ces plans apparaissent
dès lors comme une forme d’agression sociétale, voire une
tentative de subversion des normes en vigueur dans notre société.
Le PS et le gouvernement, affaiblis, subissent cette évolution de
l’opinion. En refusant d’entrer dans le « débat », d’aucuns
pensent que Lionel Jospin en donne a contrario le top départ.
L’écho politique s’amplifie : 90 députés de gauche réagissent
favorablement au boycott. Quelques élus de droite, Hervé Gaymard
et Renaud Dutreil notamment, leur emboîtent le pas, exprimant «
leur sympathie », sans se joindre véritablement à la liste des
boycotteurs. Les Verts, le PC, l’extrême gauche et les mouvements
ultra, derrière la bannière d’Attac, essaient de tirer parti de la
crise et du boycott. Et c’est ainsi qu’on assiste à une confusion
des genres inédits, où des députés parlent en tant que « citoyens
et consommateurs » et décident en politiciens, où des maires usent
de leur mandat pour supprimer les produits d‘une entreprise de
toute structure de restauration collective. La rhétorique
ministérielle est parfois confuse, au mieux ambiguë. « Je trouve
bien que les gens réagissent, remarque la Ministre de la Justice,
Marylise Lebranchu, et même si je n‘en ai pas le droit, je le dis
quand même. Je ne peux appeler au boycott, je n‘ai pas le droit ».
Agir par omission, voilà une nouvelle forme de dialectique du
discours politique. Mais, là aussi pour des raisons purement
politiciennes, c’est la même course en avant qui se reproduit, la
gauche se rangeant derrière les stratégies de l‘extrême gauche et
des alter mondialistes. L’initiative en revanche divise l’unité
des syndicats ; FO et la CFDT y sont résolument opposés et se
retrouvent aux côtés du Medef pour mettre en garde sur
l‘irresponsabilité de ce comportement. L’idée que le citoyen peut
être acteur et faire plier les entreprises est nouvelle . Les
analystes datent l’émergence de ce mouvement au tournant des
années 2000-2002. Même sans passage à l’acte massif, l’adhésion à
des stratégies de boycott est particulièrement forte,
majoritairement pour des raisons liées à des suppressions
d’emplois. Là encore l’affaire LU intervient au plus mauvais
moment « sociétal » et « consumériste », de la même manière qu’en
janvier Danone était la cible idéale d’un renouveau du discours
politique pré-électorale, l’entreprise est de nouveau la boycottée
idéale, par la nature de ces produits. Le boycott peut être
visible et facilement revendiqué. Plus facile de se priver de
yaourts Danone que de pneus Michelin ! En réalité, peu en importe
l’efficacité réelle du boycott, l’essentiel en est le principe.
C’est le moyen d’attaquer Danone là où cela fait mal, sur les
produits et sur la marque. Dans le classement des entreprises
préférées des Français, publié par L’Expansion six mois après
l’affaire, en septembre 2001, Danone a chuté en un an de la 2e à
la 44e place…La même chute est également mesurée dans l’indice
d’image Ipsos.
Un « idéal type »… pour comprendre les relations nouvelles
entre l’opinion et l’entreprise
Pour Stéphane Rozès du CSA , ce conflit social est le premier
d’un nouveau type, où la communication et la fabrique de l’opinion
prennent totalement le pas sur la nature stricto sensu des
revendications. Au-delà de ce contrat social et politique
édifiant, l’analyse a posteriori de l’affaire LU montre que cette
crise médiatique symbolise, plus que n’importe quelle autre, le
nouveau mode relationnel qui s’est installé entre l’entreprise et
l’opinion. De façon plus générique, dépassant l’affaire, l’intérêt
de cet « idéal type » tient aussi aux décryptages sans équivalent
qu’il offre pour éclairer, même en forçant les traits, les
nouvelles relations existant entre l’entreprise et l’opinion.
L’opinion se manifeste avec deux caractéristiques paradoxales :
elle s’est à la fois fragmentée, morcelée avec la multiplication
des parties prenantes ou « des ayant droit à la parole » et, dans
le même temps, l’opinion publique n’a jamais été autant en mesure
de peser sur l’histoire de l’entreprise. L’affaire LU est à ce
titre doublement exemplaire. Exemplaire, parce qu’elle illustre
d’abord la mécanique de formation de l’opinion publique dans de
telles circonstances. Exemplaire, car elle montre aussi à quel
point une crise médiatique peut être violente et ses conséquence
durables sur la réputation de l’entreprise. Sur la formation de
l’opinion, l’enseignement principal de cette enquête est de
montrer que la crise médiatique est le résultat d’une alchimie
particulière faite d’un contexte social (débat sur la
mondialisation et le libéralisme), économique (doute sur la
croissance, chômage en hausse, licenciements boursiers…) et
politique porteur (de prochaines élections, un débat sur le
positionnement de la gauche), d’un fait (un plan social), et
d’acteurs, comme Le Monde, ayant un intérêt à souligner la tension
que le fait provoque sur le contexte, et inversement. L’affaire
LU, est en plus renforcée par des circonstances « aggravantes » :
des lieux symboliques (Calais, l’Essonne…) ou d’erreurs de
communication (silence prolongé de la direction de Danone et
judiciarisation excessive de la situation). En réalité, il n’y a
pas de mouvement d’opinion par nature. Cette histoire se
construit, elle est même co-produite, en la circonstance, par
autant d’acteurs (journalistes, syndicats, élus, associations…)
qui s’expriment, agissent, réagissent, interagissent dans un
contexte social et politique déterminé. Ce faisant, tous ses
acteurs mettent en scène leurs révélations, leurs réactions, leurs
dénonciations, leurs déceptions et ainsi orchestrent le jugement
et la sanction du « fauteur du trouble » (ici Danone). Chacun
l’instrumentalise à ses fins (recherche du scoop, combat militant
ou idéologique…), mais c’est la mise en système qui produit le
mouvement d’opinion. Quant à la violence de la crise médiatique,
elle révèle trois types d’influence. La première tient à
l’intensité des représentations de l’outrage reproché à
l’entreprise. En l’espèce, l’outrage consiste factuellement à
préparer un plan de licenciements dans un contexte de croissance.
En d’autres termes, les faits donnent à voir une injustice,
supposée patente, les salariés de LU sont sanctionnés alors que
leur travail a rendu l’entreprise prospère. Au demeurant, cette
représentation est aggravée par une autre information :
l’entreprise cherchait à cacher ses intentions, c’est la fameuse «
fuite ». L’entreprise contrevient alors à une autre valeur érigée
désormais en principe dans l’espace public : la transparence. Le
deuxième facteur est lié au potentiel de résonance de l’affaire
dénoncée : ici il est incomparable et pour certains, inespéré. Une
marque ultra exposée, symbole à la fois d’une réussite à la
française, une entreprise à laquelle les consommateurs accordent
le plus fortement leur confiance. L’impact « émotionnel» de
l’affaire est dès lors garanti pour ceux qui comptent moins
dénoncer le comportement de Danone qu’instrumentaliser l'affaire.
Enfin, troisième facteur, paradoxal, Danone est sanctionné par
l’effet « boomerang » de sa « trop bonne » réputation. Les
trois-quarts des consommateurs ont fin 2000 une bonne opinion et
confiance dans l’entreprise. Chacun pense alors que son image et
sa réputation, associée aux valeurs de citoyenneté, respect et
responsabilité sociale protègent le groupe de crises majeures. Il
n’en est rien. Pire même, la bonne réputation amplifie la crise
car elle révèle la déception du consommateur et du citoyen, comme
celle de toutes les parties prenantes. Chacune d’entre elles se
pensent trompées, voire manipulées. La sanction est dès lors à la
hauteur de la déception. La mauvaise réputation chasse la bonne,
et ce immédiatement ! Pour Danone, l’impact est direct même si il
joue avant tout sur le capital immatériel, en mettant à mal ces
biens si précieux que représentent son image et sa réputation.
Ainsi, l’impact du boycott des produits Danone, le premier du
genre, a incontestablement davantage pénalisé l’image de
l’entreprise que son économie. Les traces de la crise sur la
réputation sont importantes et elles sont d’autant plus profondes
que l’opinion en garde la mémoire . Le baromètre des conflits
sociaux du CSA, entre autres, en atteste année après année.
D’ailleurs, à chaque actualité « licenciement boursier», l’affaire
est évoquée à nouveau. Car, si l’opinion est un tribunal pour
l’entreprise, les affaires qu’elle décide de juger font «
jurisprudence ». La jurisprudence Lu hyper-médiatisée succède à la
jurisprudence, plus molle, de Michelin dans les représentations
collectives. Cette jurisprudence faite date encore aujourd’hui.
Alors que penser de ce nouveau mode relationnel entre l’opinion et
l’entreprise ? Il faut sans doute voir à travers cette enquête le
symbole ou, plus justement la confirmation, de la nouvelle place
centrale de l’entreprise dans la société. A travers le regard
suspicieux de toutes les parties prenantes et leur capacité à la
déstabiliser, l’entreprise paie le prix de cette place centrale.
Dès lors, l’entreprise a certes des droits, mais aussi, et
surtout, de plus en plus d’obligations, voire de responsabilités.
Si, l’entreprise a conquis un droit à la parole dans la cité et
dans la société, elle doit aussi s’assurer de sa conformité
éthique et, plus encore, de la représentation médiatique, sociale,
politique de cette conformité aux attentes de la société. Groupe
symbolique des relations tumultueuses entre l’opinion publique et
l’entreprise,
Danone bénéficie à l’inverse, dans d’autres situations, de sa
fonction d’idéal-type. Alors qu’en juillet 2005, circulent des
rumeurs d’une OPA de PepsiCo sur Danone, le groupe est défendu
avec la même ferveur par l’essentiel des politiques et une grande
majorité de l’opinion publique, se trouvant ainsi à l’origine du
concept nouveau de patriotisme économique . Du « boycottons Danone
» en 2001, la presse, les politiques et l’opinion passent tout
aussi alertement au « tous derrière Danone » en 2005… Voilà aussi
paradoxalement une autre leçon à tirer de l’affaire LU.
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Catherine MALAVAL, Robert ZARADER, Juin 2007
ISBN
2-916429-04-2
Magazine de la communication de crise et sensible.
© Tous droits réservés par les auteurs
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