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L’avenir appartient au management de l’imprévisible
Didier Heiderich, Juin 2003

« Les entreprises pensent avant tout que l’art de gérer les crises consiste à convaincre afin de préserver ou de restaurer leur image. Cela ne suffit pas : ce qui compte en priorité, c’est l’apprentissage de l’effet de surprise et plus encore l’anticipation des ruptures» - Christophe Roux-Dufort

Dans le management de crise, par nature, par formation, par facilité, nous voulons préparer, planifier, gérer. Pour cela nous utilisons l’évaluation des risques, la construction de scénarios, l’établissement des étapes, la préparation des ressources et l’organisation de l’ensemble. Les entreprises les mieux préparées au management des crises semblent être celles qui auront préparé plusieurs « projets de crise » prêts à être mis en oeuvre… jusqu’au moment ou la crise éclate réellement avec son cortège d’imprévus. Au risque, donc à l’incertain, nous voulons faire coïncider le plan : n’est-ce pas paradoxale ?

La planification est exclusivement envisageable dans un univers figé et dont l’horizon lointain peut être déterminé, ce qui est rarement le cas des crises qui nous imposent d’autres formes de management. Prenons le cas de l’économie de l’Internet. Dans cet univers, le risque est permanent : les études de marché sont par nature inconsistantes (*), les technologies sont fluides, les acteurs en rotation, les ressources disponibles évanescentes, les usages indéterminés, les concurrents imprévisibles et l’horizon inexistant. C’est pourquoi les acteurs les mieux armés de cet univers en mouvement managent leur entreprise selon un dosage permanent entre menaces, opportunités, prospective et actions. N’est-il pas temps de réfléchir à des méthodes de management de l’imprévisible appliquées aux crises ? Je vous propose ici quelques pistes de réflexion pour une autre façon de gérer les crises.

Piste 1 – Accepter l’imprévisible. Si certaines crises sont prévisibles, leur contenu reste dans le champ de l’incertain : cette part d’incertitude est à accepter, voir à évaluer. Prenons le cas d’un accident qui concerne une activité à risque comme la chimie. Les sites dangereux font l’objet de nombreuses études destinées à réduire les risques, mais aussi à se préparer au pire avec des plans d’intervention très détaillés et des procédures de gestion de crise et de communication de crise. Or, le pire intervient lorsque des facteurs inattendus deviennent déterminants. Si l’imprévisible ne peut être identifié, il s’agit d’admettre que tout n’est pas prévu pour mieux s’y préparer : ceci demande non seulement d’instaurer une culture du risque au sein des entreprises et administrations, mais également une culture de gestion et de la communication de crise.

Piste 2 – Admettre les nouveaux acteurs. En situation de crise, une entité se trouve soumise à de très nombreuses pressions issues d’un univers dont les ramifications et les contours ne lui sont pas familiers. Dans cet univers de crise, les acteurs « nouveaux venus » jouent un rôle souvent important. Vouloir évincer les nouveaux venus lors d’une situation de crise, déclarer leur illégalité, leur illégitimité est absurde autant qu’inutile. Se préparer à la crise consiste plus à élargir sa connaissance du corps social, de son fonctionnement, de ses attentes et ses besoins que de définir une liste « d’acteurs clés » généralement déjà connus par l’entreprise. L’exhaustivité n’est pas de mise : c’est pourquoi, il semble nécessaire de s’organiser pour accepter de nouveaux venus. L’important sera de pouvoir rapidement connaître leur nature, leur influence, leur fonctionnement, leur motivation afin de réagir convenablement.

Piste 3 – Savoir et comprendre. Le management de l’information se révèle crucial en situation de crise. Mais organiser préalablement les circuits d’information et les processus de management peut rapidement s’avérer inefficace : si les militaires ont créé Internet, structuré en réseau « indestructible » c’est justement pour remplacer le modèle procédural de la gestion de l’information au profit d’un système capable de s’organiser en fonction de circonstance. Un système de gestion de l’information imprévisible devrait posséder la capacité de se réorganiser en permanence. Mais l’information sans la capacité de l’interpréter correctement n’a aucune valeur. Il s’agit donc de se préparer à comprendre l’information autant qu’à la recevoir. En plus de l’organisation de l’information en réseau, les pôles de compétences sont à créer – parfois ex nihilo - lors de la crise pour gérer cette information.

Piste 4 – Définir une direction et autoriser l’initiative. En situation de crise, les acteurs attendent une direction, une orientation générale. Celle-ci est primordiale : elle va définir le devenir de la crise. Une fois la direction donnée, il devient difficile, voir impossible de re-venir en arrière. Ainsi, une entité qui se déclare « non coupable », devra posséder les moyens de tenir cette position jusqu’au bout, au risque de perdre toute crédibilité si elle devait à un moment accepter une part de culpabilité, voir de responsabilité. En revanche, le chemin qui conduit dans la direction qui est définie ne peut être préalablement déterminé : il s’agit d’autoriser (dans une certaine mesure) l’initiative qui, tout en s’écartant du chemin, conduit dans la « bonne » direction. C’est la différence entre planification et stratégie.

Piste 5 – Définir des objectifs plutôt que des résultats. Dans un monde incertain, la logique de résultat ne fonctionne pas, elle favorise l’échec et n’autorise pas le dépassement, elle permet de dire après une crise « vous n’avez re-trouvé que 90% de vos clients » et cache, par exemple, de nouvelles alliances qui ouvrent des perspectives pour le futur. Il faut lui substituer « l’objectif » qui donne une tendance, qui motive les troupes et qui permet de faire mieux que de se reposer sur un résultat obtenu. L’objectif laisse la place à l’imagination, au dépassement, permet de gérer l’immatériel (l’image) alors que le résultat bride les initiatives, efface les opportunités, interdit de s’adapter, contingente au matériel, au chemin prédéterminé.

Piste 6 - S’adapter pour mieux agir. Un autre principe pourrait reposer dans la capacité du contenu des stratégies d’être modifiables afin de s’adapter à l’environnement et à son évolution : inutile de continuer sur un chemin si on s’aperçoit que l’on fonce droit contre un mur. Evident ? Pas forcément. Ce principe demande de diminuer le nombre de décideurs dans la gestion de crise pour s’en remettre à un groupe restreint dans lequel le conseil – interne ou externe - n’interviendra pas au-delà de son rôle « technique ». Aucune loi n’est à écrire dans le marbre, tout du moins en matière stratégique, ceci ne signifie pas devoir communiquer de façon contradictoire, bien au contraire. De même, se donner la capacité de réagir promptement demande de ne pas se précipiter dans le gouffre où l’on veut pousser l’entité incriminée : les pièges sont nombreux et, par exemple, une critique d’un journaliste ne doit pas forcément conduire à une réaction juridique. En revanche, les propos d’un journaliste qui doute des accusations, qui remet une crise dans la perspective d’un contexte qui dépasse l’épicentre de la crise peut devenir une opportunité à saisir – après les précautions d’usage -, même si ce n’était pas initialement prévu.

Piste 7 – Multiplier pour créer les opportunités. De même, les chemins critiques sont à proscrire. Le management de projet classique, par contraintes, tend à créer des processus : si un des éléments du processus cède, l’ensemble de la gestion de crise s’effondre. Si une seule et unique stratégie de communication est mise en oeuvre, l’échec de cette stratégie conduira à l’échec de l’ensemble. Il conviendrait plutôt de multiplier les chemins qui conduisent dans la direction déterminée, de communiquer simultanément sur plusieurs plans, selon différentes postures, sur différents supports, vers différentes communautés, de vérifier et de saisir les opportunités et d’écarter les risques générés selon les résultats obtenus. Pour chacun de ces angles d’attaque, la règle du « KISS » (Keep It Simple and Stupid), compréhensible pour chacun des différents acteurs pourra être d’un grand secours. Ceci oblige à une très grande cohésion, à préciser les angles d’attaque, à gérer parfaitement les contenus pour que l’ensemble obéisse à la stratégie : il ne s’agit pas de multiplier à loisir au risque de générer de la confusion, mais au contraire de choisir avec soin les angles d’attaques en se fondant sur l’évaluation des menaces, sur les opportunités que l’on veut créer et les moyens disponibles que l’on peut évaluer. Il s’agit d’ouvrir le champ des opportunités, pas de générer des menaces.

Piste 8 - Coopérer pour générer du profit immatériel. Créer de la coopération est également une politique à prendre en considération, dans l’objectif de multiplier vos alliers jusqu’à l’obtention de plusieurs masses critiques qui pèseront sur la crise, que ce soit des masses internes ou externes. La coopération génère du profit immatériel : elle influence les opinions publiques, créé des espaces d’opportunité, fait taire ou douter les contradicteurs. Mais la coopération repose sur des principes difficiles à installer dans la crise : il s’agit de satisfaire les besoins unitaires en les plaçant dans une perspective d’ensemble (soutenir l’entité en crise) avec un horizon qui dépasse le paysage de la crise. Sans ce second horizon, qui devra être parfaitement perçu par les soutiens, c’est la trahison qui se profile : les soutiens voudront tirer un bénéfice immédiat de leur aide. Pour créer les conditions de la coopération, il est nécessaire de trouver des motifs individualisés de contribuer positivement avec des avantages perçus au-delà de la situation de crise.

Piste 9 – Economiser pour mieux gérer. Il est nécessaire d’éviter de perdre du temps à l’inutile, au nuisible, au négatif sauf si le choix n’existe pas. Faire l’économie de biens aussi précieux que le temps et les compétences pour les utiliser à bon escient, là où ces ressources sont nécessaires, semble être une meilleure solution que de les utiliser là où certaines pressions tentent de les contraindre. Il est nécessaire de conserver le choix des terrains annexes puisque celui de la crise n’est pas facilement négociable : par exemple, faire fermer un site Web contradicteur est négatif en terme financier, juridique et d’image et représente un mauvais terrain d’attaque dans de nombreux cas. Ces ressources seront mieux utilisées si elles servent à saisir une opportunité ou écarter une véritable menace, pour agir positivement et communiquer sur des actes.

Piste 10 – Faciliter pour ne pas avoir à gérer. En situation de crise ou dans un univers incertain, vouloir tout contrôler semble impossible : trop de paramètres sont a prendre en considération, la masse d’information à interpréter est faramineuse, les liens ne sont plus hiérarchiques mais obéissent à une logique floue entre des acteurs de plus en plus nombreux depuis l’avènement d’Internet. La solution repose sur la capacité à faciliter le travail de l’ensemble de ceux qui sont directement ou indirectement chargés de réduire la crise, pour leur laisser une autonomie régulée par la compétence : pour cela, mieux vaut abaisser le seuil de compétence nécessaire à l’action afin d’éviter que le principe de Peter qui veut que "dans une hiérarchie, toute personne tend à s'élever jusqu'à atteindre son niveau d'incompétence". Cependant, on constate que dans la pratique des crises, l’incompétence est régulièrement appelée à la rescousse. Ainsi, on voit régulièrement un avocat ou un consultant en communication recevoir des galons de gestionnaire de crise hors du champ de leur compétence. De même, il est inutile d’imaginer qu’une heure de média training improvisée sur le vif fera d’un directeur d’usine non charismatique ou d’un employé de restaurant impressionné par les caméras un porte parole véritablement efficace d’une entreprise en situation de crise.

Piste 11 – Créer des micro projets. La gestion de projet classique possède toujours de nombreux atouts, à condition qu’elle ne régisse pas l’ensemble, mais le particulier (actes sur le terrain, communication média / hors média, communication interne, gestion du site Internet, gestion de la remontée de l’information…). Il est utile d’utiliser la gestion de projet dans chacune des différentes actions afin d’en tirer les avantages de la consistance : objectif, détermination des étapes, allocation des ressources, mesure, cadre formel dans un univers instable. Mais n’oubliez pas qu’elle ne s’applique qu’à des horizons visibles : plus il y aura de micro projets, plus les chances de réussite de l’ensemble seront multipliées alors qu’un unique projet ne laissera que le choix de réussir ou de perdre.

Enfin - Comme précisé en préambule, ces 11 points n’ont d’autre prétention que d’être des pistes de réflexion. N’hésitez pas à nous faire part de vos remarques et suggestions, ce texte est destiné à être amélioré progressivement.

Bibliographie :

Mintzberg Henry, Ahlstrand Bruce, Joseph Lampel, Safari en pays stratégie, éditions Le village mondial, 1999

Urich Beck, La société du risque, éditions ALTO Aubier, 2001

Sun Tzu, « L’art de la Guerre », Vième siècle avant JC, www.communication-sensible.com/publications

(*) Comment définir un marché pour un usage qui n’est pas déterminé ? Si google avait réalisé une étude de marché « classique » avant de lancer son célèbre moteur de recherche, il semble évident qu’à l’époque aucune place n’était disponible dans un univers saturé, sauf à lui trouver un autre nom que moteur de recherche. L’offre technologique de Google s’appuyait sur « autre chose », une différenciation marquée (mais difficile à appréhender à priori par l’utilisateur) dans sa capacité de fournir des résultats pertinents. C’est cependant en s’appuyant sur les référentiels existants « je suis un moteur de recherche » et en laissant le bouche à oreille expliquer sa différence (meilleur moyen d’adapter l’argument commercial à chaque cas) que google s’est rapidement imposé.

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