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BUFFALO GRILL OU LES SYMPTOMES D’UNE SOCIETE DE LA PEUR

Par Christophe Roux-Dufort (*)

Le battage autour de Buffalo Grill s’est apaisé. Avec le retour d’une actualité brûlante qui a très vite comblé le vide médiatique des fêtes de fin d’année, cet épisode disparaît peu à peu des esprits. Bien entendu, pour l’entreprise, la crise n’est pas finie. Les investigations se poursuivent et la reconquête des clients et des marchés financiers est lancée. Elles prendront vraisemblablement du temps. Sans présager des probables rebondissements judiciaires, il y a fort à parier toutefois que d’ici quelques mois nous aurons oublié cet événement qui aura ponctué la fin de l’année 2002. Cette crise est pourtant riche d’enseignements tant du point de vue des caractéristiques de l’événement que de ce qui l’a déclenché et alimenté. Cette analyse à froid est d’autant plus cruciale que la crise de Buffalo Grill incarne à nos yeux l’esquisse de ce que beaucoup d’entreprises grand public auront à affronter dans les années qui viennent.

Premier enseignement, ce qui se dit d’une crise devient plus important que la crise elle-même. L’affaire Buffalo Grill nous en fournit un excellent exemple. Au départ la crise ne repose que sur peu de chose : quelques allégations d’anciens salariés qui soutiennent que leur employeur a importé de la viandre britannique pendant l’embargo, les restes d’une étiquette et un message électronique produit par un employé ayant quitté l’entreprise. Pourtant la tourmente médiatique qui étouffe rapidement Buffalo Grill donne l’illusion que la cause est grave et qu’elle met en danger des populations innocentes. En réalité cette disproportion entre les faits et le discours sur les faits n’est pas étonnante. Toutes les conditions du déchaînement étaient d’emblée réunies : résurgence de la crise de la vache folle, anxiété alimentaire, chaîne de restauration grand public de renom et…vide médiatique de fin d’année. Dès lors malgré tous les efforts de l’entreprise, les jeux sont faits. Buffalo Grill doit se débattre seule dans la bourrasque. Seule ? Pas tellement. Les dirigeants bénéficient de tous les soutiens légitimes qu’ils peuvent espérer : au premier plan les administrateurs et les salariés puis la DGCCRF qui affirme que tous les contrôles effectués par ses équipes depuis 1996 n’ont révélé aucune malversation vis-à-vis du respect de l’embargo sur les viandes bovines britanniques. Cette conclusion sera relayée plus tard par Renaud Dutreil lui-même, Secrétaire d’Etat à la consommation. Et pourtant rien y fait. L’opinion publique et les médias bouleversent la donne et pulvérisent la légitimité pourtant fondée de Buffalo Grill.

Deuxième enseignement, l’impuissance des entreprises face au déferlement médiatique témoigne de la présence systématique de puissants ressorts sociétaux contre lesquels il est difficile de résister. Nous ne vivons pas dans une société du risque comme on a tendance à le penser mais plutôt dans une société de la peur qui ne supporte plus l’idée du risque. Obsédées par le risque zéro, hantées par ce qu’elles ingurgitent, assurées contre toute forme de perte et terrifiées par la violence et l’insécurité, nos sociétés développées sont devenues des terreaux fertiles pour l’émergence de crises comme celle de Buffalo Grill où le simple fait d’agiter l’épouvantail d’un danger potentiel suffit à faire frémir les consommateurs transis que nous sommes devenus. Plus encore la surmédiatisation des épisodes comme Buffalo Grill où les discours récurrents sur l’insécurité sous toutes ses formes montrent à quel point nos sociétés ont besoin de se doper à la peur pour se donner l’illusion d’exister. La « judiciarisation » de la société sur un mode à l’américaine enfonce plus encore le clou de la suspicion dès lors qu’une anomalie de consommation est suspectée. En outre l’extension du principe de précaution à toutes les activités économiques expose définitivement les entreprises dès que la moindre anormalité est constatée sur un produit ou un service. En résumé les crises ne naissent pas toujours d’un événement exceptionnel (explosion,, marée noire etc) mais se nichent de plus en plus dans les interstices de l’imperfection des organisations (défauts de qualité, mauvaise communication, plaintes de consommateurs, etc).

Troisième enseignement, la crise de Buffalo Grill est aussi le symptôme d’une incapacité de la Science comme du Droit à apporter des réponses univoques aux évolutions complexes de notre société. Qu’il s’agisse des risques alimentaires, du risque industriel majeur, des risques urbains ou même des risques terroristes, ces dossiers imposent de telles ruptures dans les modes de raisonnement scientifiques et juridiques que l’identification des causes, des conséquences et des réseaux de responsabilités, lorsqu’elle est possible, fait l’objet de longues années d’investigations, trop longues sans doute pour satisfaire les exigences et la soif d’explications du public. Les incertitudes qui planent encore sur les tenants de l’explosion d’AZF, sur les conséquences de la crise de l’ESB, sur les impacts des OGM où même sur les effets réels des radiofréquences émises par les téléphones portables sur l’organisme humain achèvent de nous convaincre que peu d’alternatives crédibles apparaissent pour donner un sens aux crises qui nous affectent. Sur cette scène vide de sens, les médias sont souverains. Ils convoquent systématiquement l’opinion publique et lui proposent de se prononcer sur la légitimité et l’acceptabilité de tel ou tel risque. Là encore les ressorts de la société de la peur jouent à plein. Dès lors qu’un risque perçu existe pour le bien-être de la population, les politiques sont invités à agir rapidement. Le principe de précaution et les réglementations font encore office de solution pour apaiser nos angoisses.

Quatrième enseignement, les pratiques des entreprises en matière de gestion des risques et des crises s’en trouvent considérablement affectées. En temps de crise, seule la préservation de l’image et des intérêts de l’entreprise comptent. On comprend alors la logique que sous-tend le recours fréquent à des agences de communication pour prendre en charge la gestion des événements. La gestion de crise devient affaire de rhétorique. Au tribunal de l’opinion publique, convaincre de la légitimité et du bien-fondé de son action reste en somme la priorité. En cela c’est aux communiquants de faire leurs preuves. Au poids de la communication de crise s’ajoutent, en temps normal, des pratiques coûteuses de retrait ou de rappel de produits de plus en plus fréquents dans les entreprises dès qu’un doute subsiste sur la qualité. On débouche sur des situations où l’image d’une organisation se fonde plus sur sa capacité à retirer rapidement et en quantité des produits d’un marché pour protéger le consommateur que sur sa capacité à les délivrer.

Y-a-t-il plus de crises qu’avant ? Certainement non mais le décor dans lequel elles se développent a changé. De la société des années 80 et 90 qui découvre brutalement avec Three Miles Island, Tchernobyl, Challenger ou Exxon-Valdez que le risque majeur est inhérent aux développements technologiques des sociétés occidentales, nous évoluons vers une société de la peur qui refuse l’existence d’une quelconque anomalie dans ses modes de consommation. C’est dans ces eaux sombres et instables que les entrepreneurs doivent maintenant s’aventurer pour décider de leurs développements. Si cette tendance se confirme, il faudra s’attendre à ce que la gestion de crise devienne une dimension clé de la pérénnité des entreprises non plus en tant que paravent dans le feu de l’action mais bien comme partie intégrante de la réflexion stratégique et prospective. Qui peut se vanter de le faire aujourd’hui ?

(*) Christophe Roux-Dufort est titulaire d’un MBA et docteur en sciences de gestion de l’université Paris-Dauphine, il a été professeur de stratégie d’entreprise et de gestion de crise à l’Edhec de 1994 à 2000. Il effectue des recherches sur les crises depuis 1989. Il est actuellement professeur à l’EM Lyon. Ses travaux s’adressent aux dirigeants qui souhaitent capitaliser sur des situations de crise et mettre en place des dispositifs de prévention.