Les théorèmes d’incomplétude
de Gödel : réflexions (incertaines) sur la prise de décision en
gestion de crise
Par Didier Heiderich
Il y a un « au-delà » à
l’incertitude, il s’agit de l’ « incomplétude » dont Kurt Gödel
s’est saisi en 1931 à 24 ans au grand dam des mathématiciens de
l’époque.
Et c’est vertigineux, car ses
théorèmes veulent que si certains énoncés sont vrais, on ne peut
pas le démontrer. Ils sont donc « indécidables »., et ça, c’est
embêtant en gestion de crise.
Ainsi
les théorèmes d'incomplétude de Kurt Gödel, formulés
en 1931, transcendent les mathématiques pour offrir des
perspectives philosophiques profondes sur les limites de la
connaissance et de la rationalité humaines. Ces théorèmes ont des
implications significatives pour la gestion de crise, surtout
lorsque les décideurs sont eux-mêmes partie intégrante du système
en crise. Cet article explore ces implications à travers une
réflexion sur la prise de décision en situation d'incertitude.
Les Théorèmes d'Incomplétude de Gödel
Premier Théorème d'Incomplétude
Gödel a démontré que dans tout système formel cohérent et
suffisamment puissant pour inclure l'arithmétique, il existe des
propositions vraies qui ne peuvent être prouvées à partir des
axiomes du système.
Cela suggère une limite fondamentale à notre capacité de connaître
et de prouver toutes les vérités au sein d'un système donné.
En gros, il y a toujours ce petit "quelque chose"
qui nous échappe, un peu comme essayer de prouver que le lundi
matin peut être productif alors que tout le monde sait que c’est
faux (indémontrable).
Deuxième Théorème d'Incomplétude
Le second théorème de Gödel stipule qu'aucun système formel
cohérent ne peut prouver sa propre cohérence.
Oui vous avez bien lu : autrement dit, la certitude
sur la validité d'un système doit nécessairement être recherchée
en dehors de ce système.
C’est un peu comme si votre machine à café ne pouvait
jamais vous garantir qu'elle vous servira un bon café, mais vous
devez quand même lui faire confiance chaque matin.
La nature inhérente de l'incomplétude et de l'incertitude
L'incomplétude de la connaissance
Toute tentative de créer un
système complet de connaissances ou de plans est intrinsèquement
vouée à l'échec.
Les théorèmes de Gödel révèlent une vérité essentielle : toute
tentative de créer un système complet de connaissances ou de plans
est intrinsèquement vouée à l'échec. En gestion de crise, cela
signifie que même les plans les plus détaillés et les plus
réfléchis seront toujours partiellement incomplets. Il y a très
longtemps (il y a prescription), je participais aux exercices
nucléaires d’EDF et j’ai eu le malheur de dire "et si vous
perdez les moyens électriques pour combattre la fusion du cœur ?"Provoquant
une hilarité polie. Et paf, lors de l’accident de Fukushima, perte
des moyens électriques et ce n’était pas drôle.
Les décideurs doivent donc accepter que leur compréhension de la
crise sera toujours partielle et fragmentaire, et qu'ils devront
souvent s'appuyer sur leur intuition pour combler les lacunes.
L'Incertitude comme condition humaine
Les théorèmes de Gödel nous
rappellent que chercher à éliminer complètement l'incertitude
est non seulement futile, mais aussi illusoire.
L'incertitude n'est pas simplement une condition temporaire à
surmonter, mais une réalité permanente de la condition humaine. En
gestion de crise, cela se traduit par la reconnaissance que
l'incertitude et l'imprévisibilité sont des éléments inhérents à
toute situation critique. Les théorèmes de Gödel nous rappellent
que chercher à éliminer complètement l'incertitude est non
seulement futile, mais aussi illusoire. L'intuition devient alors
un outil à explorer pour naviguer dans ces eaux troubles,
permettant aux décideurs de faire des choix éclairés même en
l'absence de certitudes. Pensez à l'intuition comme à votre GPS
interne, qui vous dit de tourner à droite juste avant que le GPS
officiel ne s'en rende compte.
La décision en contexte d'incertitude
Le décideur intégré au système
Lorsque le décideur fait partie intégrante du système qu'il tente
de gérer, plusieurs implications émergent :
1. Subjectivité et objectivité :
Le décideur, en tant que partie du système, est
inévitablement influencé par ses propres perceptions, biais et
préjugés. Cette subjectivité colore chaque décision, rendant
l'objectivité totale impossible. L'intuition joue ici un rôle
crucial, car elle permet au décideur de transcender les limites de
la rationalité pure et de prendre des décisions basées sur un
ressenti profond et souvent inconscient. C'est un peu comme
écouter votre mère vous dire de porter une veste parce qu'il fait
froid dehors, même si vous ne le ressentez pas encore.
2. Rétroaction et dynamisme :
Les actions des décideurs modifient continuellement le
système en crise, créant des boucles de rétroaction dynamiques.
Chaque décision prise engendre de nouvelles réalités et
complexités, exigeant une adaptation constante (nous parlerons
une autre fois de l’entropie en situation de crise et de
l’inflation de l’information). L'intuition et l’expérience
peuvent aider les décideurs à anticiper ces rétroactions et à
réagir de manière proactive. Comme lorsqu'on fait un gâteau et
qu'on ajoute un peu plus de sucre à chaque étape parce qu'on sait
que le goût sucré s'estompe à la cuisson.
La connaissance incomplète et l'action
Les théorèmes d'incomplétude de Gödel illustrent la nécessité
d'agir malgré des connaissances incomplètes. Cette réalité impose
une responsabilité particulière aux décideurs : celle de naviguer
à travers l'incertitude avec discernement, en s'appuyant non
seulement sur les données et les analyses, mais sur une
interrogation profonde des choix à disposition pour guider leurs
actions.
Réflexions philosophiques
L'humilité épistémique
Les théorèmes de Gödel incitent à une humilité épistémique, une
reconnaissance de la limite intrinsèque de notre connaissance. En
gestion de crise, cela signifie que les décideurs doivent accepter
qu'ils ne peuvent pas tout savoir ni tout prévoir. Cette humilité
favorise une ouverture à l'apprentissage continu et à
l'adaptation, tout en valorisant l'intuition comme complément
indispensable à la rationalité sans tomber dans la croyance (il
pleut toujours moins lorsque je sors mon parapluie bleu).
La responsabilité éthique
Les décideurs doivent non
seulement considérer les faits, mais aussi les implications
morales de leurs actions.
Face à l'incertitude et à l'incomplétude, la prise de décision en
gestion de crise revêt une dimension éthique profonde. Les
décideurs doivent non seulement considérer les faits, mais aussi
les implications morales de leurs actions. Chaque décision prise
dans un contexte d'incertitude peut avoir des conséquences vastes
et imprévisibles, ce qui impose une responsabilité accrue.
L'intuition éthique, ou le sentiment inné de ce qui est juste,
devient alors un guide essentiel. Comme savoir instinctivement
qu'il vaut mieux partager votre dernier morceau de chocolat avec
un ami plutôt que de le manger seul.
L'existence et l'incertitude
En gestion de crise, cette
perspective encourage à embrasser l'incertitude non pas comme un
obstacle, mais comme une condition intrinsèque de notre réalité.
Les théorèmes d'incomplétude résonnent avec des thèmes
existentiels profonds. Ils rappellent que l'incertitude est une
composante fondamentale de l'existence humaine. En gestion de
crise, cette perspective encourage à embrasser l'incertitude non
pas comme un obstacle, mais comme une condition intrinsèque de
notre réalité. Cela incite à une approche de la gestion de crise
qui valorise l'adaptabilité, la résilience et l'ouverture
d'esprit, en utilisant l'intuition pour naviguer dans les moments
les plus obscurs. Pensez à l'incertitude comme au brouillard du
matin : vous ne pouvez pas tout voir, mais vous savez que la route
est là et que le soleil finira par percer.
En somme…
Les décideurs doivent naviguer
dans un paysage où toutes les informations ne seront jamais
complètes et où chaque décision est influencée par des variables
imprévues.
Les théorèmes d'incomplétude de Gödel offrent des leçons profondes
pour la prise de décision en gestion de crise. Ils montrent que,
malgré tous nos efforts de planification et de préparation,
l'incertitude et l'incomplétude sont des réalités inévitables. Les
décideurs doivent naviguer dans un paysage où toutes les
informations ne seront jamais complètes et où chaque décision est
influencée par des variables imprévues. Reconnaître ces limites
peut aider les décideurs à mieux gérer les crises, en acceptant
l'incertitude et en se préparant à l'inattendu. Au-delà des
mathématiques, les théorèmes de Gödel nous invitent à une
réflexion plus profonde sur notre condition humaine et notre
capacité à faire face à l'inconnu.
Et parfois, il faut juste savoir quand écouter cette petite voix
intérieure qui vous dit de prendre un parapluie, même si le ciel
est encore bleu. Et même si le parapluie est vert.
Didier Heiderich
(c)
Août 2024, tous
droits réservés
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