La communication de crise à
l'épreuve de la "post-vérité"
Par Didier Heiderich
« Il n’y a pas de fait en soi. Ce qui arrive est un groupe de
phénomènes, choisis et groupés par un être qui les interprète » -
Nietzsche
L'introduction des « faits alternatifs »
L'expression « fait alternatif » a surpris lorsque Kellyanne
Conway, conseillère de Donald Trump, a défendu Sean Spicer,
porte-parole de la Maison-Blanche, qui mettait en cause le nombre
de participants à l'investiture de Trump comparé à celle d'Obama.
Au risque de surprendre, nous allons nous interroger sur la notion
de faits en communication de crise.
L'ère de la post-vérité
Sommes-nous entrés dans l’ère de la post-vérité ? Nous pouvons
considérer que lorsqu’une parole rejoint des convictions fortes,
elle devient performative dans le sens où elle génère des faits.
Dans ce cas, les faits relèvent d’une guerre culturelle et non du
réel. Comme le dit Nietzsche, « il n’y a pas de faits, mais
seulement des interprétations ». Ainsi, le réel se heurte à la
connaissance du sujet connaissant et « le problème n'est pas tant
de savoir ce qu'il en est du monde, mais de savoir ce que nous
pouvons, nous, connaître du monde. ».
L'affirmation des faits alternatifs
« Parfois, nous pouvons être
en désaccord avec les faits. », Sean Spicer, 2017
Sean Spicer a qualifié de fake news, de mensonge,
l'affirmation—largement acceptée—selon laquelle il y avait plus de
monde à l'investiture d'Obama qu'à celle de Trump. Spicer s’est
justifié en disant : « Parfois, nous pouvons être en désaccord
avec les faits. » C’est à ce moment que Kellyanne Conway est
intervenue. Elle a affirmé qu'il était dogmatique de refuser
d'entendre la version des faits proposée par Sean Spicer et qu'il
fallait s'ouvrir à des « faits alternatifs ». C'est ainsi qu'elle
a introduit cette expression.
Une stratégie de pouvoir
Oui, c'était une invention
brillante. Kellyanne Conway l'a formulée spontanément sur CNN, «
it's alternative facts »
Oui, c'était une invention brillante. Elle l'a formulée
spontanément sur CNN, « it's alternative facts ». Mais elle
s'appuyait sur un fait qui, en réalité, ne concernait pas le
nombre de participants aux investitures, mais l'affirmation
elle-même. « Nous, à la
présidence, affirmons qu'il y avait plus de monde. Ça, c'est un
fait. » Et c'est cela qui est vertigineux. Conway est
parfaitement consciente, ou du moins convaincue, que l'affirmation
du pouvoir vaut comme un fait en elle-même. Cela signifie que ce
qui est alternatif, c'est le discours, non la présentation des
faits.
L'impact des faits alternatifs sur la perception
Conway n’a fait que révéler
jusqu’à l’absurde ce qui est souvent servi, non seulement par
les politiques, mais aussi par les entreprises, les ONG et
certains médias.
L’introduction de l’expression « fait alternatif » marque un
tournant dans notre compréhension des faits et de la vérité. Elle
révèle une réalité où les discours dominants peuvent modeler notre
perception des événements, indépendamment de leur véracité
objective. Ce que les conseillers de Trump ont saisi, c’est le
relativisme de Protagoras « l’homme est la mesure de toute chose »
et la profération de ces « faits » par des figures d'autorité
démontre une stratégie de pouvoir où l'interprétation devient une
arme culturelle. Conway n’a fait que révéler jusqu’à l’absurde ce
qui est souvent servi, non seulement par les politiques, mais
aussi par les entreprises, les ONG et certains médias.
La nécessité d'une communication factuelle
Cela souligne la nécessité, en communication de crise, lorsqu’elle
s’adresse à un large public, de limiter les interprétations
possibles. Il est crucial d’exposer les éléments factuels et de
fournir les clés de compréhension permettant au public de se
forger un avis éclairé. Mais que sait-on des faits lorsque les
sujets sont complexes, que les incertitudes sont nombreuses et que
les avis sont contradictoires ?
La recherche de la vérité en communication de crise
J’ai l’honneur de former depuis des années les magistrats en poste
à la communication de crise. Ils sont les premiers à évoquer la
difficile recherche de la vérité, d’attendre qu’elle se manifeste,
alors que l’avenir d’une personne en dépend, et à rappeler que «
La justice est humaine, tout humaine, rien qu'humaine ». Exposer
les faits, c’est également exposer les incertitudes qui les
entourent.
Le défi des narratifs culturels
Le mensonge le plus répandu,
le péché originel en communication de crise, est de refuser sa
propre subjectivité.
Mais ne soyons pas dupes, le plus souvent sur les sujets
sensibles, c’est la guerre culturelle qui prévaut. Et le mensonge
le plus répandu, le péché originel en communication de crise, est
de refuser sa propre subjectivité et de ne surtout pas la
revendiquer. Mais l’accepter, ce serait prêter le flanc à des
médias parfois orientés et à des associations militantes qui
affirment leur (fausse) objectivité, preuves à l’appui.
Le choix du narratif, une alternative parmi d’autres
Une construction narrative est
un choix parmi plusieurs alternatives pour raconter des faits.
À
partir du moment où le public rejette une vérité trop complexe et
préfère une construction narrative, est-il encore possible de s'en
tenir aux faits ? Une construction narrative est un choix parmi
plusieurs alternatives pour raconter des faits. Pour
substantialiser un choix narratif, autant que les faits eux-mêmes,
il faut chercher dans la
parrêsia de Foucault, «
le dire vrai », le rapport entre la vérité et le sujet, le
syncrétisme fondateur d’une vérité. Ce syncrétisme est le Graal du
media training et des discours les plus aboutis. Ou, pour
reprendre une phrase prononcée dans la célèbre série
House of Cards, « nous avons l’opinion contre nous,
les faits n’ont plus d’importance. »
Didier Heiderich
Références :
- Analyse de Dorian Astor, spécialiste de Nietzsche, dans
"Philosophie" « Faits alternatifs et relativisme | Philosophie |
ARTE »
- Métaphysique des “faits alternatifs”, Michel Eltchaninoff,
publié le 03 février 2017 dans Philosophie Magazine.
- « La vérité chez Protagoras », Héloïse Moysan-Lapointe,
Erudit, 2011
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Juillet 2024, tous
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