13 ans après, réflexions sur le massacre de
Viareggio et le super pouvoir du souvenir
Par Irene Proto
Traduction par Irene Proto, consultante en gestion de crise et
experte en complexité, de son article, publié le 30 juin 2022 sur
son profil
LinkedIn.
Les faits (1)
Il était 23h48, le 29 juin 2009 lorsqu'un train de marchandises
transportant du GPL sur le trajet Trecate-Gricignano-Teverola
(Italie) a déraillé dans la gare de Viareggio (en Toscane). En
quelques fractions de seconde l'enfer s'est déchaîné.
Trente-trois personnes (2) sont mortes dans le massacre de
Viareggio, entre ceux qui travaillaient et se trouvaient dans la
gare et ceux qui se trouvaient dans les environs, dont deux
enfants et une petite fille qui dormaient chez eux dans les
bâtiments proches. Plus d'une centaine de personnes ont été
blessées.
APPEL DU CONDUCTEUR (ADC) ANDREA D'ALESSANDRO AU RESPONSABLE DU
MOUVEMENT A LA STATION VIAREGGIO (DM)
ADC : PRONTO ! (Allo !)
DM : PRONTO !
ADC : JE SUIS LE MECANICIEN DU TRAIN A
VIAREGGIO, NOUS AVONS DERAILLE, NOUS AVONS EXPLOSE..... NOUS NOUS
SOMMES ECHAPPES, MAIS TOUT A EXPLOSE, NOUS TRANSPORTIONS DU GAZ
LIQUEFIE INFLAMMABLE.
DM : EH !
ADC : PRONTO !
ADC : BLOQUEZ LES TRAINS AUSSI LOIN QUE POSSIBLE
DE VIAREGGIO.
DM : (J'AI L'INGENIEUR AU TELEPHONE, IL A DIT
QUE LE TRAIN A DERAILLE, QU'ILS SE SONT ENFUIS, TOUT A EXPLOSE
LA-BAS).
ADC : ARRETEZ LES TRAINS AUSSI LOIN QUE POSSIBLE
DE VIAREGGIO, TOUT A ECLATE ICI.
DM : TOUT A EXPLOSE... (AO', ELOIGNONS LES
TRAINS DE VIAREGGIO).
ADC : IL Y A LA STATION EN FEU !
DM : ÉCOUTEZ-MOI, RIEN NE VIENT DE MASSA CENTRO,
VOUS RESTEZ CALME DE MASSA CENTRO.
ADC : IL Y A LA GARE COMPLETEMENT EN FEU,
DITES-LE A QUI VOUS POUVEZ, DITES-LE A LA PROTECTION CIVILE...
DM : BIEN, NOUS SOMMES DEJA EN TRAIN D'APPELER
TOUT LE MONDE.
ADC : ...TOUS LES WAGONS ONT ECLATE.
DM : NOUS AVONS DEJA TOUS APPELES, NOUS AVONS
DEJA APPELE TOUS LES TRAINS ET DE MASSA CENTRO ILS NE VIENNENT
PLUS ET DE PISE, OK ?
ADC : ECOUTEZ, DES QUE J'AI REALISE QUE J'AVAIS
DERAILLE A LA GARE, J'ALLAIS A 90 MPH, J'AI CLOUE LE BEC ET JE
SUIS DESCENDU A LA VOLEE (...) SINON NOUS SERIONS MORTS.
DM : MAIS ECOUTEZ-MOI, COMBIEN DE WAGONS
AVEZ-VOUS REUSSI A SAVOIR COMPTER, HEIN ?
ADC : EH, J'AI LA CARTE, J'AI PRIS LA CARTE AVEC
MOI, CE SONT : UN, DEUX, TROIS, QUATRE, CINQ, SIX, SEPT, HUIT,
NEUF, DIX, ONZE, DOUZE, TREIZE..., QUATORZE WAGONS.
DM : EST-CE UN, EST-CE UN TRAIN HOMOGENE DE
TOUTES LES CITERNES ?
ADC : TOUS LES RESERVOIRS CONTIENNENT DU GAZ
LIQUEFIE INFLAMMABLE ET ÇA BRULE, ET ÇA A AUSSI FAIT, REGARDEZ ÇA
A AUSSI FAIT DES DEGATS, LES WAGONS ONT EXPLOSE.
DM : TRES BIEN, TRES BIEN, TRES BIEN.
[ININTELLIGIBLE]
ADC : IL Y A LA STATION EN FEU, REGARDEZ,
MARQUEZ CE NUMERO MAINTENANT C'EST [ININTELLIGIBLE] CE NUMERO.
DM : [ININTELLIGIBLE] AVEZ-VOUS AUSSI BESOIN DE
QUELQUES VOITURES AMBULANCES EN PLUS DES CARABINIERS ET DU 113 ?
ADC : REGARDEZ, NOUS SOMMES, NOUS SOMMES AU 118
A VIAREGGIO.
DM : EH !
ADC : PERSONNELLEMENT, NON, MAIS A LA STATION,
JE PENSE QU'ILS SONT TOUS MORTS, REGARDEZ.
DM : TRES BIEN, OK BYE, BYE.
ADC : D'ACCORD.
Le train de marchandises n° 50325 était composé d'une locomotive
électrique et de 14 wagons-citernes transportant 631 850 kg de GPL.
Peu avant le déraillement, il roulait à 90km/h, en respectant la
limite de vitesse. Selon le rapport du ministère des
infrastructures et des transports italien, le déraillement a été
déclenché par la défaillance structurelle de l'essieu - une partie
du bogie du train, pour être précis - qui, lorsqu'il s'est cassé,
a fait sortir le train de la voie. Le bogie du premier
wagon-citerne a violemment heurté le quai de la gare, créant une
traînée d'étincelles, et les trois wagons suivants se sont
renversés en chaîne.
Lors de l'impact avec le sol, le premier wagon-citerne a heurté
plusieurs éléments en acier, notamment une cheville de réglage,
qui l'a coupé, provoquant une entaille d'environ 35-40 cm d'où
s'est échappé le GPL. Un rugissement a été entendu et un feu
explosif a été généré, enveloppant la gare, les rues et les
maisons, affectant les bâtiments jusqu'à 300 mètres de la voie
ferrée. L'incendie a duré pratiquement toute la nuit et
l'intervention des pompiers, qui sont arrivés en 10 minutes, a
permis de le circonscrire.
Le rapport du ministère des infrastructures et des transports
(2) montre que l'essieu défaillant remonte aux années 1970. Les
dossiers de maintenance, quant à eux, ne remontent qu'à 2002 (soit
un écart de 32 ans). Les enquêteurs ont constaté que le métal
s'était fracturé à cause de la corrosion. Cependant, un an avant
l'accident, en 2008, lors d'une maintenance de routine, la fissure
de l'essieu n'avait pas été identifiée. Comme on peut le voir dans
l'extrait du rapport présenté dans la note (3), la couche finale
de peinture, c'est-à-dire la peinture normalement appliquée à la
fin de la maintenance, a été appliquée dans les zones affectées
par une corrosion importante, sans aucune action préalable pour
enlever l'oxyde. Pour le dire simplement, ils ont peint par-dessus
les parties corrodées.
Matière à réflexion
Treize années se sont passées depuis le carnage de Viareggio.
Hier, je surfais sur Internet pour voir comment on en parlait,
comment était organisée la commémoration, et la première chose à
laquelle j'ai pensé, c'est le nom donné à cette crise : « le
massacre de Viareggio ». Il ne s'agit pas du déraillement du train
de Viareggio, comme on appelle le naufrage du Costa Concordia,
l'effondrement du pont Morandi, l'attaque des tours jumelles...
Cette crise a été appelée le massacre de Viareggio, je pense en
raison du lien vraiment profond qu'elle a eu et a encore avec le
territoire au-delà de l'événement lui-même. C'est une ville
entière qui a souffert et attend des réponses. C'est une blessure
encore ouverte et le nom me semble très approprié.
Il y a tellement de matière à réflexion qui peut être tirée de
cette affaire. Je vais en mentionner quelques-uns, puis raisonner
sur ce à quoi ma tête, et mon cœur sont revenus à plusieurs
reprises hier : le pouvoir de la mémoire.
L'un des sujets les plus actuels de cette crise est la question
de la sécurité au travail. Les accidents du travail ne sont pas
exactement un cygne noir, mais quelque chose d'extrêmement évident
(4) sur lequel on peut agir sur plusieurs fronts : à la fois en
intervenant et en investissant dans la prévention et dans la
sécurité, afin de réduire les risques que ces événements se
produisent, et en nous préparant, dans le cas où ils se
produiraient malheureusement, en tant qu'organisations concernées,
à offrir une assistance digne aux personnes touchées.
Nous avons également la question des crises dans le secteur des
transports. Si l'on y pense depuis les années 2000, certaines des
plus grandes crises en Italie ont concerné ce monde : la
catastrophe aérienne de Linate (8 octobre 2001), le massacre de
Viareggio (29 juin 2009), le naufrage du Costa Concordia (13
janvier 2012) et l'effondrement du pont Morandi (14 août 2018). À
l'origine de certains de ces cas, mais pas exclusivement, se
trouve une "mauvaise" maintenance, comme dans le cas du massacre
de Viareggio. Mais en réalité, un univers s'ouvre ici. Est-ce dû à
un manque de culture au sein de l'organisation, à la démotivation
ou à la paresse, à des horaires excessivement fatigants, à une
pression d'en haut visant à économiser et à distribuer des
dividendes, à tous ces facteurs et à bien d'autres agissant à un
niveau systémique ? Dans quelle mesure la sensibilité aux crises
est-elle répandue aujourd'hui dans le secteur des transports ?
Comment la généraliser ? Est-ce que nous sommes capables de tirer
des leçons des crises passées ?
Le massacre de Viareggio nous amène également à réfléchir sur
la durée des procès suite à une crise. Que se passe-t-il dans des
cas comme ceci où la responsabilité légale, ou la vérité
juridique, mettent des années et des années à être établies ? Qui
se charge d'aider les personnes concernées entre-temps ? Dans
quelle mesure et comment cela affecte-t-il également la manière
dont le deuil est vécu par les personnes concernées, la naissance
et la force des comités qui émergent à la suite de ces tragédies,
et la capacité à construire collectivement du sens par rapport à
ce qui s'est passé ?
Le pouvoir de la mémoire
Dans toutes les crises mentionnées jusqu'à présent, les
anniversaires sont célébrés d'une manière ou d'une autre.
À quoi sert-il ?
Il n'y a évidemment pas de réponse unique et peut-être même que
la question est erronée. Mais il y a un super pouvoir dans la
mémoire, surtout lorsque cette mémoire émerge du partage de la vie
de chacun.
« Nous ne nous sommes pas
arrêtés devant l'immense douleur. Nous voulions et voulons, malgré
tout, que ce qui s'est passé cette nuit-là ne se reproduise plus
jamais, nulle part ailleurs dans notre merveilleux pays. Notre
engagement permanent est de rendre justice à nos proches, mais
surtout de faire prendre conscience de l'importance de la sécurité
dans les moyens de transport, notamment dans le secteur
ferroviaire. »
Il mondo che vorrei (le monde que je voudrais),
association des parents des victimes du massacre de Viareggio (5)
C'est en partageant sa propre vie (entendue comme ses
expériences, ses perceptions et ses sensations) que l'on peut
générer un sens collectif, qui n'a pas à correspondre à une vérité
ou une expérience unique, mais qui doit tenir compte des facettes
individuelles (chaque personne a sa propre façon de vivre un
traumatisme, un deuil, un chagrin,...). Et lorsque ce partage de
la biographie dépasse le périmètre des personnes concernées, comme
c'est le cas lors des commémorations annuelles, il peut avoir un
impact, transformant la mémoire publique et collective d'une
situation. La mise en jeu de soi peut générer un apprentissage sur
le système de référence, en modifiant les expériences, les
perceptions et les sentiments d'autres par rapport à l'événement.
Le souvenir des tragédies, surtout lorsqu'il est véhiculé par
des comités (ou associations) qui ont décidé de s'engager, y
compris pour donner un sens à ce qui s'est passé en se projetant
au-delà, est extrêmement puissant. Et en commémorant chaque année
une partie très importante de leur et de notre histoire
collective, ils permettent de générer une redondance, de sorte que
ce partage très riche ne se dissipe pas, mais sème les graines de
l'apprentissage collectif.
C'est quelque chose d'extrêmement émouvant et puissant. La
mémoire n'est pas du tout dans le passé et le temps n'est plus
linéaire. Elle affecte l'avenir si elle est partagée et se
multiplie. Et cela est son super pouvoir.
I.P
NOTES ET SOURCES :
(1) Reconstitution des faits :
https://www.geopop.it/video/la-ricostruzione-3d-dellincidente-ferroviario-di-viareggio-del-29-giugno-2009/
(2) Certaines sources font état de 32 personnes décédées car la
33ème n'était pas incluse dans la liste. Il s'agit d'un homme qui
est probablement décédé suite à une crise cardiaque causée par le
choc.
(3) Le rapport du ministère des Infrastructures et des
Transports - Direction Générale des Enquêtes Ferroviaires, Rapport
Technique préparé par la Commission Ministérielle d'Enquête sur
l'accident de Viareggio du 29-06-2009 :
https://static.geopop.it/wp-content/uploads/sites/32/2022/06/Relazione_..._2009.pdf
(4) Si j'ouvre le canal Telegram de l'ULTIM'ORA24 et que je
prends comme référence uniquement les 10 derniers jours en Italie
(du 20 au 30 juin 2022) 4 personnes ont perdu la vie au travail,
tous ouvriers ou techniciens, dans le secteur de la construction
entre 53 et 61 ans dans les villes de Catane, Milan, Macerata et
Matera.
(5) Il mondo che vorrei, Association des familles des victimes
du massacre de Viareggio,
https://www.ilmondochevorreiviareggio.it/index.php
(c)
août 2022, tous
droits réservés
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