20 ans de crises : quelle place de l’humain dans
leur résolution ?
Par Juliette Trévidic
Article
paru dans :
Gestion
de crise, 20 ans après. Bilan et perspectives
Numéro spécial 20 ans
N°25 du Magazine de la communication de crise
et sensible, Janvier 2021
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20 ans, l’Observatoire International des crises a 20 ans, les
lecteurs de la première heure du Magazine de la communication de
crise et sensibles ont connu les fax, et l’attente tardive d’un
coup de fil au bureau. Nous recevons aujourd’hui quotidiennement
des centaines de messages, il faut aller vite et faire face à une
très grande complexité des interactions. Quidam ou experts ont
des places identiques sur le devant de la scène, les avis
s’expriment sans hiérarchie de façon cacophonique. La situation de
ces derniers mois nous en a encore rendus témoins, 60 millions de
français deviennent médecins mais aussi experts en gestion de
crise, entraînés par les médias et de pseudo experts qui nous
plongent au cœur d’une parole incessante et souvent illégitime.
Mais le besoin de ces français inquiets est-il si différent ?
Les moyens de gérer une situation, aussi complexe soit-elle,
ont-ils tellement changé ? Sur la forme assurément, mais qu’en
est-il sur le fond ?
20 ans de crises : quels changements ?
A l’origine, le choc venu au matin d’une journée d’été, où pour
la première fois, se sont mêlées à l’instant où les tours du World
Trade Center se sont effondrées, toutes les dimensions
contemporaines de la crise : rupture, dynamique dans
l’incertitude, médiatisation ou surmédiatisation, dimension
émotionnelle…
Des crises de toutes sortes ont suivi, financière,
industrielle, technologique, politique ou encore liée à la
réputation ou à l’image… pour toutes, un point commun : une
pression des médias et des publics toujours plus forte.
En parallèle, c’est tout le « métier » de la gestion de crise
qui s’est professionnalisé. Pour répondre aux enjeux et aux
conséquences potentielles d’une mauvaise gestion, les entreprises,
les collectivités et même les états ont sensiblement mis à jour
leurs dispositifs de crise.
Les crises se sont succédé, le monde a changé, mais communiquer
en temps de crise nécessite toujours d’analyser la situation,
d’anticiper ses conséquences en chaîne, de veiller à ce que les
différentes personnes impliquées soient correctement informées ;
une information claire, transparente, sans contradiction pour
conserver la confiance.
Gérer une situation de crise efficacement, nécessite toujours
un entraînement quasi quotidien qui permet d’acquérir des réflexes
de raisonnement et d’action comme en ont les militaires.
Il s’agit toujours d’envisager la situation comme la gestion
d’un projet majeur, et d’en définir très rapidement les objectifs
et les priorités tels que la sécurité des personnes, la continuité
de l’activité, les impératifs et arbitrages financiers.
Des exigences et une vigilance en rien technologique mais bien
humaine, d’analyse objective de la situation et de mise en œuvre
de plans d’action et de communication dans le respect de
l’individu et la prise en compte de ses besoins en situation
d’incertitude, de peur, d’angoisse, de peine, de colère, de
frustration ….
Communication et gestion de crise sont donc toujours
étroitement liées, pour le public elles ne font qu’un. Chaque mot
sera considéré comme l’exact reflet de la gestion de la situation.
Une cohérence absolue et une adhésion collective seront
nécessaires si l’on veut éviter la désapprobation et ne pas subir
l’engouement de tous les acteurs à dénoncer l’erreur commise.
20 ans de crises : quels résultats ?
Il semble que dans la majorité des cas, l’expérience,
l’expertise et la professionnalisation ont fait preuve
d’efficacité et que la plupart des crises, aussi complexes soient
elles, sont bien gérées.
Et si l’on s’intéresse aux cas où des erreurs stratégiques ont
parfois été commises, il apparaît que ces erreurs n’ont que peu à
voir avec les développements techniques ou technologiques (y
compris dans des cas complexes mettant en jeu des pollutions et
des enjeux sanitaires). La résolution s’est plutôt révélée
incertaine par les contradictions dans les chiffres et les
discours.
Sans être au centre de la crise, il est difficile d’apprécier
l’origine des erreurs, on ne peut que faire le constat des
conséquences. Que l’erreur soit stratégique, tactique, de gestion
ou de communication, pour le public, il s’agit d’un ensemble.
Ce dont on a l’assurance en revanche, c’est que les stratégies
de détournement de l’attention ne fonctionnent pas, même si ces
théories sont toujours présentées dans les ouvrages de
communication de crise, on sait que le public ne supporte pas les
contradictions. Le jugement d’une situation au cours de son
évolution se nourrit des incohérences. Dès lors qu’un procès en
cohérence est lancé, c’est la totalité de la parole qui est remise
en cause.
Pour être en mesure de les éviter, il s’agira donc dans un
premier temps de s’exprimer exclusivement sur les faits. Or, les
faits sont souvent peu connus ou mal compris en début de crise.
Par ailleurs, nous avons une tendance à les interpréter, à
confondre les hypothèses ou nos convictions avec la réalité. Ces
mécanismes sont encore plus fréquents en situation de stress et
cela pour le public comme pour les membres de la cellule de crise.
20 ans de crises : la crise dans la cellule
de crise ?
La première nécessité ne serait-elle donc pas pour répondre aux
besoins des publics concernés, de répondre aux besoins des membres
de la cellule de crise ?
Qu’en est-il dans les cellules de crise des décisions biaisées
par l’inquiétude, la fatigue, le stress, voire la peur ou
l’angoisse ? A quels jeux de pouvoirs les membres des équipes
font-ils face ? Quelle part de l’éducation, de la culture, des
émotions de chacun guide les prises de positions ? Comment faire
en sorte que les experts s’expriment sans considération de leurs
propres intérêts, alors même que la mise en avant de certaines
hypothèses pourrait avoir des conséquences sur leur propre poste ?
Quelle décision prendre quand on a peur d’une explosion sur un
site ou de la potentielle présence d’un meurtrier dans la salle ?
Pourquoi encore à notre époque, des erreurs d’analyse des
conséquences en chaîne amènent à interdire ce qui apparaîtra
quelque temps plus tard comme une nécessité ? Nous ne voulons pas
faire l’hypothèse du mépris, de l’incompétence ou de
l’inexpérience.
Les ressources pour accompagner la cellule de crise dans sa
gestion de la situation sont nombreuses : procédures, manuels,
codes, structures de messages, réflexes de questionnements. Elles
sont nécessaires, indispensables mais insuffisantes, parce
qu’elles n’intègrent pas les émotions suscitées par l’appréhension
de l’un de dire non à son chef, le manque de confiance en soi de
l’autre, la peur du troisième d’un nouveau drame…
Comment faire face aux réactions de ses interlocuteurs, la
désapprobation des autorités, l’incompréhension des médias, la
douleur des victimes, alors que l’on se sent coupable ou plus
souvent impuissant ?
Les manuels n’intègrent pas la subjectivité des décisions,
l’intuition, l’empathie, or les décisions sont majoritairement
intuitives. Nos décisions essentielles sont les possibles et
impossibles que nous nous créons, dans lesquels nous nous plaçons,
mentalement et physiquement. Quand nous croyons décider, nous
avons déjà décidé l’essentiel : nous analysons, réfléchissons,
calculons, prévoyons, rêvons à l’intérieur de nos possibles et
impossibles politiques, économiques, techniques, moraux.
L’intuition naît de l’expérience et les décisions d’un
dirigeant naissent majoritairement de son expérience
professionnelle et personnelle. Il utilise les données, les
chiffres, souvent à postériori, pour justifier, vérifier,
expliquer. La décision n’en n’est pas moins juste, elle intègre
seulement des réalités qui n’existent pas dans les manuels de
crise.
20 ans de crises : quelles pistes ?
La professionnalisation de la gestion et de la communication de
crise doit se poursuivre, mais elle doit se faire en tenant mieux
compte de la partie immergée de l’iceberg, en considérant
davantage que l’expertise des équipes ne suffit pas.
Les membres des cellules de crise ont des connaissances, des
expertises, mais ils ne sont pas entraînés quotidiennement aux
situations d’urgences. Aussi est-il nécessaire d’intégrer et de
valoriser la subjectivité de leur attitude dans ces situations
souvent anormales, parfois même extrêmes. Il est important que les
membres de la cellule, et en premier lieu leur dirigeant,
reconnaissent l’humanité des individus. La complémentarité des
personnalités, des émotions, tout autant que la rigueur sont
utiles dans des situations complexes pour comprendre différents
aspects de la situation.
L’émotion est indissociable du mouvement et c’est à leur
analyse que l’on devrait entraîner les dirigeants, de manière à
éviter le repli sur ses certitudes, une recherche à tout prix de
solution qui amène à inverser le processus de solution et de
diagnostic, ou encore la quête de stimuli positifs. En situation
de crise, on est bien en recherche de solution, de plans d’action,
on veut comprendre vite et agir vite, agir même plus vite que l’on
passe de temps à comprendre. Parce que l’action est rassurante.
Parce que la pression du public est immense. Parce que le désir
d’annoncer au plus vite de bonnes nouvelles est très grand.
Même dans le désir profond du directeur de crise d’entendre le
point de vue de tous les experts, il n’a trop souvent qu’une
écoute partielle ou partiale. Au lieu d’écouter, il anticipe la
difficulté, à mettre en œuvre, à faire comprendre, alors il
déforme et déjà n’écoute plus. Conditionné par ses réflexes, ses
besoins…plaire, convaincre, être rassuré, agir pour répondre à
l’attente, à la pression.
Par ailleurs, nos facultés de perception sont affectées par
notre caractère émotionnel : il y a des choses que nous ne
désirons pas entendre. Ce caractère émotionnel joue comme un
filtre et nous n'entendons pas ce qui nous surprend, ce qui va à
l'encontre de ce que nous souhaitons ou préférons au bénéfice des
choses que nous escomptons ou qui nous agréent.
Tout ceci, vrai déjà dans un dialogue, est multiplié lors d'un
travail en groupe et sera encore accentué par la complexité
matérielle et émotionnelle d’une situation de crise.
Or, une situation de crise est par définition une situation de
surprise, être prêt à affronter la surprise devrait être une
condition sine qua non d’intégration d’une cellule de crise.
L’intégration de la cellule de crise devrait être soumise à une
grande adaptabilité, une capacité extrême à embrasser le
changement, une très grande flexibilité et une très grande
ouverture d’esprit pour être en mesure de s’adapter de façon
permanente, d’intégrer chaque nouvelle hypothèse, chaque nouvel
événement sans perdre le cap.
A ces mécanismes liés aux spécificités du contexte d’action et
de l’environnement de la cellule de crise, s’ajoutent les
habitudes de raisonnement et notre éducation qui nous mènent du, «
si-alors, donc », à la déduction. Mais la déduction n’amène pas à
la vérité. La flexibilité et la fluidité ne sont jamais
travaillées. Tout raisonnement s’appuie sur une matière première -
les faits- et sur le postulat tacite « qu’aux mêmes causes les
mêmes effets ». Mais en situation de crise, on se retrouve souvent
dans la situation de constater des effets, sans en connaître la
cause, ou d’envisager des solutions sans assurance de leur
efficacité. Or, pour étudier cette cause qui peut être multiple,
ou des solutions encore inexistantes (fabriquer un vaccin, freiner
la propagation d’un virus, assurer la sécurité des personnes,
envisager un nouveau modèle…), l’exploitation de plusieurs voies
est indispensable.
Or, pour envisager plusieurs voies, le recours à des logiques
diverses, des ressources complémentaires peuvent être utiles. On
les utilise souvent sans en avoir conscience ; le recours à
l’intuition, l’imagination, l’intelligence collective, la
créativité, devrait permettre de mieux les exploiter.
Comment, en amont de la crise, conforter les dirigeants dans
leur capacité de résilience, leur aptitude à la gestion du stress,
leurs compétences relationnelles, comment les sensibiliser aux
recours à l’intelligence émotionnelle, l’intuition, la créativité
?
Prenons l’exemple de l’intelligence collective. C’est, à
priori, le principe même de la cellule de crise : analyser
ensemble la situation en utilisant les différentes expertises et
en étudiant tous les points de vue. Pourtant, l’écoute réelle,
l’étude complète de la situation est rare. L’expression de chacun
pleine et entière, nécessaire pour que l’expression soit libre, ne
peut exister que si chaque membre de la cellule de crise l’est.
Chaque besoin personnel devra être comblé pour que la réflexion et
l’expression de chacun soient optimales. Le respect des
individualités sera pourtant une préoccupation mineure, l’équipe
orientant toute son énergie vers un objectif commun : résoudre la
situation.
D’où l’intérêt d’un travail en amont de chacun, et de l’équipe,
pour que chacun ait une connaissance de soi et des autres et que
les personnalités puissent se compléter ; pour que l’écoute soit
garantie et les jeux de pouvoir arbitrés.
Cette vision s’oppose à la vision informationnelle du monde. Il
est intéressant d’envisager, dans un monde où l’information et la
communication ont une place essentielle, que ce que nous appelons
fait ou que la manière dont les dirigeants décident soit limité à
un cadre restreint d’une part, d’autre part que l’intuition y ait
une part essentielle.
20 ans de crises : conclusion
Pour que les experts confirmés ne passent plus à côté des
évidences et que tous les points de vue soient pris en compte, il
faudra donc, non seulement avoir recours à l’ensemble des
compétences techniques des membres de la cellule de crise, mais
aussi à toute leur imagination pour envisager la situation au-delà
de ses apparences.
Mais sortir du cadre est limité par plusieurs freins : le
regard des autres, le conservatisme, la peur de se tromper, la
négativité, la hiérarchie, le manque de temps et de ressources,
les normes et les procédures, tout un ensemble de caractéristiques
souvent présentes en situation de crise.
Il s’agira donc de développer une capacité à rebondir,
inventer, penser à l’impensable pour mieux revenir aux standards
ou en inventer de nouveaux. Or, pour envisager l’impossible, il
faut sortir de ses repères, des codes et s’entraîner
quotidiennement à considérer que toutes les faiblesses et les
forces de l’équipe sont nécessaires en situation de crise, que les
différences de caractères et de personnalités permettent
d’envisager l’ensemble des hypothèses et ainsi de faire face à la
perte de sens. Il ne s’agira pas de s’agripper à ce qui nous
rassure, à la réalité immédiate mais de s’adapter à l’incertitude,
de nager dans des eaux troubles pour un certain temps avec
patience et confiance dans les capacités humaines.
Nous espérons que l’avenir nous permettra, pour prendre la
pleine mesure des situations de crise, d’inclure tous les aspects
de la pensée et tous les recours à notre portée plutôt que de les
opposer et que nous ferons le constat ensemble que toutes des
dimensions présentes en situation de crise seront toujours mieux
prises en considération, y compris sa dimension humaine.
Juliette Trévidic, après 20 ans d’expérience en
communication de crise, formation et coaching décide de fonder
TREVIDIC conseil. Elle était auparavant Senior Vice-Présidente au
sein d’Omnicom pr group et dirigeait préalablement le pôle de
prévention, gestion des risques et communication de crise ainsi
que le pôle formation et coaching chez Hill & Knowlton Strategies.
Elle est titulaire d’une maîtrise en droit des affaires et d’un
DESS-MBA d’Administration des entreprises avec une spécialisation
en conflits sociaux (IAE- Université Paris I). Elle est certifiée
coach HEC
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