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 Le mythe de la prédictibilité

Le mythe de la prédictibilité.
Catherine Malaval

 

Article paru dans :

Gestion de crise, 20 ans après. Bilan et perspectives

Numéro spécial 20 ans

N°25 du Magazine de la communication de crise et sensible, Janvier 2021

 

Télécharger - pdf - 46 pages

 

 
Une crise est un moment plus ou moins dramatique dans la vie d’un individu, d’une entreprise ou d’une société. Elle est l’expression d’une rupture d’équilibre difficilement contrôlable. Une crise sera immédiate (la transformation soudaine de tel élément en tel élément qui créé un sentiment d’instabilité), explosive (on parlera de « krack » et de « bulles ») ou continue (implicitement, la crise « travaille » le sujet ou le groupe en train de changer.). Dans un sondage de l’IFOP et de la fondation Jean Jaurès, « une question claire a été posée en septembre 2020, avant même le deuxième confinement, à plus de 2000 Français : « avez-vous envisagé sérieusement de vous suicider au cours de votre vie ? ». Ils ont été 20% à répondre « oui ».

Parfois, elle sera un passage obligé, « la crise d’adolescence » ou « la crise de la quarantaine », donc connu, admis et maitrisé. « Il faut bien que jeunesse se passe », comme dit l’adage. Le plus souvent, une crise révélera une transformation « en puissance », un processus sous-jacent, d’où naitra une métamorphose, une « destruction créatrice » ou un « burn out ». On la comparera à un état connu, stable et apparemment immuable, cet état antérieur soudain projeté dans un futur jusqu’alors improbable, impossible ou inimaginable. Dans l’histoire, la crise définira ce momentum entre guillemets devenu chrononyme « la crise de la tulipe », « la crise de 1929 » devenue « la crise des années 1930 », « le choc pétrolier » devenu « la crise des années 1970 ». Les nommer, les circonscrire dans un espace temps rassure. On parlera finalement de « la » crise, car quoi qu’on cherche d’abord à comparer, à l’échelle de l’histoire, chaque crise est unique.

Le refus de l’irrésistible

Et c’est en cela d’abord que les crises inquiètent. Elles sont uniques, d’abord insaisissables, mais jamais sans douleur, ni renoncement. Pour les comprendre, dans l’instant de leur révélation, économistes, historiens, philosophes, chacun essaiera d’en dessiner les signes avant-coureurs (des chocs intermédiaires, des faiblesses aveuglantes, etc.), chacun dans son registre méthodologique (des chiffres, des analogies, des rétrospectives, de grands principes, etc.) de les comparer, de les expliquer et de les justifier, bref de les ramener à un imaginaire rétrospectif connu et cohérent. « La crise des années 1930 est devant nous » a ainsi écrit le journaliste et essayiste François Lenglet en 2008, analysant « la crise des subprimes ». Contraints de fermer pour éviter la propagation de l’épidémie de Covid-19, les petits commerces se voient aujourd’hui opposer leur manque d’anticipation. « Ils n’ont pas pris le virage de l’internet » entend-t-on? Certes, mais quel virage a pris l’hôpital public? Qu’adviendra-t-il ensuite? Dérapage contrôlé ou sortie de route? Le langage populaire traduira : « on ne peut s’en prendre parfois qu’à soi-même », voire « on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs ». « Refaire le film » ne résout rien pour autant.
 

A l’échelle d’une société, d’une entreprise ou d’un individu, une crise dit surtout un paroxysme et l’absence de maîtrise humaine qui lui est associée : crise de nerfs, crise de panique ou crise de larmes. Même une crise de rire a quelque chose d’excessif. Trop de bruit, trop d’éclats. Le moment effraie, il déforme les traits. Il a cette part sauvage et diabolique décryptée par Umberto Eco. Dans le Nom de la Rose, Le Rire est un livre qui tue… Mais comme le rire, une crise a quelque chose d’irrésistible. Elle échappe aux hommes. Elle les met face à leurs limites, à ce qu’ils refusent de voir : les hommes, les entreprises, comme les civilisations sont mortelles. Quand une crise arrive, il ne s’agit plus finalement que d’être capable d’y faire face. Tout ne peut être écrit d’avance, contrôlé, maîtrisé. En dépit des expériences passées et plutôt par incapacité à en tirer vraiment les leçons, les crises reviennent toujours explique le Nobel d’Economie, Paul Krugman. C’est difficile à admettre dans le pays de Descartes, dans une société qui a inscrit le principe de précaution dans sa Constitution. C’est difficile à admettre quand d’aucuns rêvent de trans-humanisme et d’habiter l’espace. L’incertitude est un horizon intemporel. Il faudrait l’embrasser avec philosophie, selon la formule d’Edgar Morin : « Le pire est envisageable, mais le meilleur est encore possible. »

Le mythe prométhéen de la prédictibilité

Alors, comment anticiper les crises? La question revient inévitablement, mais en vingt ans, il semblerait que l’ambition ait évolué. Le mythe prométhéen absolu des entreprises et des sociétés contemporaines serait devenu la prédictibilité. Au cours de ces vingt dernières années dans les entreprises, l’énoncé d’une « vision » s’est imposé comme un préalable à l’action : définir l’image de ce que sera l’entreprise au terme d'un horizon de planification défini, ce « Vision 2025 » choisi par Ingérop, Leroy Merlin, Auchan, Valrhona et tant d’autres. Mais de plus en plus, une « vision » ne suffit plus, elle s’efface au profit de la prévision, qui se construit, dans les faits, a posteriori mais s’écrit étymologiquement comme celle qui « précède » la vision. Tendances, projections, plannings prévisionnels, « plans d’excellence », statistiques, enquêtes, tout est prétexte aujourd’hui à alimenter le circuit de la divination : à quoi ressemblera le monde de demain? Comment survivre dans un monde devenu « VUCA » (volatile, incertain, complexe et volatile)? Il s’agit d’anticiper non plus seulement pour agir en appliquant une « feuille de route » mais potentiellement d’agir pour changer le cours des choses, ce que les entreprises appellent « la trajectoire » et de prendre le pouvoir sur le temps. Dans une première réponse à la crise née de l’épidémie, le gouvernement lui-même a ainsi réagi par la recréation d’un haut-commissariat au Plan. Des assureurs se sont empressés de faire signer des avenants, excluant le risque Covid, à des milliers de commerçants, hôteliers et restaurateurs. Les banques s’inquiètent des nouveaux stress tests climatiques envisagés par la Banque de France et plusieurs régulateurs à l’origine du Réseau pour le verdissement du système financier (NGFS, Network of Central Banks and Supervisors for Greening the Financial System). Classiquement, les stress tests sont fondés sur des « données historiques », or, en matière de changement climatique, il existe tant d’inconnus. Comment prévoir le futur, mener au présent des actions préventives dans le but que ce dit futur s’accomplisse différemment. Symboliquement, c’est le « next » et le nouveau qu’on retrouve à de multiples reprises dans la dénomination des plans stratégiques : BMW Vision Next 100, Next Frontier pour EdenRed, NeXt pour Excent, Neos pour Air Liquide. L’ambition fait preuve d’une audacieuse confiance : d’une part, confiance en la « science », entendue au sens large qui systématise des outils prévisionnels, d’autre part, confiance en l’individu lui-même, capable de jouer avec les dimensions de la temporalité et de sa propre nature. Pour y parvenir, il faudrait se « réinventer », développer toutes sortes de compétences dites douces (soft skills), être agile et résilient, selon la doxa de la littérature managériale et du développement personnel.

Afin d’éclaircir les horizons incertains d’une prévision, en apparence si sûre d’elle-même, il convient de convoquer les Anciens. Retour en arrière, il y a deux mille cinq cents ans : la prévision est alors l’apanage des « Augures » et autres « Haruspices », qui dévoilent l’avenir, guidés par les présages du présent, délivrés par les dieux. Tandis que les premiers observent le vol des oiseaux, les seconds fouillent les entrailles des animaux sacrifiés. Pratiques peu conventionnelles, mais qui traduisent pourtant l’autre versant de la « prévision ». Confiée à l’esprit, à l’herméneutique des signes, la prévision des devins antiques était en effet organisatrice de la vie sociale, économique et politique. À tel point que les Augures appartenaient à Rome aux patriciens, citoyens les plus riches et les plus estimés, et qu’aucune action publique d’importance ne pouvait avoir lieu sans leur consultation. La tradition a perduré, puisqu’aujourd’hui encore, on « inaugure » des moments et des lieux, comme si l’approbation du ciel demeurait discrètement présente dans la solennité du moment et de ses discours. Inaugurer : du latin « inaugurare, « prendre les augures ».

L’art de la prévision

Si la mise en perspective des deux traditions est productive, c’est parce qu’elle nous rappelle la dimension subjective de l’art de la prévision. Chaque anticipation repose sur une « vision du monde », composé d’un système de valeurs qui lui est propre. « Quand je prévois, j’ai déjà choisi. » J’ai déjà affirmé les raisons qui dirigent mon action, les croyances qui fondent mon jugement, les degrés d’incertitudes que je cautionne, l’équilibre que j’établis entre libre-arbitre et détermination. Exercice de lucidité, le retour au sens initial des mots est essentiel afin de ne pas s’enfermer dans une mécanique rodée, qui semble « aller de soi ». Dès lors, l’injonction à « la prévision » résonne avec un écho différent. Elle demeure « vitale » car elle est intrinsèque à toute action, à toute décision - les paris sur le futur sont pris -, cependant elle doit se méfier de ses propres travers. Elle est une méthode inexacte, soumise aux aléas de toutes les « révolutions » encore insoupçonnées.

En 1957, le philosophe et haut fonctionnaire Gaston Berger (1896-1960), plaidait pour une « civilisation prospective », humblement tournée vers le futur : « Notre civilisation s'arrache avec peine à la fascination du passé. De l'avenir, elle ne fait que rêver et, lorsqu'elle élabore des projets qui ne sont plus de simples rêves, elle les dessine sur une toile où c'est encore le passé qui se projette. Elle est rétrospective, avec entêtement. Il lui faut devenir « prospective » ». L’inventeur du terme « prospective » (au sens de l’« étude des futurs possibles ») poursuivant ainsi : « C'est aussi que dans un univers où tout se transforme si rapidement, la prévision est à la fois absolument indispensable et singulièrement difficile. Sur une route bien connue, le conducteur d'une charrette qui se déplace au pas, la nuit, n'a besoin, pour éclairer sa route que d'une mauvaise lanterne. Par contre l'automobile qui parcourt à vive allure une région inconnue doit être munie de phares puissants. Rouler vite sans rien voir serait proprement une folie. N'est-ce pas cependant dans une aventure de cette sorte que s'engage, le cœur léger, notre humanité de 1957 ? ». La même année, le Centre international de prospective était créé. Son but ? Dénoncer ces trois procédés si courants, si faciles mais si peu opérants : invoquer un précédent pour justifier l'action entreprise, s'appuyer sur une analogie ou extrapoler. « Ils nous dispensent aussi de recourir en toute occasion à la pensée explicite et à l'analyse originale (…) « Tout se répète », dit souvent l'administrateur timoré, pour couvrir les défaillances de sa volonté. « Tout se ressemble », ajoute-t-il, pour justifier la rapidité de ses analyses et excuser la pauvreté de son imagination. « Tout continue », poursuivra-t-il, avec l'autorité que confèrent les chiffres et en donnant les apparences de la prévision scientifique à une simple routine opératoire. » Son but donc? Prévoir les nouvelles « situations » corrélées aux « évolutions du monde moderne », à l’aide d’une nouvelle approche, appelée « anthropologie prospective ». Cette dernière entend conjuguer la rigueur de l’analyse et la conscience de ses propres limites. Le succès et la fécondité de la prévision repose alors sur « le travail d’équipe ». Philosophes, psychologues, sociologues, économistes, pédagogues, ingénieurs, statisticiens, démographes sont appelés à travailler ensemble afin d’intégrer dans l’équation du futur leurs multiples expertises. Néanmoins, plus encore que leurs qualifications, Gaston Berger valorisait la capacité d’un groupe à défaire les préjugés des uns et des autres. Il cherchait à se prémunir du « risque de prendre les résultats pour les causes et ses propres préférences pour des prévalences objectives. »

Faire cohabiter visions du monde et prévisions, voilà peut-être une idée pour pallier les dérives de l’obsession d’un futur, prédictible à tout prix. L’anthropologie prospective « donne à nos actions un cadre précis, des fins valables et des bases solides » rappelait Gaston Berger ; mais « elle ne prétend pas nous épargner la responsabilité de choisir. »

Catherine Malaval est docteur en histoire (Ehess), diplômée de sociologie et de journalisme.

Présidente de Neotopics, maison de conseil et d’écriture pour les entreprises et les dirigeants. Fondatrice de Motamorphoz, observatoire-média sur le temps présent.

 

 

Références bibliographiques

BERGER Gaston, BOURBON-BUSSET Jacques, MASSE Pierre, De la prospective, Textes fondamentaux de la prospective française 1955-1966, L’Harmattan, 2007.

KRUGMAN Paul, Pourquoi les crises reviennent toujours (The Return of Depression Economics), Seuil, 2014.

ST-GERMAIN, Christian, « La question des augures à Rome : L'éthique du devenir incertain ». Théologiques, vol.8, No. 1, Printemps 2000, pp. 85-104.

ALLAIS Laurent, « Prévisions : comment mieux piloter l’entreprise dans un environnement instable ? », Les Échos, 11/09/12.

NEDELEC Gabriel, « Les stress tests climatiques, le nouvel outil qui fait peur aux banques », Les Echos, 24 novembre 2020.

Remerciements

Laëtitia Riss, doctorante en philosophie politique (Paris I, Panthéon-Sorbonne).

 

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Informations sur la formation à la gestion de crise
 

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Co-écriture de l’article « Covid-19 : un défi pour la gestion des crises sanitaires des Villes avec Anthony Meslé-Carole, directeur risques, résilience et gestion de crise de la Ville de Montreuil, dans le numéro des Cahiers de la sécurité et de la justice : « Vers une sécurité sanitaire ? Premières leçons d’une crise » édité par l’IHEMI, mars 2022
https://www.ihemi.fr/publications/cahiers-de-la-securite-et-de-la-justice/vers-une-securite-sanitaire-premieres-lecons-dune-crise

France.Forêts
Participation de Didier Heiderich au JTN du CNPF (Centre national de la propriété forestière),sur les enjeux sensibles et sociétaux, la communication sensible et de crise, mars 2022
 

Monde.Analyse
Comment la diplomatie du blé russe menace la sécurité alimentaire mondiale, par Didier Heiderich parue dans Les Echos, mars 2022
https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-comment-la-diplomatie-du-ble-russe-menace-la-securite-alimentaire-mondiale-1392453

France.Conférence
Conférence de Didier Heiderich au CJD, décembre 2021 sur la gestion de crise

France.Analyse
Interview de Didier Heiderich dans l’Abécédaire « Nous sommes devenus intolérants au risque », novembre 21
https://www.labecedaire.fr/2021/11/09/nous-sommes-devenus-intolerants-au-risque/

France.Justice
Pour la 4e fois, l’Ecole Nationale de la Magistrature et l’Ena nous renouvellent leur confiance pour la formation des magistrats en poste à la communication médiatique de crise. 2021

Guadeloupe.CCI - "Webinar avec l'OIC clés de gestion et de communication de crise". Octobre 2020

 

France.Forêt - "WebTV avec l'OIC projet CHALFRAX : Le Frêne face à la chalarose, les défis de demain". Octobre 2020 - Voir

 

France.Communication - "Comment débattre des sujets qui font peur ?", Conférence Youmatter et l'Andra, juin 2020 - Lire le CR

 

Workshop. Brasil - São Paulo, 19 fev 2020 "Workshop de Gerenciamento e Comunicação de Crises Corporativas: da teoria à prática" - informação

 

Brésil.Conférence - "La gestion et la communication de crise en Amérique Latine : retour d'expérience", Intervenant : Eduardo Prestes, fondateur de Crisis Consulting Solutions (Brésil) organisée par l'OIC et HEIDERICH Consultants, le jeudi 9 mai 2019 à Paris - Lire

 

Maroc.Conférence - Conférence de Didier Heiderich sur la gestion et la communication de crise face au boycott à l'invitation d' APD Maroc. 28 juin 2018

 

 


 

 




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