État et communication de crise, une toujours
difficile appropriation.
Par Gérard Pardini
Article
paru dans :
Gestion
de crise, 20 ans après. Bilan et perspectives
Numéro spécial 20 ans
N°25 du Magazine de la communication de crise
et sensible, Janvier 2021
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Le magazine de la communication de crise et sensible avait
publié en novembre 2011 dans son volume 20 une contribution que
j’avais intitulée : L’État et la communication sensible : au-delà
des bonnes pratiques, un défi difficile à relever. L’article
montrait toute la difficulté des pouvoirs publics de réaliser une
bonne communication. Les écueils sont bien connus : faut-il tout
dire d’une situation de crise au risque d’affoler les populations
au risque quasi certain d’être accusé de dissimulation ou
d’incompétence ? Faut-il dramatiser pour que les populations
respectent des consignes de sécurité et voir ensuite un délitement
de leur adhésion quand il apparaîtra que le trait a été grossi ?
Comment communiquer en situation de grande incertitude pour les
pouvoirs publics en évitant une remise en cause ? Je rappelais
également que la question de la communication de crise était
indissociable dans nos sociétés du débat sur la démocratie et le
rôle de l’État.
Le contexte a depuis évolué avec une montée en puissance
considérable des technologies de l’information et d’intelligence
artificielle permettant de traiter des masses de données apportées
par les individus. Or, les États démocratiques fonctionnent avec
une organisation adaptée à la civilisation industrielle alors même
que cette dernière glisse à grande vitesse vers un autre modèle
nous conduisant vers de nouveaux rapports gouvernants/gouvernés.
Nous pouvons même affirmer que nous ne connaissons encore pas quel
sera finalement le périmètre des gouvernants .
La communication des États en période de crise est d’autant
plus complexe qu’ils sont eux même en proie un peu partout à des
crises de défiance qui expliquent la montée inquiétante du
populisme dans les pays européens et aux États-Unis d’Amérique
berceaux de la démocratie moderne.
Pour revenir à la question de la communication sensible des
pouvoirs publics, force est de constater que ces derniers ont mis
en place des dispositifs pour tenter de faire pièce aux critiques.
Cela est notamment passé par la délivrance de « gages » aux
citoyens pour leur montrer que les informations délivrées par les
autorités publiques étaient insoupçonnables, car neutres.
Néanmoins cela ne règle pas la question de la pertinence des
organisations face à l’évolution radicale de nos sociétés qui
nécessite à mon avis de prendre en compte la notion d’effectivité
pour repositionner efficacement les États.
Les gages
La liberté d’expression qui est l’un des éléments permettant de
connaître le degré d’évolution d’un pouvoir vers la démocratie
constitue aussi un embarras pour ce même pouvoir . Elle est
apparue comme le levier le plus évident à actionner pour garantir
aux citoyens que la pertinence de la prise de décision et la
communication qui y est associée peut-être évaluée avec des
critères mesurables.
Parmi ces critères on peut citer la lisibilité, la
responsabilité et la réactivité . Comment mieux y parvenir qu’en
confiant à des tiers de confiance la prise de décision ou la
préparation de cette prise de décision.
L’un des moyens utilisé a été de développer les autorités
administratives indépendantes (AAA) et les commissions
consultatives obligatoires. Les AAA recouvrent deux grandes
catégories : la régulation économique et la protection des droits
et libertés fondamentaux. Ces autorités échappent au contrôle du
pouvoir exécutif alors même qu’elles vont jouer un rôle important
en cas de situation de crise majeure à laquelle seul le pouvoir
exécutif rendra des comptes devant les citoyens.
S’agissant de la communication sensible réalisée par ces AAA
soit directement, soit sur sollicitation du gouvernement, nous
voyons que ce positionnement ambigu ne peut que créer des
difficultés dès que survient une crise dont la gravité nécessite
la prise de décisions restreignant des libertés . À ces AAA
s’ajoutent plus de trois cents commissions et instances
consultatives ou délibératives placées directement auprès du
gouvernement . Les textes de création de ces structures prévoient
le plus souvent leur consultation obligatoire préalable avant une
prise de décision.
Il est intéressant à ce titre de se pencher sur le Conseil
scientifique COVID-19 qui a été mis en place en mars 2020 pour
permettre au gouvernement de disposer des dernières informations
scientifiques afin de l’aider dans la prise de décision .
Sa création et son fonctionnement sont encadrés par les
dispositions de l’article L. 3131-19 du code de la santé publique
(CSP) . Même s’il est précisé dans les textes que le conseil ne
rend que des avis simples qui ne lient pas le Gouvernement, il est
facile d’identifier que tout avis non suivi constituera une
difficulté majeure de communication.
Ainsi, alors que toutes ces structures doivent participer de la
recherche d'une plus grande transparence dans l'action de l'État,
elles présentent une contradiction fondamentale, celle d’être un
rouage administratif qui n’est pas sous l’autorité du gouvernement
qui est de par la Constitution le seul responsable de l’action
administrative. Nul ne peut nier l’intérêt de ces structures, mais
en alliant deux expressions de sens contradictoires, « autorité
administrative » et « indépendance » elles placent la
communication sensible dans un contexte d’extraordinaire
difficulté.
L’ambiguïté concerne également le pouvoir législatif devant
lequel le gouvernement est seul responsable et qui devrait
normalement répondre de l’action de ces structures sur lesquelles
il n'exerce pourtant aucun pouvoir hiérarchique.
Mon propos n’est pas de remettre en cause ces autorités et ces
commissions qui ont montré et montrent leur utilité, mais tout
simplement d’appeler l’attention sur l’inadaptation du cadre
juridique, constitutionnel et législatif à la réalité.
Ainsi, pour avoir voulu rassurer les citoyens en créant des
instances susceptibles de mieux faire accepter les messages de
l’État ce dernier est confronté désormais à un exercice de plus en
plus difficile à réaliser avec un double mouvement : celui de la
multiplication des sources publiques d’information (quelques
centaines) et celui de l’explosion des récepteurs/émetteurs
d’information avec les réseaux sociaux (plusieurs millions). Mais
in fine c’est bien l’État qui sera jugé sur sa capacité à répondre
à une crise et à communiquer pour faire adhérer le plus grand
nombre aux décisions prises ou tout au moins à les accepter sans
trop de contestation. Là où l’écrit permettait il y a encore vingt
ans de donner du temps à l’analyse, les réseaux produisent
massivement de l’information à faible analyse et le nombre de
citoyens disposant de capacités autonomes d’analyse est de moins
en moins nombreux.
Se plaindre de la force des réseaux et de leurs effets négatifs
ne peut pas être une réponse. L’État est aujourd’hui à la croisée
des chemins, car il doit rappeler ce qu’il est pour chaque citoyen
et convaincre de son positionnement de garant du « vivre ensemble
».
La notion « d’effectivité » de l’État que j’avais commencé à
esquisser dans l’article de 2011 prend tout son sens, car il y a
urgence à faire partager par le plus grand nombre l’utilité d’un
État qui est balloté aujourd’hui entre le trop de communication
(pour tenter de coller au débit continu des réseaux avec le risque
de se décrédibiliser dans une course d’épuisement) et le trop de
pouvoir (mais aussi la tentation du moins de pouvoir) qui
favorisent le rejet et la contestation de son action.
Un autre défi est celui de l’imprévisibilité . La crise COVID
19 en est un exemple typique, car la méconnaissance du sujet par
les experts a provoqué tout à la fois une remise en cause de
l’expertise confrontée à de multiples contradictions, mais aussi
une contestation de l’État qui peine à justifier des décisions et
à communiquer en raison notamment de cette instabilité de
l’expertise. Le sanitaire est un domaine difficile, mais les
crises à venir qui peuvent être des hyper catastrophes naturelles
nous confronteront à des difficultés semblables à celles
d’aujourd’hui, voire même plus graves selon le degré de létalité
de l’événement qui surviendra.
Intégrer la notion d’effectivité
L’un des enseignements de la crise actuelle est qu’il nous faut
penser à un pilotage de long terme dans un cadre démocratique et
le coupler à une communication adaptée pour les États.
Pour ma part, j’estime qu’il y a deux niveaux d’action à
traiter :
Le premier concerne chaque individu avec ses croyances, sa
morale de vie. C’est ce que la philosophe Chantal Delsol décrit
dans ses ouvrages récents qui traitent de l’évolution des
démocraties en présentant le conflit entre la vision d’un monde
progressiste et individualiste et celle d’un monde façonné par des
principes universalistes que l’Occident a cru irrésistibles. Ce
conflit est aussi celui de l’appréhension du risque que nous
sommes de plus en plus réticents à accepter.
Le second niveau concerne l’État et son administration (pris
dans son sens général) qui doivent évoluer vers plus de «
gouverner » que « d’administrer ». Des dizaines d’années de
croissance et d’insouciance nous ont collectivement fait
privilégier l’administration. Il est plus facile en effet de gérer
des prévisions, prévoir des scénarios, mettre en place des
contrôles que de gouverner qui implique d’exercer pleinement un
pouvoir politique et non de se limiter à exercer une autorité de
routine pour reprendre le terme employé par Stanley Hoffmann dans
ses « Essais sur la France » .
La période d’incertitude et de turbulences dans laquelle est
entrée l’humanité depuis plus de trente ans devrait conduire à
assumer plus fortement les risques majeurs plutôt que de se
contenter de les gérer et de pénaliser. Le changement d’attitude
est considérable, car il concerne de nombreux cadres d’actions (le
juridique avec le droit de la responsabilité, l’économique avec
des politiques de financement ante catastrophes, la communication
sur l’acceptabilité des risques, etc …). Assumer des risques
conduit à réaliser une communication en adéquation à cette posture
assumant de reconnaitre la réalité de la crise, d’accepter la
responsabilité de l’action et réaliser une autoévaluation honnête
de la situation .
Intégrer « l’effectivité » dans la vie de l’État présente
l’avantage de donner à la population et à chaque individu qui la
compose le sentiment que les décisions prises l’ont été en tenant
compte de la réalité avec tout ce que cela comporte
d’incertitudes. Même si la réalité de la vie quotidienne fait que
l’on ne peut effacer tous les rapports de force entre humains
faits notamment de défense d’intérêts particuliers, au moins
l’Etat ne pourra être critiqué de vouloir travestir le contexte de
crise.
Pour demeurer un rempart de la vie collective en société,
l’État démocratique ne peut s’affranchir d’une interrogation sur
la fonction même du droit qu’il produit et qu’il applique. Or, le
droit est tout à la fois fait pour être appliqué et pour demeurer
« partiellement ineffectif » . Cela découle de l’observation que
l’application d’une norme aussi pertinente soit elle va dépendre
de facteurs exogènes comme la perception de celui qui l’a édictée
et la perception des administrés quant à son efficacité à répondre
au but recherché.
Cet article n’est pas le lieu pour faire une exégèse de la
définition de l’effectivité. Si l’on admet que l’effectivité
constitue le « caractère d’une règle de droit qui produit l’effet
voulu, qui est appliquée réellement », est donc effectif ce « qui
produit l’effet recherché ». Cette définition simple présente en
plus l’avantage de faire le lien avec la notion d’efficacité que
j’évoquerai plus loin.
Il est instructif de voir que les questions liées à
l’effectivité du droit ont été sérieusement étudiées en France
depuis la fin de la seconde guerre mondiale en France avec
notamment les travaux du publiciste Georges Ripert qui dans son
ouvrage « Le déclin du droit » , publié en 1949 fait le lien avec
ce qu’il appelle « L’esprit de désobéissance» qu’il identifie
comme mortel pour le droit. S’il est mortel pour le droit, il
l’est aussi par ricochet pour la communication de l’État.
Pour communiquer efficacement dans un contexte qui se
caractérise par une banalisation de la résistance à la loi (à des
mesures de police, à la vaccination …), les pouvoirs publics
doivent s’attacher à intégrer dans les éléments de langage, le
traitement de la cause. C’est bien là que la réappropriation de la
notion d’effectivité prend sens pour lutter contre le mépris du
droit qui se répand dangereusement. Quand chacun aujourd’hui
considère qu’il est plus important de défendre une norme
individuelle autoproclamée que des normes collectives de moins en
moins acceptées, cette prise en compte me semble pertinente.
La difficulté pour l’État de communiquer est à mon sens le
corollaire de la remise en cause du cadre de la loi. Nous feignons
de croire que la loi est toujours l’expression de la volonté
générale et répond aux trois caractères proclamés depuis la
Révolution, à savoir être « générale, abstraite et permanente» .
Or, force est de constater que depuis au moins quatre décennies,
aucun de ces trois critères n’est identifiable spontanément. La
loi est devenue de plus en plus un complément d’administration
plus que de gouvernement. Ce déclin ne peut que s’accompagner de
difficultés croissantes à communiquer, car l’État ne peut plus
compter sur le simple fait de voter une loi (ou prendre une
décision) pour la faire accepter en vertu du seul fait de sa
matérialisation. Le désenchantement et la désacralisation de
l’État et de ses représentants font écho à ce déclin du
légicentrisme. Pour simplifier l’analyse, nous pouvons dire que la
communication des pouvoirs publics à l’heure de l’État-providence
est un exercice auquel l’État régalien n’est ni habitué, ni
organisé.
Dans un tel contexte, il faut pouvoir communiquer sur des
décisions qui peuvent être respectées sans être effectives.
Les polémiques actuelles sur les mesures de police prises pour
limiter les effets de la pandémie en sont un bon exemple.
Ainsi la décision d’instaurer des mesures de confinement
sanitaires peut être respectée sans être pour autant effective. En
effet, d’une part, il ne fait aucun doute que l’objectif général
qui vise à assurer la sécurité sanitaire de la population est
indiscutable et peut être facilement accepté, mais d’autre part,
il est tout aussi évident que des effets pervers peuvent venir
contredire l’objectif (typiquement la mise à l’arrêt de l’économie
et ses conséquences perçues très négativement par les
commerçants).
La communication sur de telles décisions pour être efficace
doit pouvoir porter sur les effets attendus qui sont eux-mêmes à
apprécier au regard de l’objectif affiché de la décision qui est
de préserver la santé de la population avec l’effet pervers de
dégrader la santé de l’économie et donc in fine la redistribution
des richesses (la solidarité, la fraternité). Il faut donc que la
communication prenne en compte le fait qu’une décision (ou une
norme) soit plus ou moins effective. Communiquer uniquement sur
l’objectif apparait donc insuffisant .
Appréhender l’effectivité en termes de degrés permet d’y
associer le critère de l’efficacité qui peut aider à construire
une communication mieux appropriée à des situations de crise dans
lesquelles les pouvoirs publics sont en permanence confrontés à
des interrogations relevant de la sociologie du droit comme le
constat fondamental que ce qui doit être ne peut être déduit de ce
qui est….
Intégrer la notion d’effectivité permet d’éviter l’écueil de «
ne pas confondre la question de savoir comment les hommes doivent
se conduire selon un ordre juridique positif avec la question de
savoir comment, sous l’angle des lois causales, ils se comportent
effectivement ».
Cela pose aussi la question de disposer d’un idéal fédérant le
« vivre ensemble ». Au-dessus de la préservation de vies
individuelles, il y a un idéal de société qui est à partager et
pour lequel nous pouvons prendre des risques forts allant jusqu’à
accepter de perdre des vies. Communiquer sur le seul objectif de
préserver la vie individuelle, « la vie nue » ce qui fait par
exemple abstraction du bonheur. Fonder l’État et sa communication
sensible sur la défense de cette vie nue fait l’impasse sur le
projet politique que doit porter l’État pour être ressenti comme
légitime et indispensable pour assurer un « vivre ensemble » de la
communauté des citoyens.
Rendre pertinente la communication des pouvoirs publics en
période de crise oblige donc à travailler sur des fondamentaux
comme le périmètre de l’État et l’effectivité et en intégrer une
analyse dans les messages délivrés aux citoyens. Cela est bien
identifié , mais le chemin est long pour construire tout un
écosystème vertueux de communication, car les difficultés résident
notamment dans l’incorporation d’un projet de société et dans la
prise en compte de l’incertitude. Il faut y travailler sur le long
terme avec une remise en question du rôle de l’État et un
traitement approprié des politiques publiques.
Une meilleure association des citoyens à l’élaboration des
décisions de l’administration pour traiter des situations de crise
est vraisemblablement une piste, mais certainement pas la
solution, car le temps de crise exige aussi la prise de décisions
perturbantes pour la vie quotidienne. De plus la consultation
exige parfois de disposer de délais qui ne sont pas toujours
disponibles.
Il y a donc un travail à réaliser en amont sur la confiance et
l’effectivité pour restaurer un socle de crédibilité permettant de
garantir tout à la fois une prise de décision rapide et une
communication acceptée. Cela ne se décrète pas, mais se construit
patiemment et méthodiquement d’autant que nos sociétés vont être
confrontés à de nouvelles « méta crises » ou « hyper crises »
liées au changement climatique, à l’épuisement de ressources
naturelles et au rejet qui risque d’être de plus en violent de
conditions de vie inégalitaires . Une telle évolution passe aussi
vraisemblablement par un changement de méthode faisant une part
plus grande à une vision de la décision laissant « advenir l’effet
».
C’est un modèle opposé à celui traditionnellement utilisé dans
nos sociétés occidentales et particulièrement en France qui
ressort de la tradition grecque du plan élaboré, modélisé. Il ne
s’agit pas d’abandonner cet héritage, mais de le faire fructifier
en y adjoignant les méthodes permettant de recueillir l’effet, le
laisser résulter, nous dit François Jullien qui est l’un des plus
éminents spécialistes de la pensée chinoise. La thèse de Julien
BETAILLE sur l’effectivité citée supra se termine d’ailleurs sur
le lien entre le potentiel d’une situation et l’effectivité .
C’est parce que nous craignons d’avouer notre méconnaissance de
la force de l’imprévisible et que nous nous acharnons à modéliser
que nous nous laissons surprendre par des événements qui peuvent
très vite dégénérer en crises majeures. S’accommoder du hasard ou
des événements, utiliser ces derniers, les accompagner est souvent
plus profitable que perdre de l’énergie à vouloir à tout prix
anticiper. Cela ne condamne pas du tout les politiques de
préparation aux crises qui passent par des actions de
planification, de préparation, de connaissance de la cartographie
des acteurs … Il faut simplement ne pas perdre de vue qu’il nous
faut à côté des connaissances classiques des événements et des
modes de fonctionnement humains s’interroger en permanence sur les
transformations de notre environnement physique et humain pour
tenter de tirer parti de l’incertitude et donc communiquer
efficacement…Il faut accepter et intégrer dans la communication
sensible que nous sommes entrés durablement dans une ère où la
société civile est déçue par l’État quoique celui-ci fasse et
cette déception doit être analysée positivement, car elle est la
marque d’une démocratie vivante. Vouloir s’écarter de cela ne peut
que conduire soit au chaos soit au totalitarisme.
Gérard Pardini est haut fonctionnaire au ministère de
l’Intérieur. Il a été directeur adjoint de l’Institut National des
Hautes Études de la Sécurité et de la Justice (INHESJ) de 2011 à
2015 et a créé le département risques et crises de l’Institut en
2007. Il est docteur en droit administratif et en droit
constitutionnel.
Cet article est une réflexion personnelle de son auteur et ne
saurait être interprété comme une position officielle ou
officieuse des services de l’État.
Références
Sur le sujet, on lira avec intérêt l’ouvrage de Soshanna Zuboff,
professeure émérite à la Harvard Business School et professeure
associée à la Harvard Law School, L’âge du capitalisme de
surveillance ; Editions Zulma ; 2020. Cet ouvrage résulte de dix
années d’études sur le sujet. Il montre notamment le défi lancé
aux sociétés démocratiques par la mise en place d’une économie qui
va tirer de plus en plus ses revenus de l’exploitation de données
personnelles tout en s’affranchissant des dispositifs de
régulation existants qui sont inadaptés car conçus pour des
sociétés industrielles fonctionnant sur les bases définies aux
19eme et 20eme siècles.
Pierre Schaeffer ; La communication ; Encyclopédia Universalis
; Vol Les enjeux ; Edition 1985.
Pierre Rosanvallon ; Le siècle du populisme ; p 245 et suiv ;
2020 ; Editions du Seuil.
Le terme recouvre trois appellations juridiques différentes :
les autorités indépendantes (Médiateur de la République, CSA,
Défenseur des enfants), les autorités administratives
indépendantes (CNIL, CNDS, HALDE, ARCEP...) et les autorités
publiques indépendantes (AMF, ACAM, HAS, AFLD).
L’article 20 de la Constitution prévoit que le gouvernement
dispose de l'administration. Comme il n’a jamais été modifié, les
AAA ne sont pas sous l’autorité hiérarchique du gouvernement, mais
elles n’en constituent pas moins un démembrement de l’action de
l’État qui place à la fois l’exécutif et le législatif dans une
situation ambigüe quant à leurs relations réciproques.
Il n’y aurait guère que la mise en œuvre de l’article 16 de la
Constitution pour dépasser la contradiction, mais cela voudrait
dire que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics serait
interrompu ou menacé ce qui correspondrait à une situation de
guerre.
Le nombre des commissions et instances consultatives ou
délibératives placées directement auprès du Premier ministre ou
des ministres ou de la Banque de France a été comptabilisé à 394
par l’annexe au projet de loi de finances pour 2020. Ce sont des
structures obligatoirement consultées avant de prendre une
décision administrative. Un objectif de suppression de 86 de ces
structures a été affiché par le gouvernement. Certaines de ces
structures doivent être supprimées par voie législative. Le projet
de loi ASAP (dite loi de simplification de l’action publique) qui
doit être adopté d’ici la fin de l’année 2020 en cible 18.
Il a été officialisé par le décret du 3 avril 2020, sous le nom
de comité de scientifiques constitué au titre de l’urgence
sanitaire en application de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020
d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19. Son
fonctionnement a d’ailleurs fait l’objet de controverses
concernant les possibles conflits d’intérêts et l’indépendance de
certains de ces membres. Le but du présent article n’est pas de
traiter cette question mais de se limiter à évoquer de manière
générale le positionnement de telles structures vis-à-vis de
l’Etat.
Extrait du code de la santé publique : « En cas de déclaration
de l’état d’urgence sanitaire, il est réuni sans délai un comité
de scientifiques. Son président est nommé par décret du Président
de la République. Ce comité comprend deux personnalités qualifiées
respectivement nommées par le Président de l’Assemblée nationale
et le Président du Sénat ainsi que des personnalités qualifiées
nommées par décret. Le comité rend périodiquement des avis sur
l’état de la catastrophe sanitaire, les connaissances
scientifiques qui s’y rapportent et les mesures propres à y mettre
un terme, y compris celles relevant des articles L. 3131-15 à L.
3131-17, ainsi que sur la durée de leur application. Ces avis sont
rendus publics sans délai. Le comité est dissous lorsque prend fin
l'état d'urgence sanitaire ».
Voir sur le sujet un intéressant dossier du quotidien Le Monde
du 3 novembre 2020 à propos de la crise économique.
Voir notamment le rapport OCDE de 2011 : Future global shocks ;
improving risk governance qui n’a rien perdu de sa pertinence. Sa
conclusion était que comme la détection et la réduction des
menaces ne pourraient être réalisées par les États, il leur faudra
veiller à renforcer la résistance des systèmes en place et en
prévoir d'autres en remplacement. L’analyse de telles situations
n’est pas une nouveauté. Les travaux du mathématicien John Casti
dès les années 1970 pressentaient déjà la représentation des
conséquences d’événements à cinétique rapide correspondant à des
risques inconnus pour lesquels nous ne disposerions de pas ou peu
de données. Casti continue de travailler sur le sujet à travers la
« la socionomique » discipline qui étudie les corrélations
existant (ou n'existant pas) entre ce qui est le « sentiment
collectif » d’une population et les évènements affectant cette
population, les comportements et décisions la caractérisant au
même moment. Ce qui donnera sens aux évènements sera
l'interprétation qu'en fourniront les opinions publiques et qui
iront de la résignation à la révolte.
Chantal Delsol ; Le crépuscule de l'universel ; Cerf ;2020. La
démocratie dans l’adversité (dir) Cerf 2019. Lire aussi son
article paru dans le quotidien Figaro le 24 octobre 2020 à propos
de la crise COVID : « Nous sommes face au sentiment effrayant de
ne plus tenir le futur en main : On nous a habitué aux normes et
au contrôle, aux protocoles, bref aux certitudes….
Devant l’incertitude il faut déployer d’autres facultés que
nous ne maîtrisons pas ou plus : Aller devant le risque inconnu en
faisant confiance à ce courage qui se déploie devant le danger ; à
la conscience morale qui prend des décisions de situation
exceptionnelle. Nous n’avons plus les outils mentaux, éthiques,
spirituels pour répondre à la situation. Le tragique nous est
étranger, nous ne l’apprenons plus à l’école. Nous ignorons que le
danger est le pays de l’avenir ».
Stanley HOFFMANN ; Essais sur la France ; partie « Les
gouvernants », p 91 et suiv ; Seuil ; 1974.
Jared DIAMOND ; Bouleversement, les nations face aux crises et
au changement ; après propos, p393 et suiv ; Collection Essais
Gallimard 2020.
Julien BETAILLE ; Thèse soutenue en décembre 2012 sur « La
question de l’effectivité de la norme juridique » et Denys de
BECHILLON ; Qu’est-ce qu’une règle de droit ? Odile Jacob, 1997,
Paris, p. 61.
In Thèse Julien BETAILLE (supra) : L’adjectif « effectif » peut
se définir comme ce « qui produit un effet réel » que comme ce «
qui existe réellement ». Par conséquent, l’effectivité peut, dans
le premier sens, renvoyer à ce qui engendre un « effet », et dans
le second sens, à ce qui est « réel ». Le terme indique donc soit
une action en cours soit un état résultant du passé. Les études
historiques montrent qu’en France c’est plutôt le caractère de ce
qui existe dans le réel qui a prévalu dans l’utilisation du terme
effectivité.
Voir notamment l’entrée « effectivité » dans les ressources
textuelles et lexicales du CNRTL –CNRS-ATILF, www.cnrtl.fr.
Pour disposer d’études plus approfondies de la notion on peut
se rapporter aux travaux de Georges VEDEL, « Le hasard et la
nécessité », Pouvoirs, n° 50, 1989, p. 27. De Jean CARBONNIER, «
Effectivité et ineffectivité de la règle de droit », L’année
sociologique, 1957-1958, p. 3. De Jean RIVERO, « Sur l’effet
dissuasif de la sanction juridique », in Mélanges offerts à Pierre
Raynaud, Dalloz, Paris, 1985, p. 685.
Gérard CORNU (dir.), Vocabulaire juridique, 8ème éd., PUF,
2007, p. 345.136.
Georges Ripert ; Le déclin du droit, Étude sur la législation
contemporaine ; 1949 ; dernière réédition 1998 ; LGDJ.
Jean Cruet ; La vie du droit et l’impuissance des lois ;
Flammarion ; 1908 ; Les premiers mots de cet ouvrage ont conservé
toute leur pertinence, plus d’un siècle leur écriture : "Nous
voyons tous les jours la société refaire la loi, on n’a jamais vu
la loi refaire la société". Cruet dénonce le risque de toute
puissance étatique et propose d'envisager le droit comme une
question de fait. Voir également l’article de Frédéric Audren ;
Jean Cruet, la vie du droit et l'impuissance des lois in Revue
trimestrielle de droit civil, Dalloz, 2013, pp.917 - 917.
Marie-Anne COHENDET, « Légitimité, effectivité et validité »,
in Mélanges Pierre Avril, La république ; Montchrestien, Paris,
2001, p. 203 et suiv. « L’efficacité d’une norme est le rapport
entre l’objectif officiellement visé par le législateur au moyen
de cette norme et le résultat obtenu concrètement »
Jocelyn BENOIST, Entrée « Hume David », in Olivier CAYLA et
Jean-Louis HALPERIN (dir.), Dictionnaire des grandes œuvres
juridiques, Dalloz, 2008, p. 282. Hans KELSEN, « Qu’est-ce que la
théorie pure du droit ?», 1953, Droit & Société, 1992, p. 554 et
suiv.
Hans KELSEN, « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ?», 1953,
Droit & Société, 1992, p. 554 et suiv.
Walter Benjamin, Pour une critique de la violence ; in Œuvres
I, Gallimard, Paris, 2000. L’expression « vie nue » ou « vie
simple » renvoie à la vie élémentaire.
Voir par exemple les travaux du CODIRPA, Comité directeur pour
la gestion de la phase post-accidentelle d'un accident nucléaire
ou d'une situation d'urgence radiologique. Organisme crée par
l’Autorité de Sureté Nucléaire en juin 2005 et chargé notamment
d’élaborer les éléments de doctrine. Les derniers travaux ont été
publiés en 2019. Il est ainsi bien identifié que dans un contexte
de défiance du public et de multiplication de sources
d’informations pouvant même être contradictoires il faudra traiter
le dilemme d’arbitrer entre le relai d’information non-officielle,
avec le risque que celle-ci s’avère erronée ou exagérée et celui
de se borner à relayer l’information officielle et perdre en
crédibilité s’il s’avère a posteriori que la communication
officielle a minimisé certains faits. On voit dans cet exemple la
difficulté d’articulation entre les autorités administratives
indépendantes et l’État comme évoqué supra dans cet article, mais
aussi la difficulté de prise en compte d’un projet politique
puisque cela relève de l’État et non d’une AAA.
Rapport Future global shocks ; OCDE ; 2011 ; op cit et Jared
DIAMOND ; Bouleversement, les nations face aux crises et au
changement ; op cit.
François JULLIEN, Traité de l’efficacité, Grasset, 1996 ; et
plus généralement l’ensemble de ses écrits traitant de la question
rassemblés dans le volume « La pensée chinoise dans le miroir de
la philosophie » ; Seuil, collection OPUS ; édition 2007.
Julien BETAILLE ; La question de l’effectivité de la norme
juridique ; op cit ; p 662 ; Le philosophe François Jullien invite
en effet à questionner ce modèle. Selon lui, depuis la Grèce
antique, « nous dressons une forme idéale (eidos), que nous posons
comme but (telos), et nous agissons ensuite pour la faire passer
dans les faits ». Nous cherchons ainsi à faire entrer la théorie
dans les faits, mettant peut être trop rapidement de côté le fait
qu’« un écart subsistera inévitablement entre le modèle que nous
projetons pour agir et ce que, les yeux fixés dessus, nous
parvenons à réaliser». L’auteur invite alors à explorer la
philosophie chinoise selon laquelle l’effet n’est pas produit par
l’application d’un modèle, mais résulte d’une situation donnée.
C’est alors le potentiel de la situation qui produit
l’effectivité.
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