Les crises en agriculture et agro-alimentaire,
mères de toutes les crises ?
Serge Michels
Article
paru dans :
Gestion
de crise, 20 ans après. Bilan et perspectives
Numéro spécial 20 ans
N°25 du Magazine de la communication de crise
et sensible, Janvier 2021
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Depuis 25 ans la filière agricole et agro-alimentaire
enchaine les crises à un rythme effréné. Distance croissante des
citadins avec le monde agricole, défiance envers
l’industrialisation de l’agriculture et de l’assiette, sont des
facteurs bien identifiés de prise de distance avec le monde
agricole. Mais ils ne suffisent pas à expliquer l’ampleur prise
par ces crises à répétition. Si le monde agricole vit en crise
permanente c’est d’abord parce qu’il implique directement 2
valeurs fondamentales de notre société moderne : la santé et
l’environnement et ce à travers l’acte le plus universel : se
nourrir. Tout le monde veut savoir ce qu’il mange. Et comme
l’agriculture produit à partir du vivant, donc de l’incertain,
dans un milieu ouvert et naturel avec la complexité qui en
découle, le secteur est un terrain favorable à l’apparition de
crises. Vouloir gérer les crises dans ce domaine implique à la
fois compréhension et humilité pour intégrer toutes ces dimensions
et les difficultés inhérentes à ces crises.
Des filières complexes aux acteurs multiples
La première difficulté à laquelle est confrontée la gestion de
crise dans la filière agricole et alimentaire est la compréhension
des faits, ce qui est pourtant la fondation de toute gestion de
crise. Les filières agricoles sont complexes, les acteurs sont
multiples, les matières premières diverses. Si la traçabilité est
particulièrement développée et performante dans le secteur, la
notion de lot peut atteindre rapidement des quantités de nature à
donner le vertige. Une fraude sur un lot de piment, et nous
parlons immédiatement en millions de produits. Le producteur de
blé livre une coopérative, les blés sont mélangés avec ceux
d’autres producteurs dans un silo, le tout est livré à un meunier
dont le lot de farine va être utilisé par plusieurs industriels.
La moindre défaillance est diluée et multipliée. C’est ce qui
s’est produit avec la crise du fipronil dans les œufs, ou plus
récemment avec la présence d’oxyde d’éthylène dans des graines de
sésame. Un simple rappel de graines de sésame s’est transformé en
cauchemar pour tous les services qualité de l’industrie et la
distribution. Et génère des retraits à répétition dont les effets
sur l’opinion s’avèrent dévastateurs, comme nous avons pu
l’observer lors de la crise Lactalis. L’incapacité à cerner le
périmètre de la crise, et à prendre dès le premier rappel la
mesure du problème est un facteur aggravant pour toute crise. En
matière agricole ce qui peut sembler simple a priori, à savoir
circonscrire le problème, l’est rarement dans la réalité et
nécessite souvent de mener des campagnes d’analyses longues, comme
nous l’avons vu lors de l’incendie Lubrizol à Rouen. Ces
difficultés « techniques » ne doivent en aucun cas être négligées
car elles fragilisent la communication : même les entreprises les
plus vertueuses et aguerries ont pu se trouver en difficulté pour
trouver la communication juste dans des délais compatibles avec le
déroulement de la crise.
La politisation de l’alimentation
Cette difficulté à agir vite et bien, est une fragilité pour un
monde agricole et alimentaire sous haute surveillance.
Journalistes, réseaux sociaux, ONG, ou encore politiques, sont à
l’affut du moindre faux pas, et les commentateurs sont aussi
nombreux que les mangeurs. Ce droit de regard revendiqué par tous
sur la production agricole a plusieurs fondements. Tout d’abord
l’alimentation comme notre environnement sont des biens
collectifs, l’agriculteur est certes propriétaire de sa terre mais
la société exige un droit de regard sur la façon dont il
l’exploite. Le second fondement est lié à une illusion, tout le
monde mange, donc sait ce qui est bon, au sens du goût comme de la
santé. Nous sommes dans l’ère du « je mange donc je sais », alors
que notre perception est plus imprégnée de symboles et de pensée
magique que de connaissances en biologie. Et enfin chacun a une
vision fantasmée de l’agriculture correspondant à un passé
idéalisé plus proche du chasseur cueilleur que de l’activité
agricole. En situation de crise l’entreprise, par obligation de
transparence, va devoir ouvrir les portes de l’usine, dévoilant
une réalité souvent bien loin du fantasme du citoyen, la
production de masse réussit rarement à faire rêver. Les
commentateurs et entrepreneurs de morale commencent à juger les
pratiques de l’entreprise et nous assistons en direct à la
revanche des profanes. Et comme les réseaux sociaux offrent à
chacun la possibilité de s’exprimer, le meilleur comme le pire
prospèrent à grande vitesse, noyant la parole des experts dans la
masse. Ce qui ne semblait qu’une crise mineure devient débat de
société sur le modèle alimentaire, et s’ensuit une politisation du
débat. Les études sociologiques nous montrent que désormais
l’appartenance politique est un prédicteur des attitudes sur les
crises sanitaires bien plus explicatif que le milieu social par
exemple. Le citoyen va plaquer sa vision du monde et ses a priori
au décodage de la crise, les faits devenant accessoires. Par
exemple les complotistes et les antisystèmes verront la marque du
cynisme et de l’argent dans toute crise, et resterons probablement
sourds aux arguments de l’entreprise qui se trouve prise dans un
débat qui dépasse très certainement « sa » propre crise. Le tout
alimenté par tous ceux qui, sur les réseaux sociaux, vivent des
clics et des clashs en nourrissant leur communauté de bais de
confirmation, et au passage leurs propres revenus publicitaires.
Même la solidarité professionnelle face à la crise ne résiste pas
à cette pression, ces sujets sont aujourd’hui trop importants pour
ne pas devenir concurrentiels. Des acteurs concurrents vont
s’exprimer, des modèles alternatifs ne manqueront pas de souligner
leurs différences, isolant encore plus l’entreprise face à sa
crise. Par exemple lors des crises sur les pesticides, des acteurs
du secteur bio ont lancé des campagnes de communication pour
mettre en avant leurs spécificités. Le marketing de la peur
devient ainsi le modèle économique d’acteurs de tous bords depuis
les acteurs économiques jusqu’aux médias et aux nouveaux influenceurs.
Après le raz-de-marée, le temps de la
reconquête
Dans cette surexposition de la filière alimentaire, les acteurs
ont-ils une chance de s’en sortir et que reste-t-il des grands
principes de gestion de crise ? L’objet n’est pas ici de rappeler
tous les principes de la gestion de crise, mais il en est un qui
reste immuable : c’est celui d’être solide sur les faits et les
actes. Face au déferlement critique, et dans un monde totalement
transparent où tout est susceptible de se trouver sur la place
publique, la cohérence des actes et des paroles demeure une
obligation. Pour in fine être tout au long de la crise
irréprochable sur la prise de décision et juste sur les mots, avec
toutes les difficultés évoquées précédemment quant à la lecture
des évènements. A ce classique de la gestion de crise, il semble
nécessaire d’apporter deux éclairages qui prennent une importance
nouvelle dans le monde d’aujourd’hui. Le premier consiste à
activer ce que le sociologue Gérald Bronner appelle : « la
capacité de rétro-jugement » de chacun. Affronter frontalement le
bon à penser dans le phase aigüe de la crise est peine perdue,
mais à mesure que la crise avance l’entreprise peut reprendre la
main en communication si elle est capable de donner suffisamment
de matière et d’éléments pour donner à chacun à réfléchir sur ses
propres convictions. Non pas pour faire évoluer les opinions et
croyances de chacun mais simplement pour essayer d’extraire cette
crise spécifique de schémas pré-établis. C’est-à-dire avoir un
rétro-jugement sur nos certitudes, et commencer à développer une
réflexion personnelle. On ne résiste pas au raz-de-marée du bon à
penser, mais on peut reconstruire la confiance une fois la vague
passée en faisant le pari de la réflexion individuelle. Une autre
règle clé dans la communication de crise dans le domaine agricole
et alimentaire consiste à ne pas rester seul. Les crise agricoles
mettent en jeu l’ensemble de la filière et engagent une multitude
d’acteurs. Si une crise alimentaire devient un sujet de société,
il convient alors de la gérer comme un sujet de société. En
amenant chacun à s’exprimer pour montrer la diversité des points
de vue, alimenter le débat et éviter la saturation du marché
cognitif par des minorités actives. Si le système est remis en
cause, alors c’est à l’ensemble des acteurs de faire la pédagogie
du système, d’expliquer sa raison d’être et sa contribution
globale à la société.
C’est tout l’enjeu de la gestion de crise dans ce secteur. Tout
faire pour qu’elle reste une crise comme une autre, avec les
techniques de gestion de crise communes à tous les secteurs, en
tentant d’éviter de devenir le catalyseur d’un débat de société.
Mais de savoir également prendre ses responsabilités et basculer
dans une autre approche si la crise devient un symbole et une
illustration du débat permanent de la société française sur ce que
devrait être, ou ne pas être, notre agriculture.
Serge Michels est ingénieur agronome, il a géré de
nombreuses crises alimentaires au sein de l’agence Protéines qu’il
a co-fondé et dirigé jusqu’en 2020. Il a récemment fondé la
startup ScienceProtect qui utilise l’intelligence artificielle
pour scanner la science et détecter les crises de demain.
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