L’extraordinaire pouvoir révélateur de la
pandémie de la COVID
Jean de Kervasdoué
Article
paru dans :
Gestion
de crise, 20 ans après. Bilan et perspectives
Numéro spécial 20 ans
N°25 du Magazine de la communication de crise
et sensible, Janvier 2021
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Une pandémie annoncée
Alors que, pour la quatrième fois depuis l’an 2000, un virus
animal s’humanisait, puis se diffusait à la planète entière, la
pandémie qui s’en suivit prit de court les instances nationales et
internationales. Pourtant, pour les spécialistes des maladies
infectieuses, ce ne fut en rien une surprise. Ainsi, en 2006,
Jean-Philippe Derenne et François Bricaire décrivaient ce
phénomène, pour eux certain ; il ne manquait que la date de son
occurrence.
Ce ne fut pas la grippe, mais un coronavirus, le septième de
cette famille qui s’humanisait et trouvait dans l’écosystème de
notre modernité un terrain favorable à sa diffusion rapide. Un
commerce mondialisé, le transport aérien, la climatisation qui
propulse en permanence et partout de l’air plus ou moins bien
filtrée, de nombreux porteurs asymptomatiques furent les
dimensions d’un milieu qui s’est révélé très favorable à la
diffusion de ce microorganisme aéroporté. Il fit en quelques
semaines le tour du monde. La suite est connue.
Chacun a également bien conscience en cette fin d’année 2020
des dimensions multiples de la crise. La première est certes
sanitaire, mais elle est aussi économique, sociale et politique,
voire, plus profondément peut-être, culturelle. Elle n’est
d’ailleurs que dans sa première phase : la phase sanitaire quand
cette dimension domine encore les autres, « à tout prix ». Elle ne
s’arrêtera pas là, car il y aura bien entendu un prix à payer et
cette première phase anesthésiante sera suivie d’une crise
économique aux dimensions sociales et politiques, en espérant
qu’elle ne soit pas aussi insurrectionnelle.
La totale inutilité du principe de précaution
Avant de revenir à l’extraordinaire révélateur politique qu’est
cette crise, soulignons qu’elle démontre ce que nous tentons, sans
succès, de plaider depuis des lustres : la totale inutilité du
principe de précaution. Il n’a protégé la France en rien, mais a
vraisemblablement ralenti les réactions gouvernementales dans la
mise en place des thérapeutiques disponibles.
Rappelons qu’il implique qu’en cas de dommages incertains, il
est nécessaire de prendre des mesures provisoires et
proportionnées. C’est bien entendu stupide, car quand un évènement
est incertain, par essence, on ne sait pas à quoi on pourrait
proportionner des mesures provisoires. On a en effet pu constater
qu’en réponse à la pandémie, les décisions variaient d’un pays à
l’autre. Il y a donc nécessairement d’autres critères qui
rentraient implicitement, ou explicitement, en jeu que la seule «
précaution » qui ne veut, en tant que telle, rien dire.
Certes, dans le principe de précaution, on peut se louer de
l’existence de la procédure d’évaluation des risques, aussi
essentielle que banale, mais en Chine ou ailleurs, il n’a pas été
nécessaire de faire voter un principe, fut-il de précaution, pour
agir en cas d’incertitude en soupesant les risques. Il s’agit
toujours d’arbitrer entre les risques de toutes natures (risk/trade-off),
sans sacrifier l’ensemble à la seule dimension médicale, fût-elle
essentielle.
La dépendance de la France pour la fourniture
de ses biens médicaux
Dans le champ sanitaire, cette discontinuité, cette rupture,
cette crise a révélé à l’opinion de nombreux phénomènes dont
certains étaient connus de quelques experts et pour d’autres
méconnus de tous. La crise divulgue nos atouts et nos limites dans
de très nombreux domaines.
Si déjà, avant l’épidémie, les ruptures nombreuses
d’approvisionnement de médicaments largement prescrits, faisaient
comprendre qu’ils n’étaient pas fabriqués en France, ce fut pour
beaucoup une surprise de découvrir que notre dépendance était
souvent totale en la matière et que, n’étant ni les fabricants, ni
les premiers clients d’entreprises pharmaceutiques mondialisées,
les Français n’étaient pas les premiers servis. Ce fut aussi le
cas des tests dont certains composants venaient d’Inde, d’autres
de Chine pour être assemblés aux Etats-Unis et importés en Europe.
Mais plus encore que ces produits de la chimie fine et de la
biologie de pointe, notre incapacité à fabriquer des masques
chirurgicaux et à stocker une réserve de ... précaution, fut un
choc. La mondialisation réduisait peut-être les prix d’achat, mais
ne garantissait pas les approvisionnements en temps de crise.
Des connaissances limitées en virologie
La recherche mondialisée révéla aussi ses forces et ses
faiblesses. Le séquençage du virus par les équipes chinoises en
quelques semaines fut à la fois une performance remarquable et
l’indicateur que la Chine était bien à la pointe de la recherche
en virologie.
Mais l’on découvrit aussi que l’on ne connaissait pas
grand-chose dans cette discipline. Si l’on sait comment le
Sars-Cov-19 entre dans une cellule, puis comment il détourne le
fonctionnement de la cellule à son profit, on ne sait pas prévoir
ses conséquences cliniques et l’on ne comprend pas pourquoi il
provoque la mort chez certains et passe inaperçu chez d’autres.
Il fallait soigner des malades gravement atteints et, en
soignant, apprendre autrement dit découvrir les échecs des uns,
les voies sans issus des autres, les facéties du virus, les
prétentions d’experts à la légitimité variable, l’inquiétante
prudence des autres, la confusion de beaucoup … La Planète et la
Presse s’initiaient à l’épistémologie. Il est à craindre que de
ces passionnants débats ne demeure qu’un relativisme durable et
que le public ne comprenne pas que les faits scientifiques sont en
permanence remis en cause, qu’il ne s’agit pas du bien et du mal,
mais du vrai et du faux et qu’en la matière seuls les résultats
des expériences comptent/ Malheureusement, en médecine les
expériences ne sont pas toujours possibles pour des raisons
éthiques évidentes et, quand elles le sont, sont longues et
onéreuses.
Les bienfaits de la compétition mondiale en
matière de vaccins
Tout aussi spectaculaire que le séquençage du virus fut la mise
au point de vaccins. Au début décembre 2020, il y en aurait 270 en
cours de mise au point et, déjà, une dizaine en phase 3. Plus de
trois sont déjà utilisés : un au Royaume-Uni, un en Chine, un en
Russie et très vite, dans d’autres pays du Monde, plus d’une
dizaine vont être administrés. En moins d’un an, il a donc été
possible de mettre au point des vaccins alors qu’il fallait,
jusque-là, en moyenne, plus de sept ans. De surcroit est apparu
une méthode innovante d’induire l’immunité par des vaccins à ARN.
La crise est, cette fois aussi, créatrice de nouveautés et, comme
c’est la règle historique, l’innovation majeure vient de firmes
nouvelles.
Bien entendu, et c’est trivial, en une année on n’a pas le même
recul qu’en dix ans. Très vraisemblablement certains vaccins
présenteront des effets secondaires, tous les êtres humains ne
réagiront pas de la même façon, l’immunité des uns sera plus
courte que celle des autres … A suivre donc, mais pour l’instant
la compétition mondiale, qui n’est pas que financière, a fait
merveille même s’il faudra une bonne année encore pour en mesurer
l’efficacité et au moins un lustre pour connaitre la prévalence
des effets secondaires.
La découverte des différences entre médecine
et santé publique
Toujours dans le domaine du savoir, l’Humanité a aussi pu
constater que « médecine » et « santé » n’était pas des synonymes.
Jusqu’au début de l’année 2020, les prouesses de la médecine du
dernier siècle furent telles que la santé publique ne fut pas la
priorité des gouvernements, pas plus d’ailleurs que celle des
facultés de médecine.
La médecine s’intéresse à des personnes qu’elle s’efforce de
soulager, voire de guérir et pour cela, le médecin les prend en
charge, les informe, les rassure et, bien entendu, quand il le
peut, les soigne grâce aux outils diagnostiques et thérapeutiques
du moment.
La santé publique est d’une autre nature car elle a pour unité
d’analyse, non pas une personne, mais une population atteinte
d’une maladie (la grippe, l’accident vasculaire cérébral, la COVID
19…) ou d’un facteur de risque (surpoids, hypertension, …) dont
elle va essayer de décrire la prévalence et la diffusion par des
indicateurs démographiques (âge et sexe), géographiques (pays,
région…), socio-économiques (revenu, éducation...), voire
religieux et culturels. Ses outils sont statistiques et
quasi-identiques à ceux de l’agronomie, de l’économie ou de la
sociologie. Ses modes d’actions sont pour l’essentiel éducatifs
(« Il faut manger cinq fruits et légumes par jour »), policiers («
Il est interdit de fumer dans les lieux publics » ; « la vitesse
est limitée à cinquante kilomètres par heure », « il faut porter
un masque en dehors de son domicile » …) et préventifs
(vaccination…). Quand elle n’informe pas, quand elle ne prévient
pas, la santé publique interdit et donc punit : la santé publique
est par essence liberticide, même si elle préfère afficher sa
dimension éducative. On le voit à l’œuvre dans les mesures
barrières, la quarantaine, le couvre-feu, les autorisations de
voyager, de commercer, de distraire, de restaurer, de faire la
fête… Et l’on constate que l’on n’a pas en la matière fait
beaucoup de progrès depuis que la République de Venise s’efforçait
de lutter contre l’épidémie de peste il y a cinq siècles.
Faillite de l’Etat et grandeur de la médecine
Pour ce qui est de la France, la pandémie a révélé l’excellence
de sa médecine et, avec la grande pauvreté de la santé publique,
la faillite de l’Etat.
Arrive la COVID. Les services du ministère ne sont pas
directement compétents pour commander des masques. Cette
compétence est celle d’une agence : « Santé publique France »,
dont ce n’est qu’une des missions et qui, nous l’avons tous
appris, laissait détruire des masques alors que l’épidémie était
déjà bien installée. Le financement de cette agence, vient du
budget de l’Etat. Or, il est plus que vraisemblable qu’avant
l’épidémie aucune ligne de dépense n’était prévue pour renouveler
les stocks de masques en 2020. Or, dans l’administration, on ne
peut pas commander – à supposer que l’on sache commander, comme le
font les acheteurs des grands magasins – quand il n’y a pas de
crédits budgétés !
La tutelle de « Santé publique France » est exercée par la DGS,
mais la petite équipe qui en a la charge (la « division agence de
santé partenariat et concertation »), exerce aussi la tutelle de
très nombreuses autres institutions sanitaires de la nébuleuse
ministérielle . Elle est rattachée au service d’appui de «
pilotage et de soutien de la DGS », sous la hiérarchie du DGS,
lui-même sous l’autorité du Ministre. Il n’est donc pas étonnant
que la question du stock de masques se soit perdue dans ce
labyrinthe financiéro-bureaucratique.
Pour ce qui est des tests, le ministère n’est pas directement
compétent car, s’il régule le secteur de la biologie médicale, il
ne gère ni la fabrication, ni la commande de tests. Or, pour que
les Français puissent être testés, le test doit d’abord être conçu
par des industriels, puis être autorisé par la Haute autorité de
santé, avant d’obtenir un tarif pour que les laboratoires de
médecine de ville (laboratoires libéraux) puissent les réaliser et
se faire rembourser quand le test a été prescrit par un médecin.
L’argent viendra alors de l’assurance maladie, comme pour toutes
les dépenses de soins des malades de la COVID.
De surcroit, toujours pour les tests, la biologie française est
éclatée en une multitude de petits sites de prélèvements (plus de
4000). Ils ne sont pas équipés sur place pour réaliser les tests
de dépistage des virus et transmettent donc leurs prélèvements
soit à leur maison mère (un peu moins de 500) soit, le plus
souvent, à un oligopole d’une douzaine de laboratoires dits «
spécialisés ».
Mais les appareils utilisés en la matière étaient peu nombreux
en mars dernier et les équipes peu formées. Certes, il y en
existait dans les services vétérinaires (au moins un par
département) et dans les laboratoires de recherche, mais,
corporatisme oblige, il a fallu plusieurs semaines pour que l’état
accepte de les utiliser. « Des chercheurs, des vétérinaires pour
faire des tests médicaux ? Vous n’y pensez pas ! »
Le ministère de la santé n’est donc pas celui des armées dont
on a vu les capacités opérationnelles quand fut installé en moins
d’une semaine un hôpital de campagne à Mulhouse. Il n’a pas de
service du génie, il gère par des règlements. Comme nous l’avons
tristement constaté, il n’y a pas de câble entre la cabine de
pilotage du Ministre et les ailes de l’avion, seulement des
injonctions.
Un rationnement aussi omniprésent que nié
Enfin, en France, cette crise permettait de découvrir
l’importance des mécanismes de rationnement. Depuis le début de
l’épidémie, les exemples de questions posés par l’allocation de
biens rares hors marché ne manquent pas, en France comme ailleurs.
Qui doit recevoir des masques en priorité ? Qui doit être testé ?
Qui doit être vacciné ? Ces questions sont pour les pouvoirs
publics embarrassantes car les experts, au mieux, ne sont
légitimes que pour apporter des éléments techniques. Ils peuvent
en effet indiquer que les masques, les tests ou les vaccins
peuvent être plus ou moins utiles pour telle ou telle partie de la
population, mais ils ne sont pas légitimes pour définir les
priorités car la réponse est politique, elle se réfère à des
valeurs.
Les Français, contrairement aux Anglais, n’ont jamais su
débattre au grand jour du rationnement et de ses critères,
laissant croire à l’existence de recettes infinies de la sécurité
sociale, pourtant en déficit de 49 milliards d’euros en 2020 et
presque autant l’année prochaine (37 milliards). Leurs politiques
continuent de prétendre que l’on peut toujours soigner tout le
monde à tout prix. Le rationnement existe néanmoins ; il est donc
implicite et, par construction, inégalitaire.
Je doute que cela change mais, pour une fois, dans ce cas au
moins, le Gouvernement ne pourrait-il pas cesser de cacher ses
choix politiques derrière ses experts et nous dire, en adultes que
nous sommes, quels sont ses critères explicites pour classer ses
priorités ? Et, s’il y avait besoin d’un débat, le Parlement, et
non pas quelques « conférences citoyennes », serait parfaitement
adapté pour choisir au lieu de laisser advenir la technocratie,
certainement bourrée de bons sentiments, mais néanmoins
technocratique, aux critères on ne peut plus discutables.
Une crise aux très nombreuses révélations et
donc, potentiellement, très riche
Mondialisation des idées et des biens, limites du savoir,
concurrence pour les vaccins, grandeur de la médecine, faillite de
l’Etat … chacun de ces thèmes mériterait d’être développé ; mais
si l’on mesure l’importance d’une crise parce qu’elle révèle, la
moisson de la pandémie de la COVID est d’une incommensurable
richesse. Reste à savoir ce que les français et leurs élus en
feront.
Article rédigé le 10 décembre 2020
Jean de Kervasdoué est membre de l’académie des technologies
et professeur émérite au Conservatoire national des arts et
métiers (CNAM) où il occupait la chaire d’économie et de politique
de santé. Il a notamment créé l’école Pasteur-CNAM de santé
publique. Il a publié de très nombreux ouvrages en économie de la
santé et plusieurs critiques de l’écologie politique. Il est
chroniqueur au journal Le Point. Il fut le directeur des hôpitaux
au Ministère de la santé entre 1981 et 1986.
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