Crises et pilotage : fracturer nos univers mentaux
Patrick Lagadec
Article
paru dans :
Gestion
de crise, 20 ans après. Bilan et perspectives
Numéro spécial 20 ans
N°25 du Magazine de la communication de crise
et sensible, Janvier 2021
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La question de la « Crise » et de sa « Gestion » a connu une
belle trajectoire depuis les efforts pilotes de la fin des années
70 – avec notamment le numéro de la revue Communications de 1976,
qui ouvrit la réflexion de superbe manière, sous la houlette
notamment d’Edgar Morin –jusqu’à des mises en forme de plus en
plus élaborées et documentées par nombre de centres de recherche
et de formation.
Mais il faut avoir la lucidité de reconnaître les profondes
ruptures que nous connaissons depuis le tournant du siècle : un
monde de plus en plus complexe et traversé de failles
structurelles oblige, en réponse, à de profondes ruptures dans nos
visions des crises et de leur pilotage. À l’heure où l’on pourrait
vouloir célébrer les avancées réalisées, voici qu’il nous faut
consentir à un formidable travail d’invention.
Des avancées remarquables, des résistances
profondes
Le parcours de la gestion des crises a été nourri
d’innombrables études de cas – avec notamment celui du Tylenol de
Johnson & Johnson en 1982, qui a inspiré chercheurs et praticiens.
Les efforts ont été stimulés par une série de grands accidents –
Seveso en premier lieu – qui n’ont cessé de souligner l’acuité des
problèmes posés, appelant réflexion et action.
Il faut toutefois bien avoir à l’esprit les résistances qu’il
fallut vaincre. Dans le domaine intellectuel, l’obstacle
souterrain était la place de l’événement, qui suscitait un recul
aussi vif qu’instinctif. Edgar Morin l’avait indiqué avec une
belle clarté, dès 1972 :
« La science classique avait rejeté l’accident, l’événement,
l’aléa, l’individuel. Toute tentative de les réintégrer ne pouvait
sembler qu’anti-scientifique dans le cadre de l’ancien paradigme.
Mais rien de plus difficile que de modifier le concept angulaire,
l’idée massive et élémentaire qui soutient tout l’édifice
intellectuel. Car c’est évidemment toute la structure du système
de pensée qui se trouve bouleversée, transformée, c’est toute une
énorme superstructure d’idées qui s’effondre. Voilà à quoi il faut
s’apprêter. »
Combien de fois, confirmant cette perspective, j’ai vu tomber
l’ombre de Buffon sur les cénacles les plus sûrs de leur prestige
et de leur autorité :
« Des causes dont l’effet est rare, violent et subit ne doivent
pas nous toucher, elles ne se trouvent pas dans la marche
ordinaire de la Nature ; mais des effets qui arrivent tous les
jours, des mouvements qui se succèdent et se renouvellent sans
interruption, des opérations constantes et toujours réitérées, ce
sont là nos causes et nos raisons ».
Il faudrait ausculter les ancrages très profonds de cette
résistance, avec notamment l’inquiétude de voir ébranler, par la
place donnée à l’événement et la catastrophe, l’édifice
scientifique qui avait eu tant de difficulté à se départir de la
vision préscientifique du monde et de la création. Ou encore la
terreur de voir questionner un système qui, fondamentalement,
était pensé et présenté comme intrinsèquement sûr – la question
étant même ressentie comme blasphématoire. Comme si, pour
reprendre les mots de la psychanalyste Nicole Fabre explorant
l’hostilité viscérale de Descartes à s’intéresser à la notion de
vide retenue par Pascal, ouvrir la moindre question viendrait
menacer les racines mêmes de l’édifice.
Sur le front « opérationnel », les résistances furent tout
aussi farouches. L’argument central consista à brandir le devoir
“d’optimisme” pour dénier pertinence et même légitimité à toute
démarche de questionnement sur le thème des crises. « On s’est
toujours sorti des mauvais pas » ; « Je ne jouerai pas les
Cassandre ! ». Et le “bon sens” fut souvent opposé à l’examen : «
Il y a tellement de choses qui marchent, pourquoi se focaliser sur
les quelques accidents qui confirment en fait la réalité d’une
bonne maîtrise des risques et des systèmes ? ».
Autre ligne de refus, dans chaque profession : « Vous n’allez
tout de même pas insinuer que je fais mal mon métier ! ». Quant à
se “coordonner” avec d’autres qui ne partageaient même pas le même
langage, les mêmes principes, les mêmes doctrines, il ne pouvait
en être question.
Et pour ce qui était de la communication, les refus les plus
violents ont longtemps été la norme. Comme me le dit un président
d’un groupe industriel avec aplomb : « Dans mon groupe, il n’y a
que moi qui communique, et j’ai pour principe de ne rien dire ».
Il fallut bien des décennies pour faire admettre que, désormais,
les risques sortaient des enceintes industrielles (ou autres
clôtures) et que, dès lors, risques et crises devenaient des
questions intéressant la cité dans toutes ses composantes, et non
plus seulement tel ou tel “propriétaire” de risque.
On mesure le chemin parcouru : la problématique des crises a
pris sa place dans le monde intellectuel ; et, dans le monde
opérationnel, les avancées ont été impressionnantes : cartographie
des risques, examen des scénarios de crise, préparation aux
situations opérationnelles difficiles, coordination entre
multiples partenaires, information préalable, gestion de crise,
communication de crise, retour d’expérience, etc. Autant de pistes
ouvertes et pratiquées, certes à consolider avec obstination
puisqu’en ce domaine la réussite est un combat permanent.
Mais depuis le tournant du siècle, et la dynamique ne fait que
s’accélérer, nous sommes sortis de l’épure qui a vu naître la
Gestion de crise, désormais sortie de son “domaine de vol”. La
crise financière de 2008, Fukushima, et actuellement la pandémie
mondiale sont venus et viennent dramatiser l’urgence d’une
nouvelle donne en matière de crise et de pilotage. Sans rien
oublier des acquis, il s’agit d’ouvrir de nouvelles cartes et de
nouvelles routes sans lesquelles nous perdrions toute maîtrise des
crises et ruptures à l’ordre du jour.
La Gestion de crise projetée dans un tout
autre espace
Le temps est moins à célébrer nos victoires passées qu’à se
mobiliser pour penser et ouvrir des chemins inconnus.
En bref, il s’agissait surtout, jusqu’à présent : de considérer
des accidents spécifiques, isolés, de fréquence faible, exposant à
l’incertitude (mais sans rupture centrale de paradigme),
susceptible de mesures correctives connues et pouvant permettre
des cicatrisations à échéance contenue, exigeant une transparence
dans l’information et de l’empathie de la part d’autorités
publiques ou privées, reconnues comme en charge d’un leadership
devant être exercé par ces instances supérieures.
Nous voici dans un tout autre espace.
Non plus l’événement, mais l’engloutissement par des mégachocs
sortant des échelles de référence. Non plus l’événement bien typé,
mais des chocs composites. Non plus un choc localisé, mais un
déclencheur d’ébranlements systémiques, en raison de couplages
serrés généralisés. Non plus l’incertitude – soit des brouillards
particuliers que le corps de connaissance, toujours valide, va
devoir dissiper –, mais l’inconnu : des brouillards profonds que
les savoirs à disposition ne sont pas en mesure de lever.
Bien davantage encore, des ruptures d’environnement
transforment le tableau profond des crises. Des fragilités de
toutes natures, qui se croisent, se nourrissent et s’exacerbent
les unes les autres, construisent des contextes fondamentalement
crisogènes :
• Toute crise se trouve rapidement au sein de gerbes complexes,
N crises simultanées rendant difficile la résolution particulière
de l’une quelconque d’entre elles.
• Les socles fondamentaux sont comme en “surfusion”,
susceptibles d’éruptions majeures, de prises en masse
ultra-rapides, en cas d’ébranlement particulier. Là aussi
l’engloutissement devient la référence.
• Le principe d’une information rapide des citoyens sur les
événements et leur conduite se trouve bousculé dès l’instant où
l’expertise se heurte non plus seulement à l’incertitude mais à
l’inconnu, rendant tout message aussi ardu à construire,
fondamentalement fragile, et difficile à recevoir.
• Plus grave : le terrain de réception des messages est de plus
en plus celui de l’attrait décisif pour les “réalités
alternatives”, avec engloutissement de l’idée de vérité, et
recherche frénétique car sécurisante du faux.
• Le développement exponentiel des réseaux sociaux et autres
chaînes d’information continue, qui ont des atouts indéniables à
faire valoir en matière de crise , présente aussi des défis
colossaux : prime donnée à l’instantané, à l’extravagance et à la
dénonciation pulsionnelle ; coagulation flash des représentations
rendant délicat tout ajustement pourtant nécessaire des messages ;
atomisation et formation de clusters fermés où chacun peut aller
chercher refuge d’autant qu’il est fermé et en opposition à toute
forme de réflexion critique.
Soumis à ces multiples courants contraires, le pilotage de
crise est confronté à une mise en question existentielle : le
voici à devoir opérer sur des situations de plus en plus “hors
cadre”, alors que les contrats sociaux sont déchirés, et qu’il
faut subir une délégitimation profonde de toute autorité – qu’elle
soit non seulement supérieure, mais même exercée « par le bas »
comme on l’a vu ces dernières années avec dénonciation radicale de
toute forme de représentation. Et l’on voit même parfois,
notamment avec le cas emblématique des États-Unis, des dirigeants
se jeter à corps perdu dans le faux, la désarticulation des liens
sociaux, et les principes fondamentaux de la démocratie.
Le temps de l’invention
Craig Fugate, l’administrateur de la FEMA, la sécurité civile
américaine, qui remonta son institution après la débâcle de
Katrina, traça la ligne essentielle dans le sillage de l’ouragan
Sandy en 2012 :
« Nous continuons à planifier pour ce que nous sommes capables
de faire ; nous continuons à nous préparer et nous exercer pour
ce que nous sommes capables de gérer. Nous devons planifier, nous
entraîner, nous exercer, à une tout autre échelle, pour fracturer
nos univers mentaux traditionnels ».
Il faut bien entendre le message : avant de songer à dessiner
des réponses opérationnelles, l’urgence est de savoir comment
préparer les esprits et les cultures pour que les sauts
conceptuels et opérationnels, puissent être pensés, construits, et
opérés.
John Barry, qui a disséqué l’épisode-rupture de la Grippe
espagnole de 1918-20, souligne dans cette perspective l’importance
des efforts qui furent développés par des scientifiques de pointe
aux États-Unis à la fin du 19ème siècle, alors qu’ils percevaient
clairement que les cadres de pensée et donc d’action, n’étaient
plus en mesure de répondre aux défis de la santé publique tels
qu’ils allaient se présenter. Leur réplique :
« Ils créèrent un système capable de produire des personnalités
qui seraient en mesure de penser de façon nouvelle. »
C’est notre première tâche. Il s’agit moins de préparer les
opérationnels à répondre à des scénarios connus, en mobilisant
plus rapidement, en coordonnant plus efficacement, en communiquant
plus promptement… que de préparer l’ensemble des acteurs –
dirigeants au premier chef – à naviguer dans les océans inconnus
et torrentueux des crises actuelles.
Ce qui signifie notamment : questionnement inédit, discernement
éclairé, consultation ouverte, décision toujours en ligne de
crête, correction rapide de trajectoire intégrée au processus,
etc.
Nous avons besoin de découvreurs, et pas seulement de managers
ou d’administrateurs. Cela doit conduire à penser des formations,
des entraînements, des exercices de simulation, repensés en
fonction de cette nouvelle donne des univers de crises hors cadre.
Avec l’idée centrale défendue par Todd LaPorte : non pas se
préparer pour ne pas être surpris, mais se préparer à être
surpris. Et inscrire cette exigence de façon structurelle dans nos
institutions.
Nous avons ainsi besoin de mettre en place des démarches de
type « Force de Réflexion Rapide » , pour venir instantanément
épauler les décideurs dans les crises illisibles qu’ils vont
désormais devoir traiter sur base régulière. Certes, cela est
souvent difficile car nos cultures de crise restent ancrées dans
l’univers de l’urgence et de ses réponses préparées, plus que dans
la nécessité d’ouvrir le questionnement et d’inventer des
combinatoires d’intervention libérant des dynamiques positives. Il
va falloir accepter ce type d’institutionnalisation de
l’anticipation et du traitement de la surprise, former des viviers
de personnes aptes à travailler sur feuille blanche, préparer les
dirigeants à faire un usage maîtrisé de pareil dispositif.
Le spectre des innovations nécessaires est très large. Au
nombre des pistes à ouvrir :
• La préparation des dirigeants à opérer dans ces univers de
haute criticité, et sans mode d’emploi. Cela est
extraordinairement éprouvant quand toute une carrière a été
construite sur la capacité à mobiliser rapidement les meilleures
réponses convenues et conformes. Mais nous n’avons plus le choix :
le dirigeant doit se faire découvreur, ou il sera en très grande
difficulté.
• La préparation des organisations à susciter la promotion en
leur sein de personnalités inventives, tolérantes à l’inconnu et
l’aberrant, promptes à se mettre en posture d’invention. Le plus
souvent, ce type de ressource a été biologiquement écarté de nos
organisations, plus soucieuses de conformité que d’agilité et
d’inventivité. Mais il s’agit désormais d’exigence vitale.
• La préparation des experts à l’intervention en situation
d’inconnu, et de haute criticité, quand il faut éclairer
dirigeants comme citoyens, en commençant par situer les limites de
ses connaissances, et non brandir des connaissances convenues. Et
la préparation des dirigeants à opérer avec l’expertise, sans se
mettre à la remorque des “sachants”.
• La préparation tout au long des chaînes d’intervenants à
inventer des logiques de réponse, à consolider la plasticité des
postures et des réponses.
• La préparation du citoyen à prendre en charge des situations
pour lesquelles les solutions ne pourront être apportées sur un
plateau par des dirigeants, et qu’il faut contribuer fortement
soi-même, dans une dynamique collective très fine, à ouvrir des
voies de réponse.
• La préparation de chacun – y compris dans les médias – à
intervenir sur le terrain de la communication autrement que dans
une logique de libération brute des pulsions, de valorisation des
postures les plus excentriques car susceptibles de buzz aussi
instantané que puissant, source d’audience assurée. Il est
important de « libérer la parole », de donner une place à
l’émotion. Mais le seul registre de l’émotion, de la vocifération
sans limite, ne saurait aider à traverser les épreuves les plus
éprouvantes qui nous attendent.
Les tableaux à repenser et transformer sont fort nombreux et
des références peuvent être préconisées pour naviguer au travers
des terrains de crises qui sont les nôtres désormais. Mais
l’essentiel tient à la détermination de nous hisser à la hauteur
des responsabilités qui sont les nôtres alors que les risques
vitaux pour nos sociétés sont en profondes reconfiguration : c’est
d’un nouvel élan, puissant et partagé, dont nous avons désormais
collectivement le plus grand besoin.
Patrick LAGADEC, directeur de recherche honoraire à l’École
polytechnique (1977-2013), est analyste et intervenant dans le
domaine de la prévention et du pilotage des crises hors cadre, du
leadership en milieu instable et largement inconnu. Son site
internet est
conçu comme une plateforme de partage d’expériences et de
réflexions :
www.patricklagadec.net
Références :
“La notion de crise”, Numéro spécial, Communications, n° 25,
1976.
Edgar Morin : “Le retour de l'événement”, Communications, n°18,
1972. (p. 6).
Dans : Théorie de la Terre (1749), cité par Jean Delumeau et
Yves Lequin, Les Malheurs des temps – Histoire des fléaux et des
calamités en France, Larousse, coll. « Mentalités : vécu et
représentations », Paris, 1987, p. 397.
Éric Buffetaut : “Le catastrophisme dans l’histoire de la
géologie”, avant-propos du dossier “Les éléments en furie”, Pour
La Science, n° 51 avril-juin 2006, p. 2-6 (p. 5-6).
Nicole Fabre : L’Inconscient de Descartes, Paris, Bayard, 2004
(p. 91).
Patrick Lagadec : “Les réseaux sociaux dans les crises : le
basculement”, Préventique, n° 153, Juillet 2017, p. 5.
http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/prev153-p05-actu-lagadec-p.pdf
Letter from the Administrator, Hurricane Sandy After-Action
Report, FEMA, July 2013.
John M. Barry, The Great Influenza – The Epic Story of the
Deadliest Plague in History, Penguin Books, New York, 2004 (p. 7).
Todd R. LaPorte, “Surviving Future Disasters” conference,
Stephenson Disaster Management Institute, Louisiana State
University, 7 April 2008 – reprise video sur le site de PL :
www.patricklagadec.net, section vidéos pédagogiques.
Patrick Lagadec : “La Force de réflexion rapide. Aide au
pilotage des crises”, Préventique-sécurité, n°112, juillet-août,
2010, p. 31-35.
http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/PS112_p31_ Lagadec-p.pdf
Patrick Lagadec : “L’expertise aux prises avec l’extrême”,
Préventique, n°127, Janvier-février 2013, p. 21-23.
http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/Prev127_p21_Dossier-Lagadec-p.pdf
Matthieu Langlois, Marie Borel, Olivier Clovet, Viviane
Justice, Christine Spuccia, Mathieu Raux : “Cellule de
coordination des flux sortants des réanimations en période de
Covid-19”, SFMU, Ann. Fr Med. Urgence, Numéro spécial, Août 2020.
Patrick Lagadec : “le citoyen dans les crises – Nouvelles
donnes, nouvelles pistes”, Préventique-Sécurité, n° 115,
Janvier-février 2011, p. 25-31.
http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/PS115_p25_Lagadec-p.pdf
Patrick Lagadec : « Pilotage de crise en terre inconnue - Guide
de réflexion-action 2020”, 27 août 2020.
http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/27-08-2020.pdf
Patrick Lagadec : Le Temps de l'invention - Femmes et Hommes
d'État aux prises avec les crises et ruptures en univers
chaotique, Préventique, juillet 2019.
http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/Lagadec-LeTempsdelInvention.pdf
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