20 ans de retard sur les crises
Edito de Didier Heiderich
Article
paru dans :
Gestion
de crise, 20 ans après. Bilan et perspectives
Numéro spécial 20 ans
N°25 du Magazine de la communication de crise
et sensible, Janvier 2021
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Crise : Emprunt au latin impérial crisis, « étape
décisive » ; du grec ancien krisis, « décision ».
20 ans d’observation des crises nous permettent un constat :
nous ne savons finalement pas grand-chose d’elles, sinon que nous
avons la prétention de les gérer. Ainsi, en 20 ans, les
principes et méthodes de gestion de crise ont peu évolué et
trouvent souvent leurs limites dans les réponses à apporter face
aux enjeux que rencontrent les états et les organisations dans un
monde de plus en plus complexe, interconnecté, sensible, incertain
où se heurtent des oppositions, où la surprise règne. Il suffit de
voir, nous alerte Serge Michels dans ce magazine, qu’un simple
rappel de graines de sésame venues d’Inde « s’est transformé en
cauchemar pour tous les services qualité de l’industrie et la
distribution », mettant en péril nombre de PME en plein marasme
économique. La réponse « gestion de crise » ne dit finalement pas
grand-chose en amont des crises en gestation, des fils qui se
défont, de la crise qui se dessine sans être forcément déclarée,
des enjeux stratégiques qui se profilent, des décisions qui
pèseront lourd sur le futur et de la gestion de l’après-crise.
L’ontologie des crises nous enseigne que la gestion et la
communication de crise ont en permanence un train de retard,
qu’elles font face à de nouvelles réalités, incertitudes et
paradigmes dans un monde qui se transforme sous nos yeux.
Le malentendu
« D’une certaine manière, la crise est en crise », nous
informait Alain Vulbeau en 2013 . Car la notion de crise est
mouvante et instable. Pendant ces 20 ans, elle a évolué pour
dépasser les événements majeurs qui bousculent la société pour
englober des épiphénomènes comme savent s’en nourrir les réseaux
sociaux. Faute d’une définition commune de la crise, il est
difficile de savoir ce qui est précisément géré. Dans ce numéro,
Patrick Lagadec nous avertit « il faut avoir la lucidité de
reconnaître les profondes ruptures que nous connaissons depuis le
tournant du siècle : un monde de plus en plus complexe et traversé
de failles structurelles oblige, en réponse, à de profondes
ruptures dans nos visions des crises et de leur pilotage. »
Réside un biais permanent dans notre vision des crises. Cette
vision se refuse de voir les menaces qui se dessinent. Une cécité
qui nous vient de notre incapacité à nous projeter dans
l’improbable, d’imaginer les cygnes noirs qui se profilent à
l’horizon. Mais dans son article, Catherine Malaval met en garde
sur la prétention de tout anticiper : « le mythe prométhéen absolu
des entreprises et des sociétés contemporaines serait devenu la
prédictibilité. » Il convient par conséquent de se préparer à
l’imprévu.
L’éternel présent
Les 20 ans qui viennent de s’écouler interrogent tous nos modèles
économiques, politiques, sociaux, ancrés depuis des décennies. La
modernité, en perte de sens, ne fait plus recette. La confiance en
l'avenir fait place à d’étranges puzzles de croyances,
d’affrontements et d’appréhensions dans un monde qui nous échappe
et dans lequel les crises se succèdent. Ulrich Beck nous informait
déjà en 1992 dans « La société du risque » de l’abolition des
frontières face aux risques, ce que l’épidémie de COVID-19 a fait
la démonstration à l’échelle planétaire. Aujourd’hui, l’avenir est
source d’angoisse bien plus que d’espoir en un futur meilleur.
Qu’importe, il nous reste le présent. Entre le culte du résultat,
les difficultés quotidiennes et les notifications des smartphones,
la société semble se figer dans un éternel présent qui ne permet
plus de se projeter, qui accapare nos pensées, qui nous emprisonne
dans une dictature de l’instant. Le personnel politique n’est pas
en reste, prompt à réagir et à légiférer à la moindre
interpellation, au moindre fait divers. On peut observer la
facilité et la rapidité avec lesquelles il prend position et
décrète, non plus sur des critères objectifs, mais en réponse à
une pression de plus en plus forte des publics qui s’est accentuée
en 20 ans avec la puissance des réseaux sociaux. Pourtant le
politique « ne peut s’affranchir d’une interrogation sur la
fonction même du droit qu’il produit et qu’il applique » nous
interpelle Gérard Pardini dans ce numéro. Faute de prévoir, le
monde politique peut feindre de dominer le présent. Réfugiée dans
cet éternel présent, la prospective en matière de crise n’existe
plus où alors elle est considérée comme une fantaisie
universitaire. Les priorités s’arrêtent au rétroviseur, à la
dernière crise, à l’impérieux besoin de se rassurer. Ainsi la
crise H1N1 paraissait être une crise d’un autre temps avant
l’arrivée du SARS-COV2.
L’absence de vision n’est pas une erreur en gestion de crise,
c’est abandonner à demain les crises que l’on pourrait entrevoir
aujourd’hui pour mieux les gérer.
L’inadaptation de la gestion de crise
Aussitôt avions-nous compris l’importance de se préparer aux
risques naturels et industriels, nous étions déjà projetés dans un
inventaire élargi des menaces : impudence des réseaux sociaux,
attentats djihadistes, cyberattaques, COVID-19, Brexit, infox,
etc. Ceci jusqu’à l’incroyable sédition organisée par le président
Donald Trump lui-même. A peine sommes-nous surpris par une crise,
qu’une nouvelle se profile à l’horizon.
La gestion de crise a pour vocation de se focaliser sur un
événement précis, limité dans un temps défini, avec la volonté
d’un retour le plus rapide possible à la normale. Fondée sur une
cartographie des risques convenue, une organisation en cellule de
crise souvent « bunkerisée » par des biais cognitifs, une
planification centrée sur la gestion de l’urgence et la réduction
des impacts les plus saillants, la gestion de crise souffre de ses
stéréotypes. Et une fois l’incendie éteint, les poncifs de la
gestion de crise demeurent sans voix face aux vacances et
incertitudes qui façonnent des enjeux multiples. Nous pourrions
alors arguer que la résilience couvre les lacunes de la gestion de
crise. Mais c’est oublier que la résilience n’est pas une méthode,
mais un état « la résilience préexiste au choc, elle est un
potentiel, révélé par ce choc ».
Face aux difficultés à gérer une crise, nous pouvons conclure
qu’elles sont protéiformes et qu’elles recèlent toujours une part
d’imprévisible ; postulons que la gestion de crise a pour
principal défaut son origine militaire, son déclenchement à un
temps T et son organisation en cellule de crise. Dans un monde
sensible, cette configuration structure et appauvrit les réponses
à une crise, abandonne à l’empirisme la majorité des enjeux
sensibles.
Les poisons de la communication de crise
En 20 ans, la confiance envers les Etats, les entreprises, les
médias et les scientifiques s’est progressivement effritée jusqu’à
la rupture. Nous pourrions accuser les réseaux sociaux de tous les
maux, mais ce serait vite oublié les vacances, erreurs et fautes
qui ont jalonné toutes ces années. Qu’importe, à force d’éléments
de langage, de messages brouillés, de contradictions, de
surenchères, les organisations ont perdu le contrôle de leur
communication devenue auto-immune. Tout était réuni pour que
nombre trouvent refuge dans les « fake news » et se laisse
emprisonner dans des bulles de filtre. Les infox empoisonnent la
communication de crise devenue inaudible face à l’émotion que
suscite une crise, à l’esthétisation des « faits alternatifs », à
l’indignation et la contestation de l’ordre établi. A l’heure où
la science est devenue une opinion comme une autre, où le débat
fait place à l’invective, les faits n’ont plus beaucoup
d’importance. Pendant ces 20 ans, l’Observatoire International des
Crises a travaillé sur plusieurs concepts destinés à renchérir la
communication des organisations, principalement la communication
sensible et les relations publiques de crise. Mais dès qu’une
crise éclate, les démons des éléments de langage réapparaissent,
avec cette croyance qui voudrait que quelques phrases bien
formulées suffisent à étouffer une crise. C’est oublié l’essentiel
: l’incrédulité des publics dans une société où « chacun
aujourd’hui considère qu’il est plus important de défendre une
norme individuelle autoproclamée que des normes collectives de
moins en moins acceptées » (Gérard Pardini).
Demain
A l’aube de 2021, notre monde est confronté à de multiples
dérèglements, climatiques, politiques, sociaux, géopolitiques. Qui
aurait imaginé, il y a un an encore, cette pandémie qui a
totalement bouleversé notre quotidien, nos économies et surtout
tué tant de personnes ? A l’heure où sont écrites ces lignes, plus
de 2 058 534 morts du coronavirus sont recensés dans le monde. Dès
le début de cette crise était évoqué « le monde d’après », un
monde dans lequel « Il faut qu’on apprenne à vivre dans
l’incertitude » plaide Edgar Morin, alors que les normes et
principes façonnés par notre Histoire occidentale, s’estompent
pour laisser place à l’incertitude. Ou pire. Pour Patrick Lagadec
nous devons nous préparer « non plus à l’incertitude, mais à
l’inconnu. » Nous sommes ainsi rappelés à l’ordre par
l’incertitude fondamentale. Encore faudrait-il informer la société
et la prévenir dès maintenant : nous ne serons pas capables de
gérer toutes les crises à venir.
D.H
Références
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