Gestion de crise: les limites des méthodes et logiciels « clés en main »
Par Didier Heiderich

Elles s’appellent FISA (Facts, Impact, Stakeholders, Action
plan), SIPAC (Situation, Impact, Parties-prenantes, Communication)
en français ou encore FRACAS (Faits, Ressources, Actions,
Communication, Anticipation, Solutions) et s’érigent comme des
solutions idoines face aux crises.
Elles demandent de protéger le PEARL (People, Environment,
Asset, Reputation, Liability), déterminent les modalités d’action
selon l’ « Incident Command System » et font l’objet de multiples
applications et logiciels destinés aux smartphones et autres
tablettes.
Mais toutes ces méthodes et organisations « clés en main »
souffrent du même syndrome : face à l’imprévisible, à l’inconnu,
aux paradoxes des crises et à leur polymorphie, à leur dynamique
elles se veulent simplistes, déterministes et procédurales.
Le syndrome déterministe
Pourtant l’ontologie des crises nous renseigne sur leur
dynamique incertaine, qu’elles se nourrissent de péripéties, alors
que les méthodes « clés en main » laisseraient penser que les
crises sont arrêtées, que l’information est connue dès le départ.
Dans cette veine, la méthode SIPAC est une aberration qui pose
la communication en étape ultime d’un processus destiné à gérer la
crise : c’est faire abstraction de la pression des publics, de
l’importance de la communication interne, de la communication avec
les parties-prenantes dès le début de la crise. La méthode SIPAC
fait ainsi la grossière erreur de contingenter la communication
aux publics hors du processus de gestion de crise, postule que la
communication n’accompagne pas la gestion de crise et serait un
simple point final posé sur la gestion de crise. SIPAC suppose
également qu’une crise est une situation figée où l’ensemble des
données seraient connues à l’instant t=0, à la génèse de la crise
vue sous l’angle de l’événement déclencheur de la crise.
Le réel voilé par le « prêt à penser » de la gestion de
crise
De notre point de vue, aussi rassurante soit-elle et facile à
démultiplier dans les plans de gestion de crise, cette volonté
séquentielle des méthodes de gestion de crise peut mettre à mal le
gestionnaire de crise lorsque la dynamique de la crise est en
cours, que celle-ci n’est plus le fait d’un accident délimité,
mais relève d’une complexité sous-jacente, de dimensions qui lui
sont propres, de difficulté d’accès à l’information.
Enfermé dans une méthode simpliste, le gestionnaire de crise
perd sa créativité, sa capacité à rapprocher sa représentation de
la crise et de se saisir de la réalité du monde qui est en train
de changer. Saluons à ce propos la norme BS 11200:2014 qui
prescrit sans ambigüité de poser rapidement la question de la
signification de la crise.
Fatal error
Corollaire des méthodes « clés en main » sont développés des
logiciels, applications pour tablettes ou smartphone destinées à
la gestion de crise. Pour paraphraser Jean Baudrillard, le « degré
Xerox » de la gestion de crise conduit à la « désincarnation de
tout réel et de tout référentiel », ce que symbolisent les
applications qui voudraient que toutes les crises soient
suffisamment analogues pour se résoudre avec quelques algorithmes
ou qu’il suffirait de simuler des réseaux sociaux pour s’entraîner
à gérer une crise. Ces applications s’exhibent en innovation alors
que l’innovation en gestion de crise devrait être
organisationnelle, structurelle et sociale.
De notre point de vue, les applications et logiciels risquent
d’enfermer le gestionnaire de crise dans un carcan et des
croyances ou pire, alors que la gestion de crise exige une prise
de hauteur, de réduire le champ de vision de ceux qui en sont en
charge à la taille d’un écran de smartphone.
Avec la multiplication de ces applications, les gestionnaires
de crise devront prendre garde à ne pas sombrer dans une
sur-attention liée au flux de données et aux notifications, de
préserver des temps de partage et maintenir des espaces de
réflexion. Pour Georg Grön, neurologue et spécialiste du sujet à
l’université de d’Ulm « les personnes qui vivent le flow voient
baisser l’activité de leur cortex préfrontale médian et de
l’amygdale » (Sciences et Vie n°1208, mai 2018). Pour résumer,
leur capacité de raisonnement est altérée, et avec elle le
discernement : l’écran dissimule le monde comme un arbre cache la
forêt.
Pour une nouvelle approche de la gestion de crise
Nous plaidons dans cet article pour sortir du « prêt à penser »
de la crise et pour soutenir les thèses développées par Patrick
Lagadec, et plus particulièrement celle de partir d’une page
blanche en situation de crise. D’une gestion de crise non plus
réduite à une cellule-type animée par des méthodes séquentielles,
mais pour un espace et une organisation à géométrie variable où
l’intelligence collective peut s’exprimer.
Car Edgar Morin nous le rappelait : on enseigne des certitudes,
mais jamais l’incertitude fondamentale. Incertitude qui est le
propre de la crise.
Ainsi la gestion de crise devrait prendre en compte cette
incertitude fondamentale et faire l’objet de process matriciels à
plusieurs dimensions où des actions conjuguées sont à mener : on
s’informe pendant que l’on communique, on analyse alors que l’on
décide, on agit pendant que l’on détermine les parties-prenantes,
on évalue pendant que l’on agit.
Imaginer que la méthode de gestion de crise ou, pire un
logiciel, puisse au-delà de l’outil se substituer à l’intelligence
collective et la capacité de prise de décision est un leurre. Et
rappelons qu’une cellule décisionnelle de crise est rarement
constituée de personnes dernière des ordinateurs, mais le plus
souvent en comité restreint dans une bureau à l’écart des
opérations.
Comme nous l’écrivions déjà en 2006, les crises sont devenues
mutantes et protéiformes, en recomposition permanente et les
modèles techniques pour y faire face doivent céder la place à de
nouvelles approches où la psychologie, la sociologie et bien
d’autres disciplines seront convoquées.
Par paresse, par facilité ou par manque d’expérience, nous
voyons pourtant les acteurs de la crise s’éloigner de cette voie.
ISSN 2266-6575
© Août 2018 Tous droits réservés
Magazine de la communication de crise et sensible.
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