La mise en récit des exercices de simulation de
crise
Par Didier Heiderich

La mise en récit des exercices de simulation
de crise
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Cet article de R&D est paru précédemment dans
la lettre d'information du Département Risques et Crises de l'INHESJ
(Institut National des Hautes Etudes de Sécurité et de Justice)
A ce jour, fort heureusement, de nombreuses entreprises
n’ont connu de la crise que sa simulation. En effet, les exercices
de crise font partie des moyens les plus aboutis pour tester un
dispositif de crise et entraîner les dirigeants d’une organisation
à gérer des événements non souhaités. Sans eux, un plan de gestion
de crise resterait virtuel. Ils sont donc la pierre angulaire de
la réalisation et du maintien d’un dispositif de gestion des
crises et permettent de matérialiser l’utilisation d’un plan.
Cependant, cette expérience est en partie illusoire, car lors
d’un exercice de crise, sont simulés à la fois les événements qui
se déroulent et les réactions des participants. On demande en
effet aux participants de croire aux événements simulés et
parfois, la suspension de l’incrédulité opère, le réalisme des
événements simulés aidant. On leur demande par ailleurs, de
feindre des décisions, des communiqués, de répondre à des appels
téléphoniques, d’interagir entre eux, etc., en somme de simuler
eux-mêmes une réponse, sachant pertinemment qu’ils sont en train
de faire « comme si ». Or, justement cette double simulation ne
garantit pas que soient présentes les caractéristiques puissantes
d’une crise réelle (l’émotion, le sentiment du véritable péril…),
rendant l’exercice souvent artificiel : « dans la vraie vie ce
serait différent », commentent parfois les participants. De plus,
un exercice de crise s’inscrit dans un système formel, ne
serait-ce que la définition d’un cadre spatio-temporel, là où une
crise réelle se jouerait de toute approche formelle pour lui
préférer une réalité non linéaire. Enfin, la notion d’incertitude,
celle qui réside dans toute crise réelle, devra être matérialisée
dans un exercice de crise par des paramètres variables et parfois
des données manquantes, fruit de l’approche technique des
concepteurs du scénario.
Dans cet article, nous nous proposons de réfléchir à la
construction des exercices de crise en empruntant à la science du
récit, la narratologie, ses notions théoriques, ses catégories, en
somme quelques concepts. Il ne s’agit pas de proposer un panorama
des théories existantes, ni des écoles de narratologie qui se sont
succédées au fil des époques, mais de se donner les moyens de
produire des récits de crise, véritables fils conducteurs des
exercices de simulation de crise.
Les prérequis d’un exercice de crise : objectifs et vitesse
narrative
Une mise en garde s’impose d’entrée de jeu. Un exercice de
crise ne saurait être conçu et réalisé sans objectifs préalables :
vérifier la connaissance des procédures, l’efficacité d’un schéma
d’alerte et de mobilisation, tester la capacité de réaction d’un
comité de direction en univers incertain, vérifier la coordination
des équipes, éprouver la résistance au stress de l’équipe de
crise, tester la chaîne de communication interne et externe ou
encore contrôler la coordination internationale des cellules de
crise, etc. En somme, deux principales motivations résident
derrière la volonté des organisations de « monter » un exercice de
crise : tester un dispositif ou entrainer la cellule de crise.
Dans les deux cas, l’ampleur de la simulation dépend de multiples
facteurs et un exercice de crise peut être minimaliste et être
réalisé uniquement « cartes sur table » avec la cellule de crise,
alors que certaines simulations en temps réel impliquent, par
exemple, les services de secours et la population. Ces exercices
sont de nature et de coût très différents : les exercices grandeur
nature se veulent surtout opérationnels et exigent la
participation d’une part conséquente des effectifs d’une
organisation. Les exercices cartes sur table sont plus axés sur la
capacité décisionnelle d’une cellule de crise et peuvent
s’effectuer en quelques heures.
C’est pourquoi, avant même d’en définir le sujet, concevoir un
exercice de crise demande en premier lieu d’en définir les
objectifs, définition sans laquelle il est difficile de structurer
la trame de la simulation et de construire un scénario de crise
valide. La simulation restant un exercice, il est difficilement
concevable de multiplier les objectifs ou de chercher à être le
plus exhaustif possible, afin de ne pas céder à la tentation du «
catalogue » : « voilà tout ce qu’on devrait savoir faire en
situation de crise ».
Or, parmi ces objectifs, certains sont difficiles à atteindre,
en dehors d’un cadre spatio-temporel bien défini. Par exemple, il
est difficile de tester la réaction des services d’urgence, le
schéma d’alerte, le fonctionnement du matériel et les
primo-réflexes sans réaliser un exercice « temps réel ».
Toutefois, ces exercices peuvent limiter la capacité de tester la
décision sur le long terme et la résistance d’une stratégie face
aux rebondissements. Nous pouvons donc distinguer deux types
d’exercices différents, avec des temporalités spécifiques entre
des événements se déroulant en temps « réel », et d’autres jouant
de la variation de la vitesse narrative. Dans Figures III , Gérard
Genette se base sur les représentations dramatiques qui ne
permettent pas la même liberté de traitement de la vitesse
narrative que celle de la narration, où l’on peut procéder à un
ralentissement ou à une accélération du temps. Genette distingue
quatre mouvements narratifs, dont une application est possible
dans la conception d’un exercice de simulation de crise :
1- La pause. Les événements s’interrompent pour laisser place à
une description statique ou à un discours narratorial. Dans un
exercice de crise, cela correspond aux pauses liées à des points
de situation imposés dans le scénario.
2- La scène. Le temps du récit correspond au temps de
l’histoire. Il s’agit des fameux « exercices temps réels ».
3- Le sommaire. Une partie de l’histoire événementielle est
résumée dans le récit, ce qui procure un effet d’accélération.
Cela permet dans un exercice de crise décisionnel d’accélérer le
temps des opérations, ou de fournir le retour du terrain assez
rapidement. On peut considérer par exemple, que pendant la nuit,
les pompiers ont maitrisé un incendie. Les quelques heures
nécessaires à cela seront résumées en quelques lignes.
4- L’ellipse ou la possibilité de garder sous silence une
partie de l’histoire. Un blessé est pris en charge par les
services de secours peut déboucher sur une ellipse. Le récit
concernant le blessé s’arrête en effet, même si les participants
savent pertinemment ce qui est attendu d’eux en termes de
communication auprès de sa famille.
Faut-il préciser que ces quatre types de vitesse narrative
peuvent être combinés entre eux dans le but de mettre en exergue
des événements constitutifs de la simulation, ou laisser aux
participants le temps nécessaire à la construction de leur réponse
à l’événement ? Ainsi, on pourra accorder plus ou moins de temps,
et s’attarder peu ou beaucoup, en fonction des choix textuels que
font les concepteurs du scénario de crise pour servir les
objectifs préalablement précisés.
Construire un scénario de crise : l’art contre la nature
Le scénario de crise doit être clair, crédible et le plus
proche possible de la réalité du terrain. A partir d’un événement
initial, se développe un scénario de crise qui se dévoile de
minute en minute. Les participants ont à faire la distinction
entre les faits conséquents et les éléments parasites. Il leur
appartient de décider comment gérer les parties prenantes
importantes, des actions à réaliser et ont à prendre l’ensemble
des décisions qui seraient nécessaires dans une situation réelle.
Le scénario est conçu pour bifurquer en fonction des décisions qui
sont prises par les participants. Ces exercices peuvent aller plus
loin avec l’aménagement de salles secondaires où des intervenants
supplémentaires jouent le rôle des acteurs externes (autorités,
etc.), internes (équipes sur le terrain) et la presse.
Mais trop souvent, la construction des scénarios d’un exercice
de crise est abandonnée aux gestionnaires de crise. Si ces
derniers peuvent décider d’un événement initial et d’événements
principaux et secondaires, de tels scénarios souffrent d’être
construits comme les scénarios cartographiés en gestion des
risques, c’est-à-dire, livrés bruts, sans l’artifice de la
narration, sans distinction entre l’histoire et le récit de crise.
Or, il est nécessaire de comprendre que l’histoire, la suite des
événements et des actions, ne suffit pas à construire un exercice
de crise qui nécessite un récit, c’est-à-dire une représentation
finale, par le biais d’un narrateur de cette histoire. Afin de
comprendre le fonctionnement du récit, nous nous proposons d’en
analyser le fonctionnement selon trois catégories :
a- La distance ;
b- Les fonctions du narrateur ;
c- La perspective narrative.
Construire un récit, a fortiori de crise, implique de faire des
choix techniques dans la narration, afin de créer une
représentation verbale de l’histoire, notamment pour gérer « la
régulation de l’information narrative », fournie aux lecteurs ou
aux participants d’un exercice. Est-il nécessaire de rappeler
l’enjeu informationnel d’une crise, où les données sont
manquantes, parfois contradictoires ? Cet enjeu est d’autant plus
important dans un exercice de crise, qu’il convient de créer une
illusion (la mimesis), nécessaire à la levée de l’incrédulité des
participants à une simulation de crise, et à qui on demande, comme
on le précisait plus haut, de simuler des réactions. L’action même
de raconter, par le biais d’un narrateur, permet alors de rendre
l’histoire vraisemblable et vivante. Pour Gérard Genette, une
instance narrative est donc importante, afin de rendre compte de
cet acte fictif du langage qu’est le récit. Le récit dans un
scénario de crise ne peut donc pas imiter l’histoire (qu’elle soit
réelle, inspirée d’un retour d’expérience par exemple, ou
fictive), mais la raconte avec plus ou moins d’implication de
l’instance narrative, dans le récit lui-même.
a- La distance
Il s’agit, dans cette catégorie, d’observer la distance entre
l’histoire et la personne qui la rapporte, afin de comprendre le
degré de précision du récit (de la crise) et l’exactitude des
informations. Cela est d’autant plus important dans une simulation
de crise, que la cellule de crise qui joue l’exercice est souvent
« enfermée » dans une pièce et n’a pas de prise directe avec
l’information de crise, qui est filtrée. Dans l’information de
crise, nous nous proposons d’inclure à la fois les faits,
c’est-à-dire le récit d’événements et les interprétations des
faits (ce que dit ou pense un acteur). La distinction entre les
faits et l’interprétation des faits, fera l’objet d’une partie
dédiée dans notre article dans laquelle l’analyse des biais
cognitifs permettra d’en appréhender les enjeux. Gérard Genette
distingue quatre types de discours :
1- Le discours rapporté. Les paroles sont citées littéralement
par le narrateur (Exemple : Les pompiers, appelés à 9h05 sont
intervenus rapidement et ont pris en charge la victime. Le
capitaine m’a appelé et m’a dit « j’ai le regret de vous informer
que la victime vient de décéder »).
2- Le discours transposé, style indirect libre. Les paroles ou
les actions du personnage (partie prenante de la crise) sont
rapportées par le narrateur sans une matérialisation linguistique
(Exemple : Les pompiers, appelés à 9h05 sont intervenus rapidement
et ont pris en charge la victime. Le capitaine m’a appelé : la
victime est décédée).
3- Le discours transposé, style indirect. Les paroles ou les
actions d’un personnage sont racontées par un narrateur, qui les
présente selon son interprétation (Exemple : Les pompiers, appelés
à 9h05 sont intervenus rapidement et ont pris en charge la
victime. Le capitaine s’est vite adressé à moi (directeur d’usine)
et m’a dit que la victime était décédée).
4- Le discours narrativisé. Les paroles ou les actions d’un
personnage sont intégrées à la narration et sont traitées comme un
événement (Exemple : Les pompiers, appelés à 9h05 sont intervenus
rapidement et ont pris en charge la victime dont ils nous ont
appris le décès).
La distance permet donc une transmission de l’information, de
la façon la plus précise (une citation textuelle) jusqu’à
l’englober dans le récit, avec toutes les imprécisions que permet
l’interprétation d’un fait ou d’une parole. Pour les concepteurs
d’exercice, le choix de la distance est intéressant dans le
traitement de l’enjeu informationnel d’une situation simulée, afin
de permettre aux participants un questionnement de la situation,
entre ce qui doit être pris pour acté (une déclaration directe
d’un officier des services de secours) et la parole d’un
directeur, rapportant ce qu’a dit l’officier, et qui omet par
conséquent certaines précisions, ou parfois qui en interprète
d’autres.
b- Les fonctions du narrateur
A partir de la notion de distance et en nous basant sur les
travaux de Genette, nous pouvons citer cinq fonctions de l’entité
narrative qui permettent de choisir le degré d’implication,
d’intervention du narrateur et par conséquent le degré de
précision de son récit des événements:
1. La fonction narrative : fonction naturelle dans un récit, le
narrateur a pour tâche de mettre en mots les événements dont il
est témoin. Tout acteur de la crise a donc une fonction narrative,
dès lors qu’il assume le rôle de relater sa version des faits.
2. La fonction de régie : le narrateur exerce une fonction de
régie lorsqu’il commente l’organisation et l’articulation de son
récit, en intervenant au sein de son histoire. Cette fonction de
régie peut se manifester lorsqu’une partie prenante met en doute,
par exemple, les événements simulés, lors d’un refus d’exercice.
Cette fonction peut être difficilement anticipée lors de la
conception d’un exercice de crise.
3. La fonction de communication : le narrateur s’adresse
directement au narrataire, afin d’établir ou de maintenir le
contact avec lui. Au-delà des interpellations dans les « injects
», où un acteur contacte directement un participant, certains
éléments textuels rentrent dans cette catégorie. Il s’agit de tous
les indices qui permettent à un participant de se sentir impliqué
directement dans le récit de la crise simulée. D’où la nécessaire
répartition des injects de la crise, en fonction du destinataire,
afin de permettre un contact régulier des participants avec les
événements narrés.
4. La fonction testimoniale : le narrateur atteste la vérité de
son histoire et le degré de précision de sa narration. Ainsi, il
peut avoir recours à des sources d’information qu’il cite, ou
exprimer sa certitude voire ses émotions, par rapport aux faits
narrés. Cette fonction est des plus importantes quand il convient
de brouiller les pistes pour les participants.
5. La fonction idéologique : le narrateur interrompt son
histoire pour apporter un savoir général ou une expertise qui
concerne son récit, ajoutant ainsi à son degré d’implication. Le
rôle des experts peut entrer dans cette fonction idéologique du
récit.
c- La perspective narrative
Souvent appelée focalisation, il s’agit d’une distinction entre
une instance qui perçoit l’événement et celle qui la raconte.
Véritable piège dans la conception d’un exercice de crise, il
arrive que les concepteurs confondent la bible du récit
(comprenant toutes les informations relatives aux événements et
aux parties prenantes) et le récit lui-même, qui doit être raconté
selon un point de vue. Ainsi, dans une cellule de crise réunie, un
enjeu majeur de la narration consiste à trouver de façon continue,
les artifices qui feront que les informations parviendront aux
participants réunis en cellule (dépêches AFP, appels des
autorités…). Gérard Genette distingue trois types de focalisations
:
- La focalisation externe. Le narrateur en sait moins
que les personnages. Il agit comme une caméra qui relate les
faits des parties prenantes, tels qu’il peut les percevoir, sans
avoir accès à leurs pensées.
- La focalisation interne. Le narrateur en sait autant que le
personnage et les informations fournies aux participants sont
donc filtrées par la perception de ce personnage.
- la focalisation zéro. Le « narrateur Dieu » connaît les
faits, les gestes et les pensées de tous les protagonistes.
L’approfondissement des caractéristiques de l’instance
narrative, le choix du mode et de la distance, contribuent à créer
un effet différent chez les participants, allant au-delà du simple
alignement chronologique de faits, dans l’objectif de produire une
forte illusion de réalisme et de vraisemblance.
Créer l’incertitude
Au-delà de son opérationnalité, une simulation de crise a pour
enjeu de recréer un univers suffisamment incertain. L’ontologie
des crises nous avertit pourtant de l’imprévisible qu’elles
recèlent, ce qui devrait être le cas dans les exercices de crise.
L’idée consiste toutefois à éviter de simuler une invasion de
martiens et à concevoir des exercices crédibles mais aux contours
imprévisibles et surprenants. L’observation des crises nous
renseigne à ce sujet : si de nombreuses crises se sont révélées
surprenantes dans leur forme, une fois qu’elles ont eu lieu, elles
paraissaient « évidentes », voire même prévisibles (biais
rétrospectif). A partir d’objectifs clairement définis, le
scénario principal pourra être fondé sur un thème central, prévu
dans la cartographie des risques (par exemple, la perte de moyens
de production), associé à une origine et un événement déclencheur
exogène (explosion dans une usine mitoyenne d’origine inconnue),
un contexte particulier (période d’attentat) et une forte
incertitude (réaction des publics et des autorités). Un scénario
principal se doit d’avoir plusieurs thèmes, par exemple celui de
la continuité d’activité associé à un problème juridique et une
pression médiatique. Mais cette donne initiale est insuffisante,
car dans la réalité, une situation de crise est jalonnée d’une
incertitude fondamentale : un manque d’information associé à des
biais cognitifs dans un univers incertain. Cela nous permet de
nous interroger sur la nécessité des précisions, des détails
superflus (comme la couleur de la porte d’un atelier par exemple),
ces notations qui semblent inutiles dans le scénario d’un exercice
de crise. Nous sommes tentés d’emprunter à Roland Barthes sa
catégorie d’« effet de réel » que rendent ces éléments superflus,
en raison de leur inutilité même. Ainsi, alors que la tentation
dans la construction d’un scénario de crise est d’aller à
l’essentiel, vers une économie de l’information, nous sommes
tentés de prôner cet « effet de réel » : si le récit de crise peut
se permettre le luxe d’inclure dans son déroulé de l’inutile, cela
semble signifier qu’il n’est pas une création artificielle, mais
bien un décalque de la réalité, renforçant l’illusion réaliste et
par conséquent la vraisemblance du récit. Aux participants revient
alors la charge de décider que tel élément est inutile ou
insignifiant et que tel autre ne l’est pas, et par conséquent
d’interpréter tout élément textuel.
Introduire des biais cognitifs pour s’entraîner à décider en
univers incertain
Décider en univers incertain est délicat et passionnant, car
les crises sont souvent trompeuses, abusent notre mémoire et nos
sens, interdisent la médiocrité, se gaussent des confusions
fréquentes et détruisent les organisations orgueilleuses. Prenons,
par exemple, la sacrosainte empathie que tous les « experts » peu
avertis présentent comme le Graal d’une communication de crise
réussie. Sauf que dans la réalité, l’empathie est une fonction
cognitive et sociale : les crises le savent bien et la subtile
différence entre l’expression de l’empathie et sa textualité, ce
qui peut conduire aux erreurs les plus redoutables. Ainsi, pour
former l’intrigue, les simulations de crise peuvent a puiser dans
le catalogue des erreurs communes et tromper les participants pour
approcher la réalité des crises. C’est le rôle attribué à
l’insertion de biais cognitifs qui altèrent le raisonnement. Sans
en faire un inventaire exhaustif, certains biais, surtout
lorsqu’ils se superposent, viennent régulièrement conduire une
cellule de crise dans l’erreur et le manque de discernement. Nous
pouvons ici évoquer trois cas fréquents :
• L’erreur liée à la mémoire d’événements récents (ou prévus
dans la cartographie des risques). Par exemple, l'effet de récence
qui veut que l’on estime une situation à l’aune d’événements
récents. Si l’on associe l'effet de récence à l'effet de primauté
(qui fait que l'impression générale que l'on a d’une situation de
crise est influencée par la première information perçue), ce
couple peut devenir un redoutable ennemi du discernement. C’est ce
que Christophe Roux-Dufort nomme « la mémoire du futur », que l’on
peut illustrer par notre propension actuelle à imaginer que le
bruit d’un pétard est celui d’un attentat.
• La persévérance dans l’erreur. Autre couple redoutable dans
une situation de crise : le biais de disponibilité (ou d’ancrage),
qui veut que l’on se fie aux informations immédiatement
disponibles. Marié au biais de confirmation, soit à notre
propension à persévérer dans l’erreur, le biais de disponibilité
fera de trois informations, pourtant données au conditionnel, la
preuve irréfutable qu’une hypothèse se vérifie, alors que rien ne
permet de l’affirmer : Carlos Ghosn en a fait les frais lorsqu’il
fut persuadé que trois cadres dirigeants de Renault étaient des
espions à la solde de concurrents chinois.
• La volonté d’y arriver à tout prix. La capacité de décider
peut aussi être troublée par la focalisation sur l’objectif : dans
un exercice de crise, il suffit de créer une focale pour rendre
aveugle la cellule de crise sur l’ensemble de sa vision
périphérique. Ainsi, des indices nouveaux qui viennent contredire
ce que l’on pense de la situation, peuvent passer inaperçus.
Ajouté à un biais d’ancrage avec un soupçon de biais de stabilité
(ou le danger d’écarter les hypothèses improbables), une équipe de
crise peut foncer droit dans le mur.
Il n’en demeure pas moins qu’un exercice de crise n’a pas pour
volonté de « piéger » les participants, ainsi on prendra soin,
lors d’introduction de biais cognitifs, de prévoir dans
l’animation la possibilité d’introduire un élément destiné à
permettre à la cellule de crise de se rendre compte elle-même de
son erreur, si celle-ci persiste.
Détecter les biais cognitifs non prévus dans l’exercice
Outre la volonté d’introduire des biais cognitifs dans un
scénario de crise, certains biais viennent directement du
fonctionnement de la cellule de crise : il est alors important de
savoir les détecter pour les mettre en avant dans le retour
d’expérience. Si l’on peut difficilement révéler, lors d’un retour
d’expérience, les biais égocentriques - immunité à l'erreur (la
tendance à penser qu'on ne peut pas se tromper), celui de la
confiance excessive (en soi), l’effet Dunning-Kruger qui conduit
les personnes les moins compétentes dans un domaine donné à
surestimer leurs compétences (et les plus compétentes à douter) -,
d’autres biais sont plus facilement acceptés lors du débriefing :
- Le culte de l’expert. Le biais d'autorité est la tendance à
surévaluer la valeur de l'opinion d'une personne que l'on
considère comme ayant une autorité sur un sujet donné. Cependant,
à moins de s’égarer, les situations de crise ne sont pas du
ressort de l’expertise unique, mais de la collégialité et d’une
vision à 360°. Il est à ce propos nécessaire de préciser que
l’expert en gestion de crise, n’existe pas : on ne saurait être à
la fois expert en tout et accepter l’incertitude fondamentale des
crises et donc de se tromper.
- Le faux consensus. L'effet de faux consensus est la tendance
à surestimer le nombre de personnes qui partagent une opinion et
donc une vision des réponses à apporter à une crise. Une décision
peut sembler faire l’unanimité dans une cellule de crise, alors
qu’elle peut être minoritaire.
- Le silence face au consensus. Face à l'effet de faux
consensus, une personne qui voudra mettre en garde la cellule de
crise sur la direction qu’elle souhaite prendre pour gérer la
crise, finira par ne pas tenter d’affirmer son point de vue, sous
l’effet d’un faux consensus même si elle a parfaitement raison.
- Le vrai consensus. Il peut être la résultante de ce que les
militaires intitulent « le syndrome de la citadelle assiégée », à
savoir la propension d’une équipe de crise à imaginer être
entourée d’un monde hostile ou incompétent. C’est un terrain
favorable au développement d’erreurs d’exégèse du récit de la
crise.
D’autre biais cognitifs existent et le lecteur trouvera une
littérature abondante sur le sujet : l’important pour toute
cellule de crise, réside dans sa capacité à remettre en cause « ce
qu’elle pense de la situation », les déductions évidentes mais
aussi de réaliser des liens entre des événements, particulièrement
là où ils ne se manifestent pas ostensiblement, dans l’espace
protéiforme des crises.
Conclusion : la simulation de crise hors fiction
Si l’on se fie aux déclarations des pères de la narratologie,
l’ambition de la science du récit est d’être une grammaire à
partir de laquelle tout récit, quelle que soit son aire
linguistique, son contexte de production ou sa finalité, puisse
être appréhendé. Nous avons donc postulé que les scénarios de
crise pouvaient se prêter à l’exercice de s’intéresser aux récits,
non sans interroger le statut épistémologique du récit. Ce qui
fait la différence entre un récit et une chronique d’événements
agencés selon leur ordonnancement dans le temps, est la présence
d’une intrigue , c’est-à-dire la capacité du récit de bifurquer,
sa « liberté vertigineuse (…) d’adopter à chaque pas telle ou
telle orientation (…) arbitraire, donc de direction ».
Cependant, pour qu’un exercice de crise fonctionne, le récit
qu’il véhicule doit être vraisemblable : « le récit vraisemblable
est donc un récit dont les actions répondent, comme autant
d’applications ou de cas particuliers, à un corps de maximes
reçues comme vraies par le public auquel il s’adresse ; mais ces
maximes, du fait même qu’elles sont admises, restent le plus
souvent implicites. » Cela nécessite par conséquent une
détermination rétrograde, celle de la fin par les moyens, des
causes par les effets. Or, comment pourrait-on percevoir ce «
caractère rétrospectivement synthétique du récit », d’un récit de
crise dont le dénouement est caractérisé par l’inachèvement, alors
que « le texte narratif est assimilé à une unique phrase
syntaxiquement et sémantiquement complète ». Car, à partir d’un
moment arbitraire, le récit de la crise telle que simulée, n’obéit
plus aux intentions de ses auteurs, devenant alors une trame-alibi
pour le récit que construiront les participants à l’exercice, par
la narration, c’est-à-dire la mise en intrigue qu’ils feront
eux-mêmes des événements. Le véritable récit est celui qui est
joué par les participants et non celui écrit, qui comme le
scénario d’un film, n’a qu’une existence transitoire.
Présentation des auteurs :
Natalie Maroun est docteur en Sciences de l’Information et de
la Communication, enseignante en Sorbonne, au CELSA et à l’ENA,
directrice du développement de l’Observatoire International des
Crises et directrice associée d’un cabinet international en
gestion des enjeux sensibles et des crises pour lequel elle a
conçu et animé de nombreux exercices de crise en Europe.
Didier Heiderich est ingénieur, enseignant dans plusieurs
écoles et universités, intervenant régulier à l’IHEDN et à l’ENA,
président de l’Observatoire International des Crises, directeur de
la publication du Magazine de la communication de crise et
sensible et auteur de « Plan de gestion de crise » aux éditions
Dunod. Enfin il est directeur général d’un cabinet international
en gestion des enjeux sensibles et des crises.
ISSN 2266-6575
© Février 2018 Tous droits réservés
Magazine de la communication de crise et sensible.
www.communication-sensible.com
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