La communication financière
d’aujourd’hui sert-elle à éviter la crise ?
Par Jean-Yves Léger
Article paru dans :
La communication financière de crise
N°24 du Magazine de la communication de crise et sensible,
Février 2017
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ISSN 2266-6575 |
La communication des entreprises est aujourd’hui globale,
transversale et souvent le fait d’autres acteurs que les
entreprises : la communication descendante et contrôlée a laissé
la place à une communication où tout se sait très vite et où tous
les publics accèdent aisément à l’information. Il y a d’ailleurs
peu de domaines de l’entreprise, où les changements, les
bouleversements, ont été aussi importants au cours des trente
dernières années. Internet a permis l’expansion et l’extension
des publics, avec une possibilité croissante de ciblage et a rendu
possible le développement de la prise de parole libre, à travers
les réseaux sociaux : aujourd'hui, tout le monde, dans
l’entreprise, et en dehors de l’entreprise, s’exprime, évoque,
critique la communication de l’entreprise. Parallèlement, et
paradoxalement, la communication financière semble suivre la voie
inverse : plus technique, plus concentrée, moins accessible et
peut être fragilisante.
Il est utile de revenir sur l’évolution de la communication
financière, sur le rôle d’Internet dans l’apparition de la
porosité des communications, sur le nouvel environnement des
communications avant de décrire l’évolution paradoxale de la
communication financière.
La communication financière, une matière récente
Jusqu’à la fin des années 60 en France, il n’y a pas de
communication financière de l’entreprise : les sociétés payent les
feuilles d’informations boursières à faible audience pour qu’elles
n’écrivent rien sur la société cotée. Et d’ailleurs, « la
politique de la France ne se fait pas à la corbeille"…
Durant les années 70 jusqu’au début des années 80, ce sont les
débuts d’une vraie information financière, surtout dans les
grandes sociétés qui commencent à diffuser régulièrement des
communiqués, à recevoir les analystes financiers et les
journalistes et à aller rencontrer les investisseurs.
Du milieu des années 80 jusqu’au milieu des années 2000, en
particulier 2005 et 2006, on assiste au vrai développement de la
communication financière. C’est l’époque où les investisseurs
étrangers viennent investir sur le marché de Paris, habitués
qu’ils sont, depuis de nombreuses années, à avoir pour
interlocuteurs des professionnels de la communication financière,
aux États-Unis et en Angleterre en particulier. C’est l’époque des
grandes privatisations (1987/1988 puis 1993/1995) qui drainent
plusieurs millions d’actionnaires individuels en France alors
qu’en 1978 on y comptait seulement 1,3 million d’actionnaires
individuels. C’est l’époque où se développe l’actionnariat pour
les salariés dont la part dans le capital peut atteindre plus de
10% dans certaines sociétés y compris les plus grandes. C’est
aussi l’époque de la création du CLIFF, une association des
professionnels de l’information financière (1987).
Depuis une dizaine d’années, la décrue régulière de
l’actionnariat individuel (3 millions et probablement moins en
2016 contre près de 7 millions en 2007), le développement ralenti
de l’actionnariat salarié assez peu aidé en France par une
fiscalité alourdie, l’intérêt croissant des sociétés cotées, en
particulier les grandes capitalisations, pour un actionnariat
institutionnel, en particulier étranger, ont concentré la
communication vers cette dernière cible, largement anglo-saxonne
et de plus en plus exigeante en matière de rentabilité à court
terme de l’investissement.
Internet et la porosité
Cette concentration de l’actionnariat vers un seul type
d’actionnaires et d’investisseurs, sur laquelle nous reviendrons,
peut paraître un peu paradoxale. En effet, au delà du risque de
n’avoir qu’un seul type d’actionnaires, cette situation vient
contrarier une réalité nouvelle de ces quinze à vingt dernières
années : la multiplication et la porosité des publics des
entreprises qui induisent la porosité des communications, porosité
explicable par l’apparition et le développement du numérique et
d’Internet.
Internet a révolutionné la communication externe des
entreprises, c’est à dire partant de l’entreprise ou parlant de
l’entreprise. Internet a révolutionné la communication interne
réservée avant aux salariés qui n’allaient et ne pouvaient pas
voir ailleurs pour s’informer.
Avec le développement d’Internet, est donc apparue cette notion
de porosité. Porosité entre les cibles avec des comportements qui
peuvent être parfois schizophrènes : dans une même entreprise, un
salarié peut être client et actionnaire. Porosité entre les
communications puisqu’aujourd’hui les frontières entre « Com
interne » et « Com externe » et « Com financière » et « Com
produits » sont de plus en plus poreuses, de plus en plus
étroites.
Internet, c’est aussi une nouvelle donne en matière de relation
au temps et de vitesse des événements : le raisonnement en années
est devenu un raisonnement en trimestres, l’action en jour est
parfois devenue une action en minute ou même en seconde.
Associé à Internet, la porosité, porosité des publics, porosité
des messages, porosité des communications, sont devenus des
données majeures.
Le nouvel environnement de la communication des entreprises
Cette nouvelle donne, cette prise de parole libre font que la
relation entre l’entreprise et ses communications d’une part et
son environnement d’autre part a évolué.
Premier constat : l’entreprise est remise en cause. La crise
qui dure maintenant depuis bientôt dix ans a contribué à cette
situation. L’entreprise apparaît déshumanisée malgré la
multiplication des moyens d’échange, immatérielle car on ferme
usines et sites de production ou de services. Cette entreprise est
perçue comme de plus en plus financière, sur un terrain de jeu
qui, pour les plus importantes, est devenu mondial, avec ses
exigences de flexibilité et de souplesse.
Deuxième constat : la communication d’entreprise est remise en
cause, parce que beaucoup de gens l’associe au mot manipulation,
par les émetteurs d’information ou par les médias.
Troisième constat : la communication de l’entreprise s’est
élargie à des thèmes nouveaux (environnement, RSE, dirigeants) et
financiarisée avec une prise de parole des dirigeants de plus en
plus sur les questions financières. La finance, et plus
précisément l’actionnaire, sont devenus maintenant la cible
privilégiée de la communication des entreprises, et pas seulement
des entreprises cotées. Cette situation explique la place
croissante faite à la communication financière. Cela induit une
logique de court terme dans la communication et dans les
présentations où on privilégie le semestre, et parfois même le
trimestre, à une approche à plus long terme.
Quatrième constat : la communication d’entreprise évolue dans
un environnement de plus en plus réglementé, judiciarisé, à
l’image de la vie en société : loi Evin, loi Sapin et bien sûr la
réglementation croissante édictée par l’AMF, l’Autorité des
Marchés Financiers, qui souvent transpose des réglementations
européennes.
Une donnée traduit cette évolution globale de la communication
des entreprises vers plus de globalité et de rapidité. Jusqu’aux
années 80, les médias sont les principaux réceptacles de la
publicité : deux tiers des investissements des émetteurs se font
via les médias. Les années 2000 voient l’inversement de ce ratio.
Pendant cette période, le hors-média représente deux tiers des
dépenses de communication des émetteurs. Cette inversion en
matière d’investissement entre médias et hors-média traduit bien
cette double évolution : plus de rapidité et plus de proximité. Le
recours croissant au hors-média fait que les actions de moyen et
long terme de construction et d’amélioration de l’image ne sont
plus la priorité. Ce qui est demandé aux directions de
communication, et aux agences, et que permettent souvent de
mesurer les moyens hors-média, c’est un retour rapide sur un
investissement.
La communication d’entreprise est, chaque jour, plus rapide et
plus proche des publics visés, grâce à ces nouvelles technologies.
En matière de contact avec le client, tout a changé : le numéro
vert et le phoning permettent de toucher le client à son
initiative ou à celle de l’entreprise, à condition bien évidemment
d’avoir les bons fichiers et les bons contacts… Ces technologies
modernes permettent l’interactivité pour une communication de plus
en plus segmentée et de plus en plus personnalisée.
L’évolution paradoxale de la communication financière
Dans ce monde où les publics se multiplient et se diversifient,
la communication financière semble de plus en plus se refermer sur
elle-même, devenir plus technique, plus comptable. Le B to B a
pris le pas sur le B to C…
La communication financière des entreprises, en particulier
cotées, semble suivre assez largement le chemin inverse de la
communication d’entreprise : elle se concentre de plus en plus
vers une communication à base de chiffres, destinée aux
professionnels, aux analystes financiers qui conseillent les
investisseurs institutionnels, mettant en avant des « guidances »
: guidance sur le chiffre d’affaires, guidance sur le résultat
opérationnel, guidance sur l’endettement. C’est la réponse aux
attentes des analystes financiers, des analystes de moins en moins
nombreux à Paris notamment, et qui dispose de moins de temps.
L’analyse financière devient de plus en plus une analyse à base
de tableaux Excel, calée sur quelques données clés essentiellement
comptables et financières communiquées par les sociétés. Cette
réalité peut paraître surprenante compte tenu de l’importance de
l’immatériel dans la valorisation des entreprises. Ainsi, il
ressort que 80 % de la capitalisation du CAC 40 ne sont pas
retracés dans les comptes qui ne valorisent pas le capital
clients, le capital humain ou le capital recherche. Paradoxal
quand on sait l’importance donnée par beaucoup d’observateurs à
cette notion de l’immatériel, en particulier la marque.
La concentration des actionnariats évoquée plus haut apparaît à
beaucoup irréversible, en particulier en France. Un actionnariat
peut se composer d’actionnaires institutionnels, d’actionnaires
particuliers, d’actionnaires salariés et dans certains cas
d’actionnaires publics. A ce sujet, faisons un sort à une dérive
de vocabulaire : il est courant dans le monde des marchés et de la
finance de parler d’investisseurs institutionnels et
d’actionnaires particuliers. Erreur : un institutionnel peut être
investisseur puis actionnaire, à l’image du particulier qui peut
actionnaire après avoir été investisseur…
Il est un fait que les entreprises largement relayées par les
banquiers et les conseillers en investissement divers ont cessé
depuis un certain temps d’encourager l’actionnariat individuel en
France. Ainsi, certaines sociétés qui avaient fait de grandes
opérations de communication à l’occasion de leur introduction en
bourse : Orange (ex France Télécom), EDF ou Natixis par exemple
ont « perdu » jusqu’à deux tiers de leur actionnariat individuel
d’origine.
Aujourd’hui, par commodité et pour réduire les coûts, nous
vivons le règne de l’Investor Relations, c’est-à-dire de la
relation avec les investisseurs institutionnels. La
financiarisation de l'économie, et donc les exigences croissantes
des actionnaires et des investisseurs, ont amené les directions
générales à exprimer des attentes de plus en plus fortes, et dans
le même temps rapide, pour justifier les investissements. Il est
devenu impératif pour les professionnels de la communication de
mesurer de plus en plus rapidement et de plus en plus précisément
l’impact réel des investissements en communication, cette
communication souvent encore perçue comme une charge plutôt que
comme un investissement…
Il est évidemment plus facile de mesurer l’impact d’un roadshow
à New York ou à Londres qui permet de rencontrer des investisseurs
« pesant » 4% ou 5% du capital que de savoir ce que rapporte une
réunion à Nice ou Cannes avec 500 actionnaires particuliers…
Ce choix d’un actionnariat à forte dominante institutionnelle
expose l’entreprise à des professionnels dont la durée
d’investissement est de plus en plus court, dont la réactivité
peut être de plus en plus brutale, dont la fidélité n’est pas le
point fort. Imagine-t-on une entreprise qui aurait une seule
catégorie de clients. Or un investisseur, particulier ou
institutionnel, est à la fois un partenaire et un censeur, c’est
une sorte de client qu’il faut séduire, puis informer puis choyer
pour qu’il achète les titres et surtout qu’il les garde en tant
qu’actionnaire…
En quelques années, la relation de l’entreprise avec ses
actionnaires a largement changé même pour celles qui avaient
choisi d’avoir un actionnariat large. Certes il existe encore des
clubs d’actionnaires particuliers, certes le vote par internet
avant les assemblées se développe, certes la majorité des sociétés
cotées continuent de publier des rapports annuels en format
papier. Mais même pour les actionnaires particuliers, y compris
les salariés, l’information diffusée est de plus en plus encadrée
et de plus en plus technique.
Alors, doit-on en conclure que les entreprises ont limité les
risques ? La communication financière de crise existe-t-elle ?
Une réalité concrète : l’actionnaire, et bien sûr le client, ne
sont plus seulement des rois mais de véritables empereurs qui, via
l’accès facile aux informations de toutes natures par Internet et
le recours aux réseaux sociaux, savent énormément de choses sur
l’entreprise et peuvent donc mettre implicitement en doute sa
parole et ses positions.
Ces actionnaires mais aussi tous les publics de l’entreprise :
salariés, investisseurs, journalistes, analystes financiers, mais
aussi clients, concurrents, fournisseurs, ONG, associations,… ont
accès de plus en plus facilement à des informations multiples
qu’ils peuvent vérifier, contrôler, critiquer. Ils ne sont plus de
simples récepteurs passifs.
Les médias ont évolué également. Il est loin le temps de la
chaîne de télévision unique. Aujourd’hui, les médias, notamment
télévision ou radio en continu, spécialisées en business, visibles
en permanence sur un poste, un téléphone ou une tablette,
regardent, guettent, scrutent, critiquent les entreprises, et pas
seulement les plus grandes, et deviennent d’énormes caisses de
résonnance, contribuant à créer et développer le fameux « buzz »
auquel aucune société ne pourra échapper en cas de problème.
En conclusion, il est intéressant de résumer les
éléments aux choix propres des entreprises et les données externes
à ces mêmes entreprises qui font qu’aujourd’hui la communication
financière des sociétés cotées, en particulier du CAC 40 (80% de
la capitalisation boursière à Paris), contient tous les
ingrédients pour être structurellement une communication de crise.
Certains choix ou certaines pratiques sont le fait des
entreprises :
- l’importance majeure accordée au cours de bourse, en
particulier par les dirigeants,
- la concentration de l’actionnariat des entreprises, avec le
risque de dépendre des investisseurs institutionnels,
professionnels du court terme,
- une communication financière de plus en plus rapide au risque
de ne plus prendre le recul nécessaire,
- une communication financière avec des objectifs de résultats
de plus en plus chiffrés, avec le risque de ne pas atteindre ces
objectifs,
- une communication financière très (trop) ciblée, au risque de
ne pas rééquilibrer les comportements violents de certains
actionnaires (les institutionnels) par les comportements plus
sereins des autres (les particuliers),
- une communication financière qui aide peu à la difficile
valorisation des richesses immatérielles des entreprises.
Certains éléments sont liés à l’environnement des entreprises :
- l’exposition des entreprises aux médias chauds que sont par
exemple les chaînes de télévision en continu, en particulier pour
les grandes et moyennes entreprises,
- les attentes des analystes intéressés par les données
chiffrées qui s’intégreront dans leur modèle préformaté de
valorisation,
- les exigences des investisseurs dont l’horizon de placement
est, pour la plupart, de plus en plus court.
Ces divers éléments font que la communication financière des
entreprises, en particulier cotées, tend, paradoxalement, à
devenir une communication susceptible de créer, par elle-même, la
crise. Une communication financière qui trouve au sein de
l’entreprise tous les ingrédients (choix d’actionnariats, contenus
et ratios financiers privilégiés, objectifs chiffrés) pour générer
la crise. Une communication financière de plus en plus
standardisée, où la différenciation est de plus en plus complexe à
mettre en œuvre et où le benchmark est de plus en plus la règle,
les ennuis de certaines sociétés pouvant impacter les autres d’un
même secteur, les fameuses « peer companies ». Une
communication financière faite sous la pression des marchés et des
médias et qui n’est plus la communication financière de crise
d’avant, qui ne durait que le temps d’annoncer une mauvaise
nouvelle ou de gérer une alerte sur résultats, le fameux « profit
warning »…
Jean-Yves LEGER est conseil en communication après 25 ans
d'expérience dans la communication d'entreprise. Il est – entre
autres - l’auteur de « La communication financière », Dunod 2010
et enseignant dans plusieurs grandes écoles et universités
ISSN 2266-6575
© Février 2017 Tous droits réservés
Magazine de la communication de crise et sensible.
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