Le nouveau paysage de la crise
Par Thierry Libaert, Ph.D
Article paru dans :
Prospective : Horizon 2020
Numéro spécial 15 ans
N°23 du Magazine de la communication de crise et sensible,
Décembre 2015
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La communication de crise a traversé plusieurs étapes. Née dans
le domaine des sciences de gestion et s’appliquant prioritairement
aux installations dites à risques, elle s’est ensuite développée
sous une approche plus fortement communicationnelle à partir de la
deuxième moitié des années 1980 et son extension notamment
sectorielle. Aidée par une offre professionnalisée de consultants
en communication, la perception que tout organisme, quels que
soient sa taille et son secteur d’activité, pouvait connaître une
crise, se répandait. La troisième phase est plus récente et peut
être datée autour de la période 2007-2010, elle correspond tout à
la fois à l’effet d’incertitude propre à la naissance des crises
alors que le domaine était plutôt dans une croyance technique,
managériale et processuelle, et à la généralisation des réseaux
sociaux qui interpellent les modes classiques de communication de
crise. La crise et sa perception ont évolué, toutefois si les
phénomènes de crise continuent à s’amplifier, il sera nécessaire
de renouveler nos réponses traditionnelles afin de pouvoir les
affronter.
I - Une communication de crise qui se banalise
Tous les facteurs semblent en place pour l’accélération des
crises, du moins dans leur représentation. Trois sphères se
télescopent :
La sphère institutionnelle, qui comprend les médias, les
associations et les salariés.
Les médias, puisqu’ils sont toujours plus nombreux, plus libres
et plus concurrentiels. La crise représente médiatiquement une
opportunité positive en raison de son attractivité, c’est dans les
périodes de crise que la consommation médiatique est la plus
importante.
Les associations puisqu’elles sont désormais parfaitement
structurées pour créer des crises ou pour en accroître le
retentissement. Structuration communicationnelle mais aussi
juridique et pour les plus importantes d’entre elles, avec une
organisation à l’échelle internationale. Une ONG comme Greenpeace
s’affiche clairement comme un déclencheur de crise dont Nestlé ou
l’industrie nucléaire ont pu mesurer les effets d’un
professionnalisme parfaitement maîtrisé.
Les salariés deviennent des déclencheurs de crise par les
révélations qu’ils peuvent rendre publiques. En raison de la
distanciation qui s’est opérée entre les entreprises et les
salariés, de la montée progressive d’une protection du salarié
déclencheur d’alerte, et de la facilité offerte par le web pour
rendre anonymes ces révélations, les crises révélées par l’interne
devraient continuer à croître.
La sphère technico-économique.
Celle-ci se compose des éléments relatifs à la technicisation
croissante de nos sociétés, au rôle du web et à la métrologie.
La technicisation était l’un des points focaux de l’analyse
d’Ulrich Bech et de Patrick Lagadec .
A mesure que croît le progrès technique, croissent aussi les
risques de fragilité. Centrales nucléaires, raffineries,
incinérateurs, circuits bancaires, à chaque fois les paramètres se
complexifient, ce qui augmente parallèlement les risques de
rupture.
Le rôle d’Internet, et, notamment avec la généralisation des
réseaux sociaux, n’est plus à démontrer. Internet est un lieu de
création de crise, d’abord techniquement par les fraudes et le
hacking, ensuite par les potentialités de désinformation qui
existent. C’est aussi et surtout une formidable caisse de
résonance pour les crises.
Les progrès de la métrologie permettent désormais de mesurer
les plus faibles doses. Il suffit de diagnostiquer quelque
microparticule d’un produit étranger dans un bien de consommation
pour que l’affaire devienne crise. Le risque d’intrusion de corps
étrangers, notamment dans l’alimentation, était beaucoup plus
important il y a un demi-siècle, mais la possibilité purement
technique de le diagnostiquer a renforcé leur potentialité de
devenir crisogène.
La dernière sphère est juridique.
Elle se compose de l’accroissement des réglementations, du
pouvoir du juge et des avocats.
Les activités économiques, sociales, politiques étant désormais
étroitement réglementées, il suffit d’une infraction non
intentionnelle pour que, prenant naissance dans la constatation
d’une infraction ou d’un délit, la révélation puisse devenir
crise. Le droit de l’environnement est ainsi un secteur qui s’est
fortement complexifié. Certes la crise aurait pu naître en
l’absence de réglementation, mais le constat de l’infraction lui
confère davantage de tangibilité.
L’extension du pouvoir du juge est une autre composante de
cette sphère. Les juges ont accédé à davantage de pouvoir dont une
des traductions est la possibilité de mettre en cause les plus
hauts niveaux du management en entreprise. Le fait pour une
entreprise de retrouver son principal dirigeant mis en examen,
voire derrière les barreaux est un nouveau vecteur de crise.
Quant aux avocats, ils possèdent un rôle croissant de
déclencheur et d’amplificateur de crise. Par les procès dont ils
peuvent être à l’initiative, par leur parole publique qui
transfère la résonance du tribunal civil ou pénal au tribunal de
l’opinion, par le constat que la crise représente également un
marché et un lieu de profit, ceux-ci sont devenus un nouveau
facteur dans l’émergence des crises. La tendance commerciale
anglo-saxonne dans le métier d’avocat infuse lentement, mais
semble-t-il inexorablement, en Europe.
Par ailleurs, l’ensemble de ces éléments s’entrechoquent sur un
fond de méfiance de l’opinion publique envers les entreprises et
les pouvoirs publics, dans un contexte de compétitivité accrue,
d’accélération du temps et de la mondialisation qui favorisent les
pratiques frauduleuses comme celle constatée début 2013 à propos
du remplacement de viande de bœuf par de la viande de cheval.
Parallèlement à cette généralisation spatiale, la temporalité
de la crise évolue dans le même sens. La durée de la crise est de
plus en plus longue. Celle-ci prend ses racines toujours plus loin
dans le passé et les révélations sur des pratiques d’entreprises
remontant à plusieurs décennies se multiplient, mais en outre, en
raison de la judiciarisation de la crise, celle-ci se prolonge
également plus loin dans le futur. Des travaux des commissions et
enquêtes aux procès en première instance, en appel ou en
cassation, les crises resteront dans l’actualité durant une
période prolongée.
Bien que plus nombreuses et plus longues, les crises n’en
restent pas moins un phénomène gravissime.
Des entreprises, pourtant solidement implantées comme Arthur
Andersen au début du 21ème siècle, n’ont pas survécu à la chute de
leur capital réputationnel. Dans l’hypothèse où elles le peuvent,
le changement de dénomination devient une opportunité, à l’exemple
de Townsend Thoresen, du Crédit Lyonnais et plus récemment de
Spanghero. A défaut, elles risquent de subir les conséquences
réputationnelles durant de longues années à l’exemple du groupe
Total qui, depuis le naufrage de l’Erika en 1999 est resté durant
les quinze années qui suivirent, l’entreprise la moins aimée des
français.
II – Malgré ce paysage critique, les réponses
communicationnelles restent embryonnaires.
Il y a lieu d’abord de reconnaître les limites même de la
communication dans le traitement des crises et de ne pas
considérer qu’une seule communication permettrait de les surmonter
toutes. D’abord certaines crises ont une importance telle
(Tchernobyl, Bhopal, …) que la communication ne peut à elle seule
permettre d’en réduire l’impact. Ensuite, parce que le lien avec
la gestion de crise ne doit jamais être perdu de vue et que
certaines situations de crise furent résolues sans recours, du
moins directement, à des procédures de communication.
De même, il est nécessaire de concevoir qu’il n’existe pas de
déterminant organisationnel. Certaines entreprises réputées pour
avoir parfaitement bien piloté leur communication de crise ont pu
se retrouver dans une situation inverse où les actions de
communication n’induisaient pas les effets espérés. Il pouvait y
avoir les mêmes lieux, les mêmes personnes, les mêmes procédures,
mais les résultats étaient contradictoires sans qu’il soit
possible, du moins à court terme, d’en expliquer les motifs.
Sur plusieurs points majeurs, il est délicat d’avoir une
posture tranchée, à l’exemple de la tonalité nécessaire dans la
communication de crise. Entre la vision technicienne plaidant pour
une communication factuelle, précise, basée sur des éléments
vérifiables et si possible quantifiables, et l’école symboliste
prônant une communication plus émotionnelle, affective, visuelle,
les réponses ne sont pas toujours convaincantes.
Plus important, les principes de base de la communication de
crise, pourtant considérés comme des fondamentaux, peinent à
établir leur efficacité. Il en est ainsi pour le choix du
porte-parole. Là où les manuels indiquaient la nécessité d’un
choix de porte-parole en fonction de la probabilité de
rebondissement, dans l’objectif de ne pas exposer le président de
l’entreprise, la réalité des situations restreint toute
possibilité de calcul de ce type.
Il est également conseillé de désigner un porte-parole unique
afin de garantir la cohérence des discours. Ici également,
l’ampleur des demandes de prise de parole tant interne qu’externe,
rend illusoire une communication qui ne serait portée que par un
individu.
La présence sur le terrain apparaît comme un incontournable de
toute communication de crise. Ici également, c’est sans tenir
compte d’un contexte de crise rendant toute présence de
l’organisation en cause suspecte de récupération. Un dirigeant
d’entreprise accueilli par des propos hostiles, voire par quelques
forces de sécurité, aurait un effet immédiatement négatif.
Ensuite, il est recommandé la plus extrême réactivité dans la
délivrance des informations. Ne pas communiquer rapidement serait
apparaître suspect de dissimulation. La réalité est toutefois plus
complexe et au sein d’entreprise en crise, les connaissances des
causes et conséquences sont dérisoires. Il arrive souvent que les
entreprises apprennent leur crise par les médias sociaux.
Communiquer sur des faits, en l’absence de toute connaissance,
apparaît un exercice délicat.
Les médias sociaux apparaissent le nouvel eldorado de la
communication et il semble même qu’en dehors du 2.0, il ne saurait
y avoir de sortie de crise. Si la réalité de l’apport des réseaux
sociaux à la communication de crise ne peut être contestée, il
reste à éviter de confondre crise et bad buzz et à bien percevoir
que l’audience des médias traditionnels reste incomparablement
supérieure à celle des réseaux sociaux.
Enfin, alors que le maître mot de la communication de crise est
« Assumer », il convient d’observer que la réalité des rapports de
pouvoir au sein des entreprises réduit singulièrement le choix de
cette stratégie, il est souvent délicat au sein d’une cellule de
crise de conseiller à leur président d’aller seul porter le poids
médiatique de la responsabilité, si possible en s’excusant.
Si les principes de communication peuvent être discutés, c’est
également le principe même de la communication qui peut être
questionné.
D’abord, dans certaines circonstances, la stratégie du silence
peut être un choix raisonnable. On comprend que les agences de
consulting prohibent totalement cette hypothèse puisque cela
réduirait totalement leurs possibilités d’interaction. Toutefois,
en fonction de paramètres comme l’origine de la crise ou l’agenda
médiatique, le silence peut être une stratégie possible.
Il en est de même pour le rôle de la communication digitale en
période de crise. Celle-ci paraît avoir révolutionné la manière de
gérer les crises et une bonne utilisation des réseaux sociaux
semble unanimement recommandée. Pourtant, les médias traditionnels
restent largement dominants. L’enquête European Communication
Monitor 2013 réalisée auprès des responsables de communication
européens indique par exemple qu’ils sont plus de 75 % à recourir
aux relations presse en période de crise contre seulement 38 %
pour les réseaux sociaux.
Il convient également de relever que la meilleure communication
de crise est souvent celle qui est opérée via des alliés. La
crédibilité de la parole de l’entreprise en crise est souvent
réduite et il est préférable d’organiser une stratégie d’alliance
plutôt que de se focaliser sur sa seule argumentation.
Enfin, la montée en puissance du rôle de l’actionnaire dans la
gouvernance des entreprises a fait évoluer leur communication, et
notamment en période de crise. Le choix d’une communication
institutionnelle de crise s’efface devant l’impératif d’une
rela-tion directe, ciblée sur le public financier. Entre une image
publique qui se dégraderait et la perspective d’une chute du cours
de bourse, peu d’entreprises hésiteraient.
Absence de certitude générale, remise en cause des
fondamentaux, questionnement sur les principes mêmes de la
communication, la communication de crise doit faire preuve
d’humilité, d’autant que la mécanique d’émergence des crises reste
obscure.
Sur ce point, le débat porte sur le partage des responsabilités
à l’occasion d’une crise et notamment sur le rôle des médias dans
la tonalité générale de la crise.
La considération des facteurs d’intensité. Pourquoi un
événement devient crise, alors qu’un autre, dont l’impact peut
être plus important, ne sera guère considéré. Il y a ici un débat
Identité / Identification qui se déroule. Est-ce l’identité de
l’organisation qui est en cause ou est-ce la capacité
identificatoire qui intervient comme déterminant majeur ?
Le caractère processuel de la crise. Nées avec les calculs
probabilistes d’analyse du risque au sein de la Rand Corporation,
les études sur la communication de crise ont fortement bénéficié
des travaux venant d’autres disciplines comme les mathématiques,
la physique, la météorologie. Les travaux relatifs à la théorie
des catastrophes, à l’effet papillon, aux fractales ont réduit la
vision déterministe d’une crise comme résultante de
dysfonctionnements qu’il conviendrait de corriger par une
surveillance des signaux faibles, et ce alors même, comme le
rappelle Claude Gilbert « Pourquoi s’intéresser aux signaux
faibles alors que les signaux forts ne sont pas entendus ? »
Bien entendu, il ne s’agit pas renier le travail effectué jusqu’à
ce jour. Il reste la base indispensable de toute préparation à la
crise. Mais dorénavant, il ne suffit plus. Les crises ont changé
de nature, désormais mutantes et protéiformes, elles obligent à
repenser des dispositifs basés sur une organisation (la cellule de
crise) et quelques outils (l’exercice de crise et le média
training). Reposant davantage sur des notions encore nébuleuses de
culture d’entreprise, de préparation au risque, d’intégration des
ruptures, de capacité d’improvisation, la communication de crise
doit adapter ses principes au nouveau contexte dans lequel elle
évolue.
Thierry Libaert est docteur en Sciences de l’Information et
de la Communication, membre du Comité Economique et Social
Européen, Il a publié une vingtaine d’ouvrages et de nombreux
articles. Professeur à l’Université de Louvain de 2008 à 2014, il
été maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de
Paris (1999/2013) et Directeur scientifique de l’Observatoire
International des Crises
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