Energie et Etat : Vers de futures crises
Par Gérard Pardini, Ph.D
Article paru dans :
Prospective : Horizon 2020
Numéro spécial 15 ans
N°23 du Magazine de la communication de crise et sensible,
Décembre 2015
Télécharger - pdf - 60 pages,
|
Etat et énergie constituent un vieux couple. La politique
énergétique a toujours été une politique publique, plus ou moins
volontariste et libérale selon la forme des Etats et leur
approche. Une constante néanmoins se dégage, quels que soient les
Etats, il s’agit pour eux de rechercher l’indépendance nationale
et de favoriser le développement économique. Ce couple tente de
survivre mais il doit tenir compte d’un nouveau partenaire, le
réseau. La « société de l’information » est venue depuis une
quinzaine d’années bousculer le vieux modèle. Cet article a pour
objectif de partir de la définition de l’Etat pour montrer sa
difficulté d’adaptation au nouvel environnement sociétal qui se
construit actuellement sous nos yeux.
Qu’est-ce que l’Etat ?
Les Etats sont des instruments permettant le « vivre ensemble
». Cet article n’ayant pas pour ambition de définir une nouvelle
théorie de l’Etat, nous prenons le parti d’une définition
convenant aux différents courants de pensée politique. Il est une
organisation qui va imposer la paix, garantir la liberté et la
propriété, créer les conditions de réaliser la volonté générale,
améliorer la l’organisation sociale, compenser l’incapacité des
intérêts particuliers à coopérer spontanément en produisant les «
biens publics » que sont la défense, l’enseignement, la
redistribution sociale…. On retrouve ainsi dans l’ordre les
concepts exposés par Hobbes, Locke, Rousseau, Bentham, mais aussi
Marx pour qui l’Etat est aussi un instrument, dont la
bienveillance est sélective .
Mais l’Etat est bien plus que l’agrégat de tous ces objectifs.
Il renvoie à un concept abstrait, la souveraineté. Ce renvoi est
source de complexité car l’Etat est à la fois l’objet juridique
qui va dire le droit et qui va juger lui-même si ce droit est
respecté, mais il désigne aussi la société à laquelle il commande
et qui se confond aujourd’hui avec la nation dans la plupart des
pays du monde. C’est de cette synthèse qu’il tire la légitimité de
son commandement et de son acceptation par les citoyens .
La difficulté est que la nation n’est pas une réalité mais une
idée force dont le mérite a été de susciter l’adhésion. Elle se
révèle et montre sa pertinence par les sentiments qu’elle suscite.
C’est pour la nation que les citoyens vont se battre quand la
représentation que chacun en fait coïncide avec un idéal accepté.
La nation est forte quand les individus éprouvent un sentiment
collectif et une vision convergente. Elle peut alors vivre et
s’épanouir. Pour autant, cet épanouissement a besoin de la
croyance et des mythes pour prospérer.
C’est la force de ce sentiment collectif qui va procurer la
cohésion sociale mais aussi spirituelle, qui va permettre de
transcender les intérêts individuels par la reddition d’arbitrages
acceptés et qui va faire que la coercition est non seulement
acceptée mais attendue afin de gommer les aspérités sociales dues
aux rivalités inhérentes à toute société. Il faut que le pouvoir
soit sacré par l’idée de nation pour que la force soit légitime.
La description sommaire de ce mécanisme de symbiose entre Etat
et Nation en montre bien les forces et faiblesses. La force de la
nation incarnée par l’Etat est d’être un instrument d’ambition et
un ciment, sa faiblesse est d’être aujourd’hui à la peine pour
s’incarner dans un monde ou les Etats cohabitent avec des réseaux
de communautés en tout genre et des aspirations à la liberté
difficilement compatibles avec les renonciations à la liberté
qu’imposent la généralisation des conflits et la redéfinition de
la notion de frontière. Le territoire à défendre est autant
géographique que virtuel ce qui rend complexe l’adhésion à un Etat
Nation.
Il est d’ailleurs symptomatique de constater que la plupart des
travaux sur le concept de nation font l’impasse sur l’analyse des
réseaux. Nous sommes capables de décrire les évolutions de la
nation depuis plusieurs siècles. Nous pouvons en retracer
précisément les étapes qui vont de la royauté avec une communauté
rassemblée autour d’un souverain, aux différentes étapes de la
nation républicaine de l’ère moderne qui ont successivement
consacré les provinces puis les zones industrielles et les
métropoles . La crise de l’Etat Nation n’est pas niée mais elle
est appréhendée à partir de l’échec de l’intégration de la vague
d’immigrés et de la perte des repères de la nation (famille,
école, travail, églises, partis politiques…).
Les réponses à la crise des analystes apparaissent à notre sens
décalées car même si elles s’en défendent, elles font toujours
appel à la « magie républicaine » ; L’Etat apparait toujours comme
le garant de l’unité de la nation par les solidarités. La
préservation de l’Etat est décrite comme « l’ultime limite
admissible de la mondialisation ». Ce scénario est possible mais
il repose sur le postulat étatique et comme tous les postulats, il
repose sur l’assentiment de l’auditeur.
Or, force est de constater que les auditeurs sont de moins en
moins citoyens d’un Etat et de plus en plus acteurs de réseaux qui
débordent des frontières classiques et que les organisations
supranationales sont-elles mêmes en crise.
Etat et énergie ; de la souveraineté sans partage à la
régulation partagée
La maîtrise de l’énergie nécessaire au développement économique
et au bien-être des citoyens n’échappe pas à la remise en question
de l’Etat. Ce dernier s’est toujours préoccupé de cette maîtrise
en assurant deux fonctions jusqu’alors cohérentes et couplées. La
première est celle de l’Etat protecteur, dont les interventions
économiques poursuivent des objectifs sociaux et économiques. La
seconde est celle de l’Etat souverain qui assure une mission de
police interne et une mission de défense pour ses rapports avec
l’extérieur .
Ces deux fonctions fondamentales à la vie des Etats sont de
plus en plus confrontées à la fonction de régulation économique,
qui présente la caractéristique principale de ne pas être liée à
une forme d’Etat. L’interventionnisme économique s’accommode très
bien de l’Etat Nation et il lui est indissociable alors que la
régulation économique peut s’affranchir du détour de la nation. La
régulation s’accommode mieux des réseaux et de la remise en cause
du concept d’Etat Nation. La cohabitation, notamment en France de
ces deux approches est particulièrement source de conflits et
vient parfois cruellement révéler les faiblesses de l’Etat quand
il se révèle inadapté à gérer les conséquences d’une économie de
réseau dont l’une des principales caractéristiques est l’utilité
du système. Cette utilité dépend du nombre d’utilisateurs
(présents et futurs). Plus un réseau est pertinent plus il va se
renforcer par un effet de rétroaction positif (les forts se
renforcent et les faibles s’affaiblissent) . Cet « effet réseau »
lui confère une légitimité qui peut être perçue par les
utilisateurs comme supérieure à celle d’un Etat. Cela explique la
difficulté à légiférer pour les réglementer. Les Etats pouvant
être ten-tés à réglementer dans le sens de la préservation
d’intérêts acquis par d’autres producteurs à la légitimité
contestée (monopoles, administrations, acteurs économiques
nationaux…).
L’énergie n’échappe pas à cette analyse. Le charbon, le pétrole
et ses dérivés, l’électricité produite à partir de ces deux
sources et ensuite par le nucléaire sont des énergies compatibles
avec le modèle des Etats nations. Ceux-ci sont à même de protéger
les sources d’approvisionnement grâce à leur double fonction de
protection sociale et de souveraineté, telles que nous l’avons
exposé plus haut.
Ces énergies dites « chaudes » ont pour principale
caractéristique de dégrader le monde à la différence des énergies
froides (eau et vent) qui sont renouvelables et qui pendant des
siècles ont pu répondre aux besoins limités d’une humanité à
l’expansion maitrisée .
Les études historiques montrent que les Etats nations qui ont
pris le pas sur tous les autres systèmes à « souveraineté
fragmentée » se sont construits sur leurs capacités à mobiliser la
force militaire au service de leurs intérêts. Un récent ouvrage de
Timothy Mitchell, Carbon Democracy développe la thèse selon
laquelle les évolutions po-litiques de nos démocraties
occidentales ont été largement déterminées par la géopoli-tique et
sociale des énergies carbonées, charbon et pétrole. L’Europe a
ainsi privilégié l’exploitation de ses ressources minières et
organisé un système permettant de disposer de ressources agraires
abondantes dans les colonies. Mitchell démontre ainsi que
l’exploitation des ressources des pays industrialisés a entrainé
la construction de réseaux (ferrés, distribution d’eau,
électricité etc..) et révélé le pouvoir de perturbation des
travailleurs. Cette combinaison a créé les démocraties modernes
construites autour d’un équilibre des forces entre travailleurs et
possédants.
Cette approche doit être combinée à la vision scientifique qui
a perduré jusqu’à aujourd’hui et qui commence à peine remise en
cause. Cette vision scientifique est celle des lois de la
thermodynamique posée par Sadi Carnot. Toute production d’énergie
s’explique par la différence de potentiel entre la source chaude
et un point froid. C’est ce qui explique tout mouvement et le
rendement de toute énergie . La différence de potentiel peut
s’appliquer à des sources d’énergies froides (hydraulique avec le
facteur du dénivelé, ou la différence de pression atmosphérique ou
d’intensité électrique entre deux points…). René Passet donne une
image qui permet de comprendre ce mécanisme en citant l’exemple du
charbon, mais qui s’applique au pétrole et à l’énergie atomique :
Le charbon utilisé pour faire tourner une machine se consume, tous
les éléments qui le composent continuent d’exister mais sous une
autre forme mais il est déstructuré et ne peut plus engendrer de
mouvement. La planète est ainsi une immense machine
thermodynamique fonctionnant par différence de température. Le
jour où cette différence disparait, plus aucune production
d’énergie n’est alors possible. Ce détour a des conséquences
sociales considérables car il explique le fonctionnement de nos
sociétés modernes. Le monde ante industriel reposait sur un
mécanisme déterministe comparable à celui d’une horloge. Chaque
rouage détermine la course du suivant et rien ne peut être changé.
La société moderne reposant sur la thermodynamique fonctionne
selon un mécanisme probabiliste. Il est difficile de prévoir les
mouvements de la matière décomposée, mais ces mouvements obéissent
à des lois statistiques et donc d’une moyenne. Cela explique la
prise de risque liée au progrès. Nous dégradons la planète mais
tant que nous sommes dans une moyenne nous l’acceptons.
Pour résumer, nous pouvons prévoir une évolution générale mais
nous sommes incapables de prédictions précises sur tel ou tel
comportement énergétique individuel.
Le positionnement de l’Etat est au cœur de cette approche. Pour
l’instant il est en phase avec une rationalité économique qui le
pousse à maitriser et/ou à réguler selon sa forme les différentes
productions d’énergie. L’Etat interventionniste et l’Etat
régulateur, de même que les organisations supranationales
fonctionnement pour assurer les conditions d’une meilleure
compétitivité des acteurs économiques. Cette amélioration de la
compétitivité permettant de produire au meilleur coût et donc de
satisfaire les besoins individuels.
Le pouvoir s’est adapté à ce modèle. Il a créé la condition
fondamentale de l’économie mercantile qui est « la double
disponibilité des individus comme force de travail et comme
capacité de consommation . L’intrusion de l’économie dans le
mécanisme du pouvoir a été vécue favorablement par les Etats qui y
ont trouvé des moyens de disposer de forces supplémentaires et
complémentaires mais qui ont aussi été confrontés à la réalité que
celui qui maitrise les forces capitalistiques recherche
l’indépendance. L’intrusion de l’Etat s’est ainsi réalisée
facilement dans l’industrie et a trouvé matière à règlementation
voire parfois possession ou coproduction. Cette intrusion a été
aussi facilitée par les industriels eux-mêmes qui se sont rendus
très vite compte que la médiation du pouvoir serait facilitatrice
de régulation sociale et de réduction des risques.
Le rapport d’information du Sénat traitant de la politique
énergétique française con-firme cette analyse : Après la Seconde
guerre mondiale, le secteur énergétique français fait l’objet
d’une politique de regroupement et de mise sous tutelle des
entreprises productrices d’énergie par le biais des
nationalisations de 1946. Cette politique énergétique volontariste
vise la recherche de l’indépendance nationale et le soutien de
l’expansion économique. Les directives européennes de 1996 et de
1998 concrétisent l’émergence d’un marché unique et ouvert au
niveau européen. Amorcé en février 1999, le mouvement de
libéralisation des marchés nationaux de l’énergie, bâtis
historiquement sur des monopoles publics, entraîne une
transformation profonde de l’organisation du secteur. La décision
publique en matière énergétique suppose désormais un effort
permanent de hiérarchisation des enjeux et des objectifs aux
niveaux européen, national et local. Les enjeux spécifiques liés à
l’énergie et la plus grande interdépendance des politiques
énergétiques nationales obligent désormais à intégrer la gestion
du long terme, où la sécurité d’approvisionnement et la maîtrise
de la consommation d’énergie demeurent des objectifs prioritaires.
Cette vision de 1998 est toujours d’actualité. Le code de
l’énergie issu de l’ordonnance n° 2011-504 du 9 mai 2011 reprend
les orientations de la loi ° 2005-781 du 13 juillet 2005 de
programme fixant les orientations de la politique énergétique,
dite loi « POPE et de la nouvelle loi sur la transition
énergétique adoptée en juillet 2015. Il est intéressant de noter
qu’entre 2005 et 2015, les objectifs évoluent, passant de 4 à 9 et
deviennent plus précis mais la question des réseaux est abordée de
manière elliptique dans la loi qui comporte un titre VIII,
intitulé : Donner aux citoyens, aux entreprises, aux territoires
et à l’Etat le pouvoir d’agir ensemble, dans lequel le chapitre 1
traite des outils de la gouvernance nationale de la transition
énergétique. Cette approche maintient le postulat d’un Etat au
périmètre et aux moyens invariants. Un Etat conduisant « une
politique énergétique internationale ambitieuse et cohérente avec
les politiques nationales et territoriales » mais un Etat qui ne
maitrise pas encore totalement le mécanisme des réseaux.
Une allusion à l’importance des réseaux se trouve dans le
récent rapport sur la prospective nationale avec l’audition du
créateur de Futuribles, Hughes de Jouvenel : Dans le monde de
demain, les frontières de l'entreprise comme celles des États
seront plus poreuses, on travaillera de plus en plus en réseaux,
sans doute à l'échelle internationale. Par « réseaux », j'entends
non pas déterritorialisation, mais nœud de réseaux, donc pôles de
compétitivité.
Réseaux et Etat : Une cohabitation subie plus que désirée
Les réseaux et notamment ceux liés à la production d’énergie
présentent l’intérêt de placer la maitrise de l’information et
l’individu au cœur du système du pouvoir. Chacun d’entre nous peut
théoriquement y participer. Si la production d’énergie reste
encore l’apanage de grosses structures industrielles, on voit
néanmoins apparaitre la possibilité de micro productions mais
aussi d’énormes possibilités de régulation des flux d’énergie par
la maitrise individuelle de l’utilisation de l’énergie. Cette
régulation des flux par consentement individuel est ainsi au cœur
des différents projets de villes connectées (smart cities et smart
grids) que certains présentent déjà comme un nouvel horizon. Les
industries de service, notamment les producteurs d’énergies et
bien entendu les géants de l’informatique misent déjà sur cet
avenir en prévoyant que les 70% de la population mondiale qui
seront urbains en 2050 ne pourront qu’utiliser ces services. Ce
sont les questions environnementales et les économies d’énergies
qui sont mises en avant pour promouvoir ces réseaux, mais aussi la
personnalisation. « L’utilisateur consommateur » en réseau est
annoncé acteur interactif, citoyen et écologiquement res-ponsable
car on lui fournira les outils permettant de maitriser ses
différentes consommations de flux.
Nous voyons bien à ce stade toutes les possibilités offertes
par un tel système. Mais il est aussi porteur d’individualisme :
chacun est en droit de se poser la question du bien-fondé des
modalités du partage, mais aussi du totalitarisme : Etat et
entreprises peuvent être tentés de mettre en place des dispositifs
incitatifs ou coercitifs pour que les individus adoptent un
comportement souhaité. Cela porte les germes de refus individuels
d’entrer dans une telle spirale comportementale donc générer des
refus d’obéissance.
Cette tendance commence à être étudiée car le fonctionnement en
réseau fait émerger autant d’espoir de parvenir à faire émerger
une nouvelle société que de craintes de nouvelles menaces
matérialisées par l’explosion de l’économie criminelle qui
prospère dans un tel environnement. .
Les réseaux sont aussi de puissants moyens pour contester ou
contrer des tentatives de règlementation des Etats. Les travaux de
Manuel Castells situent l’émergence de ce phénomène vers 2001 avec
des contestations massives de décisions des pouvoirs publics par
les étudiants en Corée du Sud. L’analyse des mouvements de
contestations depuis une dizaine d’années montre également que
plus la répression est forte, plus la contestation numérique
progresse. Internet est aujourd’hui un véritable territoire dans
lequel les moyens de répression sont à la peine. Castells parle de
« mouvements « rhizomiques », qui se développent de façon
horizontale et souterraine et qui ne disparaissent jamais ».
Ces mouvements s’enracinent d’autant plus qu’ils constituent
une sorte de contre modèle de la démocratie classique de
représentation . Internet et les réseaux apparaissent à de plus en
plus de personnes comme constituant la démocratie réelle. Le
mouvement des « indignés » en Espagne porte ainsi la revendication
de modifier le système électoral et les institutions. La puissance
de tels mouvements réside dans le pouvoir multiplicateur de la
parole qui va légitimer une prise de position qui sans les réseaux
n’auraient pas été connue par un grand nombre . La légitimité et
l’effectivité qui vont de plus en plus défaut aux institutions
sont transférées et rendent le système classique instable.
Les Etats sont ainsi placés devant le choix de se réformer pour
tenir compte des revendications portées par d’autres moyens que
les élections, ou de différer les réformes en attendant qu’elles
soient portées par le système représentatif avec le risque non
négligeable de précipiter la rupture entre la société civile et
les institutions. Reste alors un grand vide, d'où peuvent sortir
des mouvements différents, que personne n'avait prévus.
L’intrication des réseaux dans la vie économique est telle que
l’on ne voit pas comment cette addiction pourrait diminuer sauf à
imaginer un effondrement. La nouveauté par rapport aux siècles
précédents est que la technologie numérique est désormais un
facteur prépondérant de concentration de la richesse . Economie et
information constitue désormais un binôme mais on peut en rajouter
un autre c’est le binôme information et pouvoir. Les combinaisons
entre ces quatre facteurs posent la question de la forme que
prendront les Etats pour s’accommoder de ces combinaisons.
Réglementer un tel monde est plus difficile que tout ce qui a été
réalisé jusqu’à présent car la part du virtuel est grande et il y
a également une difficulté à appréhender le territoire. Un bien
industriel est localisé, de même que des travailleurs alors qu’il
s’agit maintenant de réglementer un cyber territoire par nature
équivalent à la planète et même au-delà car on peut imaginer des
serveurs spatiaux dans un proche avenir. On ne peut que tendre
vers une régulation idéale qui serait planétaire. Le modèle se
heurte aux intérêts divergents des Etats car certains seront
tentés de profiter de l’avantage que donnera l’accueil d’activités
trop réglementées par d’autres. Seul un crash mondial de cette
économie des réseaux inciterait vraisemblablement à une régulation
universelle consentie.
L’Etat est aujourd’hui confronté à la question de qui détient
réellement le pouvoir dans nos démocraties européennes ? La
réponse n’est plus évidente. Pour de plus en plus de citoyens la
liberté de tous apparait souvent comme la liberté des plus forts.
Il est fort à craindre que si la troisième révolution industrielle
que certains décrivent comme acquise prospère dans notre cadre
inadapté nous n’échappions pas à une rupture violente qui sera
suivie comme toutes les révolutions d’une réorganisation dont les
contours sont encore inconnus.
Les scénarios de crise
Une certitude : Ce constat conduit à annoncer une crise majeure
des organisations centrales que sont les Etats classiques s’ils
n’évoluent pas. Elle sera d’autant plus violente qu’elle concerne
le cœur du système sociétal qu’est l’Etat. Il est possible que le
« vou-loir vivre ensemble » s’incarne par une autre médiation.
Quand cela surviendra, toutes les analyses démontreront les
dysfonctionnements parfaitement traçables y ayant conduit. Michel
Serres le dit très brutalement : Les grandes institutions, dont le
volume occupe tout le décor et le rideau de ce que nous appelons
encore notre société, alors qu’elle se réduit à une scène qui perd
tous les jours quelque plausible densité, en ne prenant même plus
la peine de renouveler le spectacle et en écrasant de médiocrité
un peuple finaud, ces grandes institutions, j’aime le redire,
ressemblent aux étoiles dont nous recevons la lumière, mais dont
l’astrophysique calcule qu’elles moururent il y a longtemps .
La crise est identifiée comme possible, nous disposons de tous
les outils de veille possibles, nous nous préoccupons de la
détection des signaux faibles, mais cela ne suffira pas car c’est
le système qui n’agit pas ou insuffisamment pour se réformer. Nous
sommes face à une situation bien connue d’explication des crises
avec deux facteurs cumulatifs : l’incrédulité et l’imagination de
puissance. L’incrédulité, car le décideur refuse d’envisager le
scénario ultime qui le remet en cause. L’imagination de puissance
recouvre deux champs. Le premier a trait au fait que nos sociétés
traversent des crises de manière quasi permanente depuis quelques
dizaines d’années ce qui renforce le sentiment de pouvoir être
capacité d’affronter une nième crise future. Or cette crise sera
la crise des crises car elle concerne le système lui-même. Le
second champ est celui de notre croyance dans l’idée que nous
disposerons des outils pour réduire les impacts de la crise (et
non de l’empêcher). Ces outils peuvent être des instruments
financiers, politiques, sociaux, or ce sont eux qui sont remis en
cause.
Si l’on en revient au sujet de l’énergie, nous pouvons
identifier quelques scénarios possibles qui catalyseront les
événements potentiellement déclencheurs de la crise.
Les Etats ne pouvant se désintéresser de l’énergie qui
demeurera quoique qu’il arrive un bien stratégique nécessaire à
titre individuel et collectif ces scénarios sont particulièrement
ouverts.
Des scénarios géopolitiques avec des Etats exerçant des
pressions allant jusqu’à l’intolérable pour maintenir une tutelle
économique et/ou politique sur d’autres Etats dépendants
énergétiquement. Ces scénarios englobent les conflits pouvant
survenir pour s’assurer la maîtrise de l'accès à des sources
fossiles d’énergie. Une guerre entre pays industrialisés
remettrait vraisemblablement en question les organisations
centrales et les modèles sociétaux.
Un scénario type catastrophe nucléaire remettant en cause toute
perspective non seulement de développement mais de maintien de
l'énergie d'origine nucléaire dans le système productif. Il est
vraisemblable qu’après Tchernobyl et Fukushima, un troisième
désastre majeur aurait des conséquences économiques et sociétales
considérables. Il nous faut avoir à l'esprit toutes ces réalités,
pour mener lucidement une réflexion sur l'avenir de la politique
énergétique française.
Une remise en cause de la légitimité des Etats face à une
contestation de la régulation.
Les autorités supra nationales de régulation de l’énergie ne
disposent d’aucune légitimité politique pour fixer des prix ou
contingenter l’utilisation de telle ou telle source d’énergie et
donc peuvent être conduites à prendre des mesures qui seront
rejetées par les populations avec d’autant plus de violence que
les réseaux sociaux apparaitront beaucoup plus légitimes à
représenter les citoyens. C’est tout le dilemme la régulation qui
est écartelée entre son indépendance qui la conduit à prendre des
décisions économiquement rationnelles et apolitiques. La remise en
cause de la régulation peut également provenir des entreprises
régulées qui considèrent parfois le régulateur comme un adversaire
venant limiter des ambitions économiques. La régulation
supranationale porte également le ferment de possibles oppositions
géopolitiques entre des pays disposant de ressources énergétiques
et donc plutôt ouverts aux solutions concurrentielles et ceux
moins dotés qui privilégieront une plus grande intervention
étatique. Se rajoute à cela les incertitudes liées aux positions
divergentes entre Etats producteurs d’énergies fossiles et Etats
consommateurs.
Un effondrement des réseaux informatiques soit par
malveillance, soit par imprudence. La nouvelle frontière qui nous
est donnée est fondée sur de l’individualisme en réseau. Cela
concernerait au premier chef l’énergie mais s’étendrait par
capillarité à tous les autres flux . Outre le fait qu’une telle
société porte le germe du totalitarisme car au nom du bien commun
il est vraisemblable que tôt ou tard la tentation surgira
d’indiquer à chaque citoyen la direction de ses efforts, la
société en réseau multiplie les possibilités d’atteinte et de
dégradation des données. La solidité de la société du partage de
l’information est donnée par le maillon faible. Même en évacuant
la possibilité d’une action criminelle, il faut faire le pari que
le système fonctionnera de manière robuste grâce à une capacité de
protection qui devra être considérable et liberticide ou qui sera
acceptable et faible. Le dilemme est aussi cruel que celui de la
régulation.
Cet article s’est limité à présenter les défis à relever et à
faire prendre conscience que les questions énergétiques
constituent un sujet touchant au modèle même des Etats. Le seul
enseignement que nous pouvons tirer de la situation actuelle est
celui de l’interdépendance et qu’il faut s’interdire de vouloir
régler un problème isolément. Traiter de manière pertinente la
question de l’énergie ne peut se faire qu’en traitant l’ensemble
des questions liées à la forme et à la légitimité des
organisations permettant le vouloir vivre ensemble. S’en
affranchir ne pourra que provoquer une crise sociétale
extraordinairement grave.
Gérard Pardini est membre du comité de rédaction de le revue
Les Cahiers de la Sécurité et de la Justice, Docteur en droit en
droit administratif et en droit constitutionnel. Il a créé le
Département Risques et Crises de l’Institut National des Hautes
Etudes de la Sécurité et de la Justice (INHESJ) en 2010, puis a
été directeur adjoint de l’Institut de 2011 à 2015.
Références :
Anthony de Jasay ; The State, Basil Blackwell,
Oxford ; 1985 ; traduction française 1994 ; Les Belles lettres.
Jasay appartient au courant libéral mais son ouvrage évoque les
différentes théories de l’Etat et son inspiration est classique
reposant notamment sur le triptyque : répression, légitimité et
consentement d'une fraction de la société qui s’impose au plus
grand nombre.
Encyclopédia Universalis ; article L’Etat et la violence ; Bernard
Guillemin.; article Nation ; Georges Burdeau ; Edition 1985.
Ernst Cassirer ; Le Mythe de l’État, Yale
University Press, 1946.trad. française, Paris, Gallimard, 1993.
Les travaux de Cassirer permettent de comprendre les ressorts de
la pensée politique à travers la critique du mythe sur lequel est
fondé le pouvoir.
Jacques Verrière ; Genèse de la nation française
; Flammarion ; 2000. L’auteur montre que la nation a toujours été
constituée autour de deux constantes : les influences extérieures
et l’Etat. Jusqu’à présent les influences extérieures ont pu être
précisément identifiées. Ce sont les apports de la civilisation
romaine avec la langue, la création de l’Etat couplé à la religion
par les mérovingiens de Clovis et des vagues successives
d’immigration principalement intra européenne depuis Louis XI qui
ont contribuées au développement économique.
Genèse de la nation française ; op cit ;
Conclusion : p 320 et suivantes ;
André Bruguière et Jacques Revel ; Histoire de
France ; Chapitre Etat et société ; p 562 et suivantes ; Seuil ;
1989.
Nicolas Curien ; Économie des réseaux ;
Collection Repère ; La Découverte ; 2000.
Renè Passet ; Les grandes
représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire ;
Chapitre : Les implications de l’énergétique, p 343 et suivantes ;
Les liens qui libèrent ; 2010.
Charles Tilly; Coercion, Capital and European
States; 900 -1990; Blackwell, Oxford; 1990.
Timothy Mitchell, Carbon
Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole; pour l’édition
française, La Découverte ; 2013.
Franck Dominique Vivien ; Sadi Carnot économiste
; Enquête sur un paradigme perdu : économie, thermodynamique,
écologie. Thèse de doctorat en sciences économiques, Paris I
Panthéon Sorbonne ; 1991.
) Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir, et plus
particulièrement les chapitres 8 : De la concurrence politique où
l’on trouvera une analyse sur « progrès du pouvoir et progrès de
la guerre, progrès de la guerre, progrès du pouvoir » et le
chapitre 9 : Le pouvoir devant la cellule capitaliste. Edition
Hachette ; 1972 pour la première édition.
Sénat ; Commission d’enquête sur la politique énergétique ;
Rapport 439 (97-98), 1ère partie.
1° : réduire les émissions de gaz à effet de
serre de 40 % entre 1990 et 2030 et diviser par quatre les
émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2050 ; 2° :
réduire la consommation énergétique finale de 50 % en 2050 par
rapport à la référence 2012, en visant un objectif intermédiaire
de 20 % en 2030, notamment dans les secteurs du bâtiment, des
transports et de l’économie circulaire ; 3° : réduire la
consommation énergétique primaire des énergies fossiles de 30 % en
2030 par rapport à l’année de référence 2012, en modulant cet
objectif par énergie fossile en fonction du facteur d’émissions de
gaz à effet de serre de chacune ;4° : porter la part des énergies
renouvelables à 23 % de la consommation finale brute d’énergie en
2020 et à 32 % de cette consommation en 2030 ; à cette date, pour
parvenir à cet objectif, les énergies renouvelables doivent
représenter 40 % de la production d’électricité, 38 % de la
consommation finale de chaleur, 15 % de la consommation finale de
carburant et 10 % de la consommation de gaz ; 5° : réduire la part
du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % à l’horizon
2025 ; 6° : contribuer à l’atteinte des objectifs de réduction de
la pollution atmosphérique prévus par le plan national de
réduction des émissions de polluants atmosphériques défini à
l’article L. 222-9 du code de l’environnement ; 7° : disposer d’un
parc immobilier dont l’ensemble des bâtiments sont rénovés en
fonction des normes “bâtiment basse consommation” ou assimilées, à
l’horizon 2050, en menant une politique de rénovation thermique
des logements concernant majoritairement les ménages aux revenus
modestes ; 8° : parvenir à l’autonomie énergétique dans les
départements d’outre-mer à l’horizon 2030, avec, comme objectif
intermédiaire, 50 % d’énergies renouvelables à Mayotte, à La
Réunion, en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane à l’horizon
2020 ; 9° : multiplier par cinq la quantité de chaleur et de froid
renouvelables et de récupération livrée par les réseaux de chaleur
et de froid à l’horizon 2030.
Rapport d'information n° 649 (2014-2015) de Roger KAROUTCHI ;
Délégation sénatoriale à la prospective ; 21 juillet 2015.
The European Innovation
Partnership on Smart Cities and Communities (EIP-SCC) ; Projet de
la Commission Européenne. http://ec.europa.eu/eip/smartcities/.
College-etudesmondiales.org/fr/content/analyse-societe-en-reseaux
; Les travaux du Collège évoquent ainsi le glissement « d’une
menace de guerre nucléaire hautement centralisée vers des formes
de guerre asymétriques et décentralisées ».
Manuel Castells ; Communication et pouvoir, éd.
de la Maison des sciences de l'homme.2013 ; Networks of outrage
and hope. Social movements in the Internet age (« Les réseaux de
l'indignation et de l'espoir. Les mouvements sociaux à l'âge
d'Internet » Communication Power (Oxford University Press, 2009).
Son analyse des réseaux et des technologies de communication
développe une nouvelle théorie du pouvoir. L’auto-communication de
masse modifiant profondément les relations de pouvoir, les
processus politiques et les mouvements sociaux.
Les travaux de Manuel Castells chiffrent à 50 à
85 %, le pourcentage de citoyens dans le monde estimant ne pas
être représentés par le système politique, y compris au sein des
démocraties occidentales – Scandinavie exceptée. Communication et
pouvoir ; op cit.
En France, les mouvements comme ceux des bonnets
rouges ou des pigeons ont montré leur pouvoir de contestation ;
Pour l’instant, les mouvements ne remettent pas en cause la forme
des institutions, ou le système électoral mais tous les
ingrédients cohabitent aujourd’hui pour voir se développer de
telles formes de contestations.
Dominique Cardon ; La Démocratie Internet,
promesses et limites ; Seuil 2010.
Communication et pouvoir ; op cit.
Jaron Lanier ; Who owns
the future (Qui possède le futur ?) ; Simon &Schuster ; 2013.
L’analyse de ce spécialiste de l’Internet est que nous sommes en
train de vivre deux tendances contradictoires : celle de la
décentralisation du pouvoir permise par des réseaux dont la
granulométrie est de plus en plus fine et une centralisation de la
richesse permise grâce à ces mêmes réseaux qui la font converger
et surtout qui monétise des informations livrées gratuitement par
les utilisateurs. La question essentielle ne concerne pas la
liberté d’accès à l’information mais de savoir qui utilise et
comment les informations massivement collectées sont utilisées.
Michel Serres ; Petite Poucette, p 66 et suiv ;
Editions Le Pommier ; 2012.
Jeremy Rifkins ; Une nouvelle conscience pour un
monde en crise ; vers une civilisation de l’empathie ; et La
Troisième révolution industrielle ; Editions françaises ; Les
liens qui libèrent ; 2011.
Télécharger - pdf - 60 pages,
ISSN 2266-6575
© Décembre 2015 Tous droits réservés
Magazine de la communication de crise et sensible.
www.communication-sensible.com
|