En 2020, la guerre des Cygnes Noirs
Par Didier Heiderich

Article paru dans :
Prospective : Horizon 2020
Numéro spécial 15 ans
N°23 du Magazine de la communication de crise et sensible,
Décembre 2015
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Alors que les acteurs sont centrés sur les crises de
réputation, fruits de quelques tweets hirsutes, les crises de
rupture se multiplient, de la viande de cheval au séisme qui
secoue Volkswagen en passant par l’affaire Bygmalion en France, la
crise des subprimes ou encore l’amende record de 8 milliards
d’euros que devra payer BNP-Paribas à la justice américaine.
Qu’elles soient technologiques, financières, boursières,
écologiques, sanitaires, morales, politiques… l’ontologie des
crises nous révèle que les crises de rupture sont de plus en plus
fréquentes, brutales, complexes, inattendues, imprévisibles,
normatives. Et d’ici 2020, la gestion de crise telle que nous la
connaissons aujourd’hui sera obsolète et incapable de faire face
aux Cygnes Noirs , c’est-à-dire l’imprévu, l’inattendu,
l’imprévisible, le surprenant.
La complexité a pris le contrôle des systèmes et des
entreprises
L’imposante croissance internationale des entreprises, la
vitesse de renouvellement des produits, l’effroyable avancée des
technologies, la surprenante capacité d’invention des nouveaux
entrepreneurs, la modification rapide des environnements normatifs
et juridiques produisent une complexité croissante dans un univers
où la compétition est à la hauteur des attentes toujours plus
fortes de groupes sociaux protéiformes et des pressions des
marchés. La crise de 2008 qui ne s’est pas résumée aux subprimes,
a démontré que certains produits bancaires avaient atteint un
niveau de complexité tel que leur valeur des produits structurés
était factice. L’exemple de la crise de la viande de bœuf mutée en
viande cheval a révélé qu’il était nécessaire de réaliser des
tests ADN sur de la viande pour en connaitre la nature avant de
l’introduire dans l’alimentation. Le scandale Volkswagen a
nécessité une étude réalisée par un laboratoire universitaire pour
mettre en évidence la tricherie opérée par le constructeur
automobile.
Le problème que pose la complexité, c’est l’aveuglement qu’elle
produit. Les services des états ou les organes de contrôle
internes des entreprises ne peuvent voir que ce qu’ils regardent,
ce qui signifie que les règles, normes et instruments de contrôles
devraient évoluer à une vitesse équivalente à celle de la
cinétique des systèmes pour savoir simplement où regarder et quoi
vérifier. Or les règles et instruments de contrôle restent figés
face à la vélocité des systèmes qu’ils sont en charge de réguler
et de surveiller. Le bilan est simple : un candidat est élu alors
que ses comptes de campagne sont truqués, des voitures polluantes
circulent en masse, les états sont priés de renflouer des banques
aux investissements hasardeux et les consommateurs ingèrent du
cheval au lieu du bœuf.
Ce que ces crises nous révèlent tient en trois points, le
premier est quelles sont de plus en plus nombreuses et
surprenantes, le second c’est qu’elles produisent des ruptures
violentes qui peuvent conduire à la disparition pure et simple de
colosses financiers ou industriels, la troisième, c’est qu’elles
échappent totalement aux modèles et canons actuels de la gestion
et de la communication de crise qui sont inefficaces univers
complexe.
La conformité, l’évolution normatif et les ruptures au cœur
des crises
Depuis l’exemple Enron en 2001 jusqu’à la crise Volkswagen en
2015, on peut constater que les ruptures sont au cœur des crises
les plus graves qui secouent l’industrie. Dans le premier cas, le
géant américain de l’énergie qui réalisait un chiffre d’affaire de
101 milliards de dollars, a disparu suite à une série de fraudes
parfaitement orchestrées consécutivement à la déréglementation du
marché de l’énergie. Cette déréglementation a permis à Enron de
devenir courtier en énergie, le seul problème c’est que la société
comptabilisait immédiatement des ventes à terme de gaz ou
d’électricité dont la livraison était différée mais sans
comptabiliser les dépenses à venir, ce qui gonflait
artificiellement les résultats de l’entreprise. Si les normes sont
des contraintes, leurs vacances peuvent conduire à des
irrégularités massives.
Dans le cas plus récent de Volkswagen, l’évolution des normes
d’émissions de gaz couplée à la volonté de limiter les coûts des
véhicules diésels afin de conserver la compétitivité du groupe est
à l’origine d’une fraude massive de la part du constructeur
allemand. Dans ce cas opposé à celui d’Enron, c’est le
durcissement des normes qui est à l’origine de la crise.
Mais la contrainte juridique ou réglementaire n’est pas la
seule normative. La normalisation par le marché est à l’origine de
ruptures qui font vaciller des empires. Nous pouvons prendre pour
exemple Nokia, autrefois incontournables en téléphonie mobile et
qui a raté le virage des smartphones, forcé de se tourner vers
d’autres marchés de la même façon qu’IBM a dû se repositionner en
abandonnant le secteur des ordinateurs grands publics quelques
années avant. Le géant HTC souffre également sur le même secteur.
Car les consommateurs peuvent décider in fine de l’avenir d’une
entreprise, quel que soit sa taille.
D’autres ruptures en cours inquiètent tout particulièrement les
secteurs des services : l’arrivée massive des barbares à l'image
d'Uber. Avec un modèle d’entreprise sans employé, les nouveaux
barbares utilisent le capital humain et matériel de particuliers
dans une compétition sans merci qui sidère les entreprises
structurées conventionnellement.
Des bataillons de Cygnes Noirs en route pour 2020
D’ici 2020, nous pouvons envisager que ces scénarios de rupture
se produiront de plus en plus fréquemment, jusqu’à la rencontre
avec les crises du 3e type.
D’abord la désagrégation croissante des moyens de production,
l’interconnexion et la complexité sous-jacente des produits et
services conduisent à une multiplication des angles morts dans le
pilotage d’une entreprise : la supply chain en raison de la
multiplication des intermédiaires et des fournisseurs devra être
l’objet de toutes les attentions. Dans ce contexte, les
instruments nécessaires à la recherche de failles, voire de
fraudes et de corruptions sont à faire évoluer pour permettre leur
détection avant qu’elle ne deviennent massive : les services
forensic ont de beaux jours devant eux, tout comme l’audit et le
contrôle interne auront un rôle déterminant à jouer dans les
crises à venir.
Dans la même veine, l’extrême complexité des produits et
montages financiers ne concernent plus exclusivement les banques,
mais procèdent également de l’industrie et les services et plus
particulièrement lorsqu’elles évoluent dans un cadre international
aux normes différentes que peut difficilement embrasser une
direction financière et juridique. Le risque d’être incapable de
voir ce qui se joue dans l’infrastructure financière d’une
entreprise et de se laisser aveugler par des croyances, avec un
risque proportionnel à la compression du temps qui ne libère plus
l’espace suffisant à l’élaboration de stratégies financières ou
encore les effets induits par le fast trading et la complexité
croissante des algorithmes qui accompagne cette volonté de
grignoter quelques précieuses microsecondes dans les échanges
boursiers.
Tout aussi brutale, l’évolution normatif peut faire subitement
tomber des secteurs entiers qui ne sont pas préparés à des
changements violents qui peuvent les fragiliser, voire condamner à
mort une organisation. Par exemple la fraude fiscale massive
ordonnancée par la banque HSBC a contraint la Suisse à mettre
progressivement fin au secret bancaire, les fromages au lait cru
font l’objet d’une pression croissante et il suffirait d’un
accident sanitaire déclencher une crise majeure dans ce secteur
qui vie sous l’épée de Damoclès d’une interdiction. Et aucun
secteur n’est protégé. Areva en a fait les frais avec l’accident
nucléaire à Fukushima qui a mis un coup de frein brutal à
l’industrie nucléaire civile et conduit le géant à une perte de
4,8 milliards d’euros en 2014.
A l’opposé, l’absence de normes et les carences réglementaires
face à l’évolution des technologies : big data et liberté
individuelle, nanotechnologies et santé humaine, etc. échappent
aujourd’hui à des cadres et normes qui permettent de limiter les
risques qui leur sont liées. Cette absence peut conduire - à la
faveur d’une crise - à une normalisation soudaine et brutale pour
des secteurs en devenir.
Le retour du Verlagssystem
Fuit d’un retour à l’ère préindustrielle et au Verlagssystem
mais avec les instruments du 21e siècle, l’« uberisation » est une
rupture aussi importante que l’était la révolution industrielle
hier dans la structuration du salariat en auto entreprenariat .
Profitant du mouvement mondial qui a déstructuré le marché du
travail, fragilisé l’emploi en créant une compétition à outrance
par l’utilisation d’une main d’œuvre lointaine et sous rémunérée
en Chine et dans d’autres pays, de nouveaux acteurs créent de
nouveaux modèles économiques permettant de valoriser des
savoir-faire, et d’utiliser le capital matériel ou immatériel des
individus. Uber en est un des premiers exemples, rapidement suivi
par Airbnb avant une déferlante de services similaires. Si ces
ruptures semblent faire appel à des savoir-faire limités (savoir
conduire, entretenir une maison, faire le ménage, faire les
courses), en réalité l’imagination des nouveaux barbares est sans
limite et s’étend déjà au système bancaire avec les FinTech qui
s’attaquent jusqu’à l’attribution de crédit et donc à des
expertises de plus en plus pointues.
Enfin, il y a toutes les autres crises qui couvent et semblent
en capacité de modifier la donne d’ici 2020. D’abord démocratique,
avec les bruits de bottes qui accompagnent la montée des extrêmes
en Europe qui peut déstabiliser un pays, voir le continent
européen. Dans la même veine, le risque terroriste d’ampleur, avec
les conséquences qu’il peut produire au-delà des victimes
directes, notamment un climat de tension permanent, peut
durablement peser sur un pays. Le risque climatique à l’origine de
phénomènes sans précédent, de plus en plus violents et fréquents
peut être à l’origine de ravages aux conséquences incalculables.
Le danger que constitue les grandes épidémies avec une population
mondiale en hausse et nomade est de plus en plus présent. Le
risque financier pour les Etats, les entreprises et les citoyens
est chaque jour plus important, avec des structures et des
montages auxquels la crise de 2008 n’a pas mis fin : la seule
différence qu’il ne sera plus possible de canaliser une fois de
plus un tsunami financier car les digues étatiques sont
fragilisées.
Oui, en 2020 les crises seront encore plus brutales,
surprenantes et plus difficiles à surmonter, en raison d’un
déficit croissant de la capacité à les gérer. Car s’il est évident
que gérer une crise nécessite du discernement, pour certaines
d’entre-elles, il ne suffit plus : Areva ou HTC se voient
lentement mourir, et gageons que la solution se situe hors d’une
cellule de crise. Ensuite et tout particulièrement dans ce que
Patrick Lagadec nomme « les crises hors cadre », les fronts
d’intervention, humains, sociaux, techniques, logistiques,
financiers, juridiques, politiques, communicationnels, etc.
nécessitent des moyens considérables qui peuvent exiger de
convoquer les ressources d’Etats eux-mêmes affaiblis dans leur
capacité d’action ou faire appel à des actionnaires dont le
patriotisme est à la hauteur des produits dérivés auxquels ils
souscrivent. Et alors que les entreprises souhaitent une
déréglementation et l’affaiblissement du contrôle par les pouvoirs
publics, l’amoindrissement de l’interventionnisme au profit de la
seule régulation mine la capacité d’intervention des états en cas
de crise.
Au-delà de l’horizon du prévisible ajoutons la capacité de plus
en plus grande de remplacer l’homme par des machines intelligentes
pour l’ensemble des tâches, non plus répétitive et identiques,
mais similaires, subtile différence qui change un monde. Cette
capacité cognitive des machines va encore s’étendre d’ici 2020 et
l’alliance entre big data, intelligence artificiel et uberisation,
promet des ruptures majeures protéiformes, multiples,
imprédictibles, totalement nouvelles, sources de bataillons de
Cygnes Noirs que devront affronter les entreprises et les
organisations.
Face aux Cygnes Noirs : Changer de modèle de gestion
Interconnectées, brutales, inattendues, hors du champ des risques
identifiés, les crises en 2020 se fomentent dans les vacances
normatives, se camouflent dans la complexité, s’égarent dans les
prétentions et les croyances. Car le propre du cygne noir, même
s’ils sont légions, c’est précisément qu’aujourd’hui, personne ne
sait où ils se cachent précisément. Face à ces crises de rupture,
l’expertise « gestion de crise », le plan, la cellule de crise et
quelques réflexes sont des modèles largement dépassés et souvent
prétentieux : ce mode d’action est initialement destiné à gérer
des phases d’urgence plutôt que de crise et dans des cadres connus
(accidents, incendies, inondation, etc.) Prenons par exemple le
très américain Incident Command System , cher aux pompiers, et
redoutablement efficace en situation d’urgence pour lesquels les
temporalités sont limitées, la complexité contingentée au terrain
et les objectifs connus : protection des personnes, des biens et
de l’environnement. On tente aujourd’hui de calquer ce système
pour l’appliquer aux entreprises et organisations ceci en décalage
avec leurs fragilités sous-jacentes et leur but : imaginer qu’un
dispositif hiérarchisé avec une chaine de commandement conçu pour
la gestion de l’urgence puisse répondre, par exemple, à une crise
industrielle comme celle qu’a vécu Volkswagen en 2015 ou encore à
une crise politique, sociale ou d’image est une aberration. La
gestion de crise souffre ainsi de son origine militaire, la
continuité d’activité de sa provenance informatique, la
communication de crise de son obsession médiatique et l’ensemble
d’arrogances. Le champ sémantique trouble également le jeu de la
gestion de crise, notamment lorsque la confusion règne entre
situation d’urgence, de crise ou sensible. Il est difficile de
répondre à une situation lorsque l’on n’est pas en mesure de la
qualifier. Ainsi, les acteurs font face à une surenchère
sémantique jusqu’à l’absurde lorsque l’on voit la terminologie «
résilience » mutée en mot-valise ou encore un acteur, évoquer une
« situation room » pour quelques fenêtres ouvertes dans un
navigateur web, preuve du dilettantisme des experts, plus centrés
sur la commercialisation de leurs services que la nécessaire
intelligence qu’exige la gestion de crise.
Car face à l’inconnu des crises de rupture, il est illusoire
d’opposer du connu et de la rigidité. Ainsi les crises de demain
nécessiteront de notre point de vue, une approche holistique et
protocolaire plutôt que procédurale, de la capacité d’innovation
et de l’ingénierie plutôt qu’une organisation pyramidale figée, de
la sociologie plutôt que des éléments de langage, de
l’intelligence et de l’imagination plutôt que de l’expertise, de
l’investigation et du suivi par l’audit et le contrôle interne,
plutôt que de l’administration.
Face à l’anormie des crises à venir, aux bataillons de Cygnes
Noirs, à l’inconnu, nous pouvons gager qu’il nous faudra inventer
des systèmes fondés sur de l’intelligence distribuée et
satellitaire plutôt que l’ordre militaire et remplacer la notion
de résilience par la transilience, c’est-à-dire la capacité de
surmonter une crise, non plus par un retour à la normal, mais à
une norme différente jusque dans la stratégie d’une entreprise qui
devra être en mesure d’être rapidement reconfigurée.
Didier Heiderich est ingénieur, Président de l’Observatoire
International des Crises (OIC), Maître de Conférences invité à
l’Université de Louvain-La-Neuve, enseignant dans plusieurs
universités et grandes écoles. Il est Directeur Général
d’un cabinet international de conseil en gestion des enjeux
sensibles. Auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles,
il est avec Thierry Libaert à l’origine du concept et des méthodes
de « communication sensible » développés par l’OIC
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Références :
1. Ce que nous appelons ici « Cygne Noir » est
un événement qui présente les trois caractéristiques suivantes :
premièrement, il s’agit d’une aberration ; de fait, il se situe en
dehors du cadre de nos attentes
ordinaires, car rien dans le passé n’indique de façon convaincante
qu’il
ait des chances de se produire. Deuxièmement, son impact est
extrêmement fort. Troisièmement, en dépit de son statut
d’aberration,
notre nature humaine nous pousse à élaborer après coup des
explications concernant sa survenue, le rendant ainsi explicable
et
prévisible. » - Nassim Nicholas Taleb, auteur de « Le cygne noir :
La puissance de l'imprévisible ».
2. Forensic est le terme anglais qui désigne la recherche de
fraudes et
d’anomalies.
3. A lire « Internet réinvente l’ouvrier du textile du Moyen Age
», par
Antonin Benoit, Rue 89, 11/09/15
http://blogs.rue89.nouvelobs.com/deja-vu/2015/09/11/internet-rei
nvente-louvrier-du-textile-du-moyen-age-234934
4. L’Incident Command System
ou Système de commandement des
interventions est une organisation spécifique aux opérations de
secours, principalement dans des incendies, fondée sur le
commandement, la planification, les opérations, la logistique et
l’administration.
5. Voir les travaux du Dr. Natalie Maroun sur le passage des
organisations pyramidales aux organisations satellitaires face à
la complexité
ISSN 2266-6575
© Décembre 2015 Tous droits réservés
Magazine de la communication de crise et sensible.
www.communication-sensible.com
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