Communication politique
La démocratie en crise : les enjeux futurs du
leadership politique
Par Nicolas Baygert, Ph.D

Article paru dans :
Prospective : Horizon 2020
Numéro spécial 15 ans
N°23 du Magazine de la communication de crise et sensible,
Décembre 2015
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Selon les chiffres de l’Eurobaromètre de printemps 2015, 40
% des citoyens européens interrogés déclaraient avoir confiance
dans les institutions européennes, 31 % pour ce qui concerne leur
gouvernement et, de même, 31% pour leurs parlements nationaux . La
« crise de représentation » se traduirait en premier lieu par une
crise de confiance envers nos représentants. Mais comme le
laissent présager certaines mobilisations citoyennes, c’est
désormais le principe de représentativité classique et la
dynamique parlementaire liée aux partis qui se voient
graduellement remises en cause. Quels ressorts le politique
mobilise-t-il pour répondre à ce désaveu ? À quels développements
faut-il s’attendre ces prochaines années ?
Aussi, posons d’emblée cette hypothèse : la communication
politique est de facto une communication de crise. La démocratie
représentative repose en effet sur la « mise en crise » cyclique
de son biotope. En principe, le statu quo n’existe pas,
l’alternance est la règle, la paire majorité-opposition constitue
un vecteur de conflictualité et d’instabilité permanente. La
politique doit être considérée comme le « management » continu des
fluctuations sociétales. Le rôle des institutions est de garantir
cette conflictualité confinée au sein des assemblées
représentatives et régulée par le processus démocratique. La
crise, récurrente et voulue, permet une adaptation continue aux
exigences et variations conjoncturelles.
Or, jusqu’ici « contrôlée », la crise consubstantielle à toute
reconfiguration parlementaire devient de plus en plus
incontrôlable. On citera l’exemple de la Belgique qui, dans les
années 2010 et 2011, connut une crise d’une durée de 541 jours.
L’état de crise devient permanent, aussi bien dans la société
qu’au sein des majorités : urgence et proximité, cellules de
crises et élus de terrain - le vocabulaire politique lui-même
s’adapte.
Volontarisme et pathos
Deux recettes continueront à l’avenir à s’offrir au manager de
crise politique. La première : la mise en avant d’une « feuille de
route » privilégiant une sismothérapie du corps social (un
traitement par électrochocs) – une stratégie mise en œuvre par des
gestionnaires-liquidateurs dotés d’un volontarisme tragique et
mués par les « réformes nécessaires ». À l’inverse, d’autres
poli-tiques reposeront sur les promesses d’un conservatisme «
maternant » : une politique du sursis, préoccupée par moult acquis
sociaux en danger. Objectif : gagner du temps.
D’un point de vue communicationnel, il s’agira dans les deux
cas de créer un climat positif. Dans la première, en désamorçant
tout conflit potentiel grâce au flux continu des success stories,
en glorifiant le volontarisme (voire le « bougisme ») ambiant. On
songe ici à l’attitude d’un Nicolas Sarkozy, jadis omni-Président
au cœur de la tempête et manager de crise autoproclamé : «
Quand on occupe un poste comme le mien (…), la communication de
crise, c’est tous les jours . » Dans la seconde, par un primat
de l’affectif, une sur-empathie ; la transformation de tout
événement tragique en « lubrifiant social ».
D’après Michel Schneider : « les institutions empruntent de
plus en plus la posture qu’ils croient être celle du psychanalyste
: écouter la souffrance . » Une gestion émotive de crise qui peut
et pourra encore à l’avenir s’avérer payante, avec l’espoir que
les qualités humaines du gouvernement ou de l’institution soient
temporairement louées de toutes parts – une dynamique de
commisération qui put être observée dans l’après-Charlie Hebdo. «
Le débat public n’oppose plus les sensés et les insensés, mais les
sensibles et les insensibles. » souligne encore Michel Schneider .
L’émotion comme solution de repli du politique ? Au contraire,
l’accroissement actuel des risques planétaires (variations
climatiques, crise financière, terrorisme) pourrait à terme,
cautionner un état d’urgence illimité dépassant largement le stade
émotif. Celui-ci questionnerait à son tour les fondements même de
l’ordre démocratique. Le regretté Ulrich Beck mettait ainsi en
garde contre l’obsession de « simuler le contrôle de
l’incontrôlable », craignant qu’un « totalitarisme sécuritaire »
nous paraisse un jour raisonnable .
On notera d’ailleurs qu’à chaque nouvelle tragédie, l’émotion
collective est entretenue en continu par les médias. Le philosophe
Peter Sloterdijk évoque une « infosphère hystérisée », percevant
l’hystérisation comme la forme moderne du consensus, voire comme
un moteur poli-tique. L’état critique implique en retour un agir
politique immédiat allant d’un enclenchement ex nihilo du
dialogue social à une légifération tous azimuts. Plus que jamais,
le politique se mesure et se mesurera à sa faculté de digérer
l’émoi. Un phénomène qui pourra contribuer à l’accumulation, la
complication et le désordre des lois votées pour être annoncées,
non pour être exécutées .
La crise de la représentation et ses conséquences
La « crise de la représentation » – la crise du « lien » entre
représentant et représentés – repose actuellement sur différents
symptômes : la négation même de toutes conceptions conflictuelles
en politique (le principe TINA – « there is no alternative
» ; la primauté du pragmatisme sur l’utopie, etc.) débouchant sur
l’indistinction programmatique voire au phénomène de
désidéologisation ; la dénonciation répétée des intrigues, des
scandales et l’avènement d’une micro-conflictualité ad hominem
inter et intra-partisane ; la peopolisation. En l’absence d’une
conflictualité institutionnalisée, le moteur démocratique tourne
pour ainsi dire à vide. S’organise dès lors une mise en récit
conflictuelle des « tranches de vie » de mandataires, la
succession de « séquences » scénarisées jusqu’au climax,
contribuant ainsi à la redramatisation nécessaire de la vie
publique. La mise en boucle des « affaires », avant tout d’ordre
privé, ont fait entrer la politique dans l’ère de l’extimité
.
Comme l’indique Christian Salmon dans son dernier ouvrage : «
L’homme politique se présente de moins en moins comme une figure
d’autorité (…) mais comme quelque chose à consommer (…) un produit
de la sous-culture de masse, un artefact à l’image de n’importe
quel personnage de série ou de jeu télévisé . » Aussi, la
démocratie représentative, laisse place à une démocratie en
représentation. Ce tournant spectaculaire se vérifie d’ores et
déjà dans le poids des technologies socionumériques qui inscrivent
le spectacle en continu dans l’expérience quotidienne du politique
. La politique des clashs sur les réseaux sociaux et des petites
phrases misent en boucle sur ces derniers devraient ainsi
continuer à alimenter le débat public.
À côté de ce constat, d’autres développements, invoqués
ci-après, sont à prévoir : personnalisation accrue de la vie
publique, obsolescence programmée de partis politiques et défiance
généralisée, pouvant déboucher sur l’émergence de mobilisations
citoyennes « liquides », thématiques, horizontales et
décentralisées.
Il faut donc premièrement s’attendre au renforcement de la
personnalisation de la vie publique, un tournant à la fois
compétitif et contemplatif misant sur la performance individuelle
de l’élu. Les façons d’incarner le modèle varieront. Le leader
politique pourra incarner la figure de « l’enchanteur social » , à
l’image d’un Silvio Berlusconi, entrepreneur cathodique du
poli-tique depuis plus de deux décennies. Mais le mandataire devra
aussi prouver ses compétences à la fois d’« aumônier public » et
de communicant de crise. De plus en plus, les citoyens n’exigent
plus du politique la contemplation d’idéaux partisans ni la
récitation de formules incantatoires et abstraites, mais bien un
management providentiel du présent. Or, le transfert accru de
compétences vers les instances supranationales (européennes) ou
privées d’un côté, et régionales de l’autre feront plus que jamais
de lui un élu de proximité ; un « lobbyiste du peuple ». Un rôle à
mi-chemin entre celui du manager et du leader.
Rappelons que si le manager est avant tout un gestionnaire, le
leader se doit d'être « inspirationnel ». L'un privilégie la
gestion, l'autre la stratégie . Le manager cherche la complicité
en veillant à défendre ce en quoi il est plongé en permanence :
son équipe. Moins complice, le leader prendra plus volontiers
distance, pour fixer un cap. Dans l’idéal, ces deux rôles devront
ainsi être incarnés conjointement, en plus de celui de «
thaumaturge politique » – l’individu capable de capitaliser sur
l’émotion collective – évoqué précédemment.
Autrefois homme d’appareil, l’élu aura par ailleurs tendance à
s’extirper des carcans partisans pour gérer sa carrière en «
freelance », en jouant sa partition en soliste. Aussi, naguère
gardiens de la doxa, les partis politiques se sont adaptés ces
dernières années à concentrer leurs efforts non pas autour de
l’élaboration de programmes, mais autour du design politique . Du
côté de ces formations, on songera donc à la formation de grands
cartels reflétant d’une part les inclinaisons socio-économiques
mais avant tout la concentration des efforts stratégiques pour
propulser les « leaders-marques », leurs figures de proue
médiagéniques, sur le devant de la scène, à la suite de primaires
de préférence ouvertes. À la clé : une bipolarisation (voire une
tripolarisation, si l’on tient compte de l’exemple français)
accrue du paysage politique. À noter qu’une éventuelle
réévaluation globale du financement des campagnes viendrait encore
davantage corroborer au tournant lobbyiste du politique, que l’on
peut déjà observer outre-Atlantique . Dans ce cas de figure, les
partis tels que nous les connaissons deviendraient progressivement
obsolètes, laissant place aux équipes compétitives, compactes et
flexibles entourant l’élu et bénéficiant de fonds propres.
Enfin, un dernier phénomène devrait considérablement
bouleverser nos paysages démocratiques. Face à la crise de la
représentation évoquée, certaines démocraties ont déjà opté pour
l’introduction d’une dimension participative horizontale comme
remède à la crise de confiance « verticale », puisant dans les
potentialités du Web. Or, comme l’évoque Manuel Castells, «
méfiants envers les institutions politiques mais résolus à
affirmer leurs droits, les citoyens cherchent aujourd’hui des
moyens de se mobiliser en décidant eux-mêmes des modalités de leur
engagement, à l’intérieur et à l’extérieur du système politique .
» Nous entrerions ainsi de plain-pied dans une monitory democracy,
comme l’analyse John Keane : une extension de la démocratie
représentative dans l’observation et le contrôle exercé par la
société civile via les réseaux socionumériques.
De même, en dehors des arènes politiques la contestation s'est
elle aussi fortement professionnalisée. Une nouvelle discipline a
émergé, la communication de combat, dont les principes
apparaissent aujourd'hui parfaitement maîtrisés par les nouveaux
militants et qui équilibre désormais fortement les contestations
traditionnelles À l’horizon : une possible mise en exergue des
carences communicationnelles des corps intermédiaires classiques
(tels les syndicats), autant dans la gestion de l’émotion
collective que dans leur capacité de mobilisation et de
contesta-tion.
Mais le citoyen ne se contente pas que de contester ou de
juger. À l’avenir et comme le mon-trent plusieurs exemples récents
(citons Podemos en Espagne et le Movimento Cinque Stelle en
Italie), celui-ci interviendra de façon plus directe dans le
processus de construction de l’offre politique. Un phénomène
susceptible, au-delà des mouvements d’humeur ponctuels, d’aboutir
à des formes structurées d’action politique, voire à l’émergence
de mouvements citoyens auto-gérés. Cette évolution correspond, là
encore, au désir d’individus, émancipés des carcans de
l’engagement politique traditionnel, de juger l’action politique
en temps réel, d’affecter la prise de décision et le processus de
sélection des élites, voire d’envisager d’intégrer directement
l’arène démocratique sous une nouvelle bannière partisane.
Paradoxalement, ce renforcement de l’engagement pourrait donc
prendre des formes alter-, voire antipolitiques. « L’activisme du
consommateur est un symptôme du désenchantement croissant
vis-à-vis de la politique » indique le philosophe et sociologue
Zygmunt Bauman . On peut donc imaginer que le véritable défi pour
le politique sera de développer une stratégie qui combinera les
traits du manager providentiel précité, voire du « commanagement »
comprenant des éléments participatifs.
Enseignant-chercheur, consultant et chroniqueur, Nicolas
Baygert est docteur en sciences de l’information et de la
communication et maître de conférences dans plusieurs universités
belges et françaises.
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Références :
1. cf. Eurobaromètre Standard 83, printemps 2015
: http://bit.ly/1MDvZ39.
2. Nicolas Sarkozy cité dans C. Artufel & M.
Duroux, Nicolas Sarkozy et la
communication, Paris, Éditions Pepper, 2006, p. 28.
3. M. Schneider, Big Mother : psychopathologie
de la vie politique, par Michel Schneider, Paris, Odile Jacob,
2002, p. 72.
4. Schneider, Ibid
., p. 65.
5. U. Beck, La société du risque. Sur la voie
d’une autre modernité, Paris, Aubier,2001.
6. Schneider, Ibid., p. 87.
7. Pour le psychiatre Serge Tisseron, le « désir
d’extimité » consiste à montrer des
fragments de son intimité avec un profond espoir de
reconnaissance. Cette
opération nécessite une posture psychique caractéristique : elle
mise sur le partage d’un même système de valeurs avec
l’interlocuteur. S. Tisseron, L’intimité surexposée, Paris,
Ramsay, 2001.
8. C. Salmon, La cérémonie cannibale. De la
performance politique, Paris,Fayard, 2013, p. 10.
9. J.E. Green, The Eyes of the People :
Democracy in an Age of Spectatorship,
Oxford/New York, Oxford University Press, 2010.
10. P. Musso, Sarkoberlusconisme : la crise
finale ? La Tour d’Aigues : Éditions
de l’Aube, 2011, p. 87.
11. E. Albert, Quelle différence entre un
manager et un dirigeant ? LesEchos.fr,15
mars 2013.
12. N. Bolz, Blindflug mit Zuschauer.
Munich, Willhelm Fink Verlag, 2005, p. 73
13. On évoquera l’influence des PAC (Political
Action Committees) ou Super
PAC, des organisations pouvant récolter et dépenser un montant
illimité de
fonds pour soutenir un candidat à l'élection. Ces organisations
sont entre autres à la base des « smear campaigns
» et autre campagnes de «shaming ».
14. M. Castells, Communication et pouvoir, Paris, Éditions de la
Maison des
Sciences de l'Homme, coll. « 54 », 2013.
15. J. Keane, The Life and Death of Democracy, London, Simon and
Schuster, 2009.
16. Cf. T. Libaert & J.-M. Pierlot,
Les nouvelles luttes sociales et environnementales,Paris, Vuibert,
2015.
17. Z. Bauman, S’acheter une vie. Arles : Editions Jacqueline
Chambon (Actes
Sud), 2008, p. 18
ISSN 2266-6575
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