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Les « mutins de Knysna » : un mouvement social ?
 

Les « mutins de Knysna » : un mouvement social ?
Par Nicolas Docao
 

Article publié dans le n°22 du Magazine de la communication de crise et sensible.

"La crise dans le sport"

Télécharger - pdf - 70 pages, 1 Mo

 

La grève des joueurs de l’équipe de France de football le 20 juin 2010, à Knysna en Afrique du Sud, durant la coupe du monde, a provoqué un remarquable flot de commentaires et de propos moralisateurs et partisans visant à expliquer ce fait social « incompréhensible » pour les médias et le public. Tour à tour « caïds », « traîtres à la nation » ou encore « délinquants », les joueurs de l’équipe de France furent qualifiés par la presse, la classe politique et les grands dirigeants sportifs, comme coupables d’une « faute professionnelle ». Loin d’expliquer et de comprendre ce phénomène, la majeure partie des discours autour de « l’épisode de Knysna » s’inscrivent dans un procès visant à juger l’acte commis, sans mettre en relief les supports sociaux et sportifs ayant pu conduire à cette grève. A plus large échelle, le refus des joueurs de s’entrainer a conduit à une remise en question de la part des instances dirigeantes de l’organisation structurelle du football français, de l’encadrement de l’équipe de France aux dirigeants de la fédération nationale, dépassant de loin la simple « sanction » des mutins.

À la suite de Beaud (2011), le refus des joueurs de s’entraîner, protestation suite à l’exclusion du « groupe France » de l’attaquant Nicolas Anelka par la fédération française de football, ne s’explique pas par une dichotomie entre « meneurs » issus de l’immigration et « suivistes » ayant été contraints par la position de domination des premiers, mais à la fois par un conflit latent et structurel entre les joueurs et les médias, et par la division profonde entre les joueurs de l’équipe de France et la délégitimation graduelle du sélectionneur. D’une part, la Une de L’Équipe du 19 juin 2010 relatant l’échange verbal entre Anelka et Domenech à la mi-temps du match France-Mexique (0-2) deux jours auparavant, apparut « intolérable » pour les joueurs, le quotidien ayant « brisé la loi du vestiaire ». D’autre part, la gestion calamiteuse du sélectionneur Raymond Domenech ne satisfait pas les joueurs, « frustrés » d’exercer leur talent dans une équipe au faible niveau de jeu, en passe de perdre la reine des compétitions, comparativement au jeu flamboyant pratiqué dans leur club.

Notre projet d’étude souhaite déconstruire la grève des joueurs de l’équipe de France, afin de mettre en relief sa logique et son fonctionnement, pour ensuite esquisser sa singularité en tant qu’action collective.

La place des médias dans le traitement de la mobilisation des joueurs

Présentes au moment de la grève sur le terrain d’entrainement, les caméras des grands médias français ont saisi les images d’une équipe de France refusant de s’entrainer. Toutefois, ces images ont été ensuite montées et accompagnées d’un discours visant à décrire la grève. En effet, la majeure partie des chaines de télévision française présenta ces images en les accompagnant d’un commentaire descriptif, puis en les mettant en écho avec le commentaire d’un homme politique, d’un expert ou d’un journaliste sportif jugeant et qualifiant le phénomène, sans précisément pousser l’analyse au-delà d’une explication en terme de délinquance. Cette mise en relation induit la dimension moralisatrice et teintée de jugement dans le traitement du fait social, au détriment d’une explication des causes du phénomène.
Ces observations font écho aux réflexions de Gamson quant à la place des médias dans la mobilisation collective. En effet, à ses yeux, les enjeux des mouvements sociaux sont rarement problématisés dans la presse au prisme d’un « cadre d’injustice » désignant les victimes et les responsables. Autrement dit, les médias n’exercent pas une forme d’empathie permettant de comprendre la grève. Au contraire, les enjeux des mouvements sociaux, et notamment l’influence que peut exercer l’action collective sur ces enjeux, sont pour Gamson étrangers au discours journalistique.
De ce fait, un tissu interprétatif et représentationnel de la grève des Bleus est directement imposé par les médias au public, empêchant ce dernier de saisir l’information brute. Ainsi, dans le cas de la grève de l’équipe de France, les médias dépassent de loin leur tâche informationnelle.

Selon Blumer , une action collective est constituée d’une forme d’agir ensemble intentionnel associé à une logique de revendication s’incarnant en « entreprises collectives visant à établir un nouvel ordre de vie ». Au sein du contexte particulier d’une coupe du monde de football mal négociée jusque-là (deux défaites), et d’un isolement des joueurs au sein de leur hôtel, engendrant un climat délétère entre eux, il apparaît que la grève des joueurs vise à condamner à la fois la Une de L’Équipe, l’exclusion de Nicolas Anelka par la Fédération française de football, et la gestion de la coupe du monde par l’encadrement sportif présent en Afrique du Sud.

I. Faits

Le 17 juin 2010, à la mi-temps du match France-Mexique, le sélectionneur Raymond Domenech interpelle Nicolas Anelka, le critique, et lui annonce son remplacement. Ce dernier, lui répondant du tac au tac, lui aurait proféré l’insulte ayant fait la Une de L’Équipe le 19 juin. Suite à cela, Nicolas Anelka sera remplacé à la mi-temps par An-dré-Pierre Gignac. À ce moment précis, nul ne se doute de la Une de L’Équipe du surlendemain.

En effet, le samedi 19 juin 2010, Raymond Domenech informe le président de la Fédération française de football, Jean-Pierre Escalettes, de la couverture du journal. Ce dernier convoque différents membres du staff fédéral présent en Afrique du Sud, et exige d’Anelka des excuses publiques. Ce dernier les refuse. Pendant ce temps, la Une de L’Équipe fait grand bruit en France, et provoque déjà plusieurs réactions condamnant l’écart de l’attaquant. Tenus au courant de ce remue-ménage par leurs proches, les joueurs de l’équipe de France, au premier chef leur capitaine Patrice Évra, décident d’organiser une conférence de presse dans l’après-midi. Au lieu de présenter des excuses publiques à la place de son coéquipier, le capitaine de l’équipe de France s’en montre solidaire, et appelle à la « recherche du traître » ayant rompu le secret du vestiaire en ayant donné l’information au journal L’Équipe. Suite à cette conférence de presse, Degorre et Raymond , journalistes de L’Équipe présents en Afrique du Sud, rapportent le flot de messages et d’appels qu’ils ont reçus de la part des joueurs de l’équipe de France, cherchant à savoir qui est le « traître » :

« Déjà, quand ça a chauffé entre le coach et Malouda, avant France-Uruguay, personne ne pouvait le savoir à part le staff et les joueurs et vous avez sorti l’info. Pour nous, il faut que tu comprennes que c’est une affaire très grave. Il y a quelqu’un qui balance. »

« S’il te plait, dis-moi qui a balancé ! »

(Messages de la part d’un des vingt-trois joueurs reçus par les journa-listes le 19 juin 2010 dans l’après-midi)

Ainsi, il apparaît qu’à première vue, les joueurs ne font pas preuve de défiance vis-à-vis de la presse, mais s’interrogent en interne sur le joueur ou le membre de l’encadrement ayant failli à ses obligations de professionnels : garder le secret du vestiaire. De fait, la fronde des joueurs envers le quotidien semble secondaire comparé à cette recherche, ce qui ne semble pas corroborer le communiqué présenté par les joueurs.

À l’issue de la conférence de presse donnée par Patrice Évra annonçant la recherche du « traitre », les joueurs de l’équipe de France dînent, puis se réunissent avec Nicolas Anelka. Durant cette réunion, les revendications des joueurs évoluent : la recherche du « traitre » n’ayant pu visiblement être menée à bien, ils élaborent et votent la grève du lendemain, et rédigent un communiqué. Durant cette réunion, Évra n’informe pas ses coéquipiers qu’Anelka a refusé de s’excuser. En revanche, il souligne que la Fédération ne porte pas plainte contre L’Équipe. Degorre et Raymond notent que certains joueurs, comme Marc Planus, pourtant néophyte en équipe de France, n’hésitent pas à prendre la parole pour exprimer leur point de vue, alors que d’autres, plus timides, ne souhaitent pas se mêler des débats. Toutefois, la grève des joueurs est votée par les 23 joueurs, pour à la fois protester contre la Une de L’Équipe et contre la mesure de rétorsion adoptée par la Fédération Française de Football, et contre l’exclusion d’Anelka.

Cette réunion conduit Stéphane Beaud à affirmer que, même s’il y a eu comme dans tout mouvement de grève un petit groupe de leaders pour donner l’impulsion et une fraction plus importante de suivistes, il apparaît que la grève de l’entrainement a été vo-tée à l’unanimité lors de cette réunion, et qu’une lettre de justification a été écrite et signée par tous les joueurs. A ce titre, pour reprendre la typologie d’Albert Hirschman , la loyalty prévaut à des degrés divers entre les joueurs lors de cette décision du samedi soir, ne proposant pas à ce moment-là des modes d’expressions alternatifs à la grève : il y a eu « adhésion au mouvement » (Beaud).

Le lendemain, les joueurs se rendent en bus à l’entrainement, mais ne sont pas chaussés de leurs chaussures à crampons, alors que les membres du staff, eux, sont parés à l’entrainement. Les joueurs vont à la rencontre des cent cinquante supporters présents, font des photos et signent des autographes. Pendant ce temps, le capitaine Patrice Évra s’approche de Raymond Domenech et du préparateur physique Robert Du-verne, et leur explique la situation et la grève. À ce moment-là, Robert Duverne s’énerve, lançant symboliquement son chronomètre, et nécessitant l’intervention de Raymond Domenech pour que celui-ci n’en vienne pas aux mains avec Évra. Ensuite, Évra donne à Domenech le communiqué rédigé la veille et lui demande de le lire devant les caméras. Ensuite, les joueurs remontent dans le bus, et somment le conducteur de démarrer pour rentrer.
Le soir même, les joueurs débriefent la grève, se réunissent autour d’un cocktail, et décident de présenter des excuses publiques, après avoir consulté leurs proches via leurs téléphones portables laissés à l’hôtel.

Voici, en somme, la chronologie de la grève. Afin d’en étudier les ressorts et les mécanismes, nous retenons comme définition de la grève l’espace temporel allant de la réunion des joueurs le samedi soir au débriefing du lendemain soir ; en effet, durant ce laps de temps précis, la grève fut décidée, institutionnalisée, appliquée, justifiée et levée, ce qui renferme donc une richesse à analyser, passant par les différents stades de la mobilisation.

II. Analyse

Au regard de la chronologie précédente, il apparaît, à l’instar de ce qu’affirme Blumer, qu’un déficit d’institutionnalisation et une faiblesse des cadres normatifs expliquent en partie la décision de la grève.
En effet, étant marqué à la fois par une insularité sociale souhaitée par le staff et par une division entre les joueurs, le « groupe France » ne forme pas une unité collective. Surtout, ses mauvais résultats, et sa stigmatisation par la presse, conduisent à désencastrer l’équipe de France du strict jeu sportif, pour l’ériger en groupe moral marqué par une forme de « zizanie » sociale et des « mauvais résultats » sportifs. Surtout, la défiance des joueurs de l’équipe de France envers la Fédération française, et le manque de confiance accordée au sélectionneur, conduisent les joueurs à s’affranchir du cadre normatif régi par le staff ; les mots d’Anelka à la mi-temps du match France-Mexique en constituent le plus bel exemple.
Surtout, la mise en place de cette mobilisation collective repose sur la base d’une croyance : celle que la Fédération a refusé de porter plainte contre L’Équipe. En effet, Jérémy Toulalan, milieu de terrain de l’équipe de France, dira à Jean-Pierre Escalettes, dans le bus où les joueurs se réfugient : « Vous ne nous avez pas soutenus, vous deviez porter plainte contre L’Équipe ». Ainsi, la croyance collective d’une trahison de la Fédération, associé à l’absence d’unité et de faiblesse des cadres normatifs, conduit à la mobilisation collective et normative des joueurs de l’équipe de France.
Au-delà des strictes causes de la mobilisation, il convient également d’interroger l’orientation et les dynamiques de cette mobilisation, afin de définir une catégorie d’action.

En effet, Kriesi met en relief les dimensions et les dynamiques traversant les différentes formes d’actions collectives. A ses yeux, une action collective est traversée d’une part par différents degrés de participation des adhérents, et d’autre part par l’orientation suivie par l’organisation concernée. Dans le cas de la grève de l’équipe de France telle que définie plus haut, il apparaît que cette mobilisation collective est marquée par différents degrés de participations, notamment au moment de l’élaboration de la stratégie d’action suivie, même si tous ne participent pas à l’entrainement. Surtout, les vingt-trois joueurs décidant la grève constituent une forme d’organisation, représentés par leur capitaine (Évra allant annoncer à Domenech le choix de faire la grève), organisation orientée à la fois vers les médias (condamnation de la Une de L’Équipe et volonté de médiatiser le communiqué en le faisant lire devant les caméras de télévision) et vers les autorités (l’encadrement sportif et institutionnel de l’équipe de France).
Ainsi, les « mutins de Knysna » inscrivent leur action dans le contexte particulier de la Coupe du monde de football et de l’isolement souhaité par le staff, et détiennent et présentent une représentation de leur action qu’ils souhaitent faire partager via leur communiqué souhaité public. Dès lors, il semble que les vingt-trois joueurs de l’équipe de France s’émancipent du cadre social défini par la hiérarchie, en prenant le contrôle des conditions sociales qui leur sont imposées en faisant la grève. En réalisant cette dernière, les joueurs souhaitent modifier les normes qui leur sont imposées, en pointant du doigt les « entrepreneurs de normes » : normes sportives pour l’encadrement de l’équipe de France, normes institutionnelles pour la Fédération française, normes médiatiques envers L’Équipe. Les vingt-trois joueurs de l’équipe de France s’autonomisent ainsi par rapport au système défini par des tiers (le staff, la Fédération, les médias), s’en séparant pour faire valoir leur préférences (à savoir la condamnation de la Une de L’Équipe, de l’exclusion d’Anelka par la Fédération et de l’incompétence ressentie de l’encadrement sportif). La grève de l’équipe de France constitue ainsi un processus visant à changer un état des choses, faisant ainsi écho aux propos de Parsons affirmant que « les normes ne se réalisent pas seules automatiquement, mais seulement à travers l’action pour autant qu’elles se réalisent ».

La grève des Bleus remet en question la situation donnée, et souhaite protester contre cette situation et proposer une voie nouvelle. En ce sens, la grève de l’équipe de France s’approche de la définition séminale d’une action collective par Touraine : elle est « une conduite placée dans une relation sociale et orientée vers la transformation ou le renversement d’un ou plusieurs éléments constitutifs d’un système ».

III. Les motivations de l’action collective

Le communiqué des Bleus

« Par ce communiqué, tous les joueurs de l’équipe de France sans exception souhaitent affirmer leur opposition avec la décision prise par la Fédération Française de Football d’exclure Nicolas Anelka du groupe. Si nous regrettons l’incident qui s’est produit à la mi-temps du match France-Mexique, nous regrettons plus encore l’utilisation d’un évènement qui n’appartient qu’à notre groupe et qui reste inhérent à la vie d’une équipe de haut niveau.

A la demande du groupe, le joueur mis en cause a engagé une tentative de dialogue, mais sa démarche est restée volontairement ignorée. De son côté, la Fédération française de football n’a à aucun moment tenté de protéger le groupe. Elle a pris une décision sans même consulter l’ensemble des joueurs, uniquement sur la base des faits rapportés par la presse. En conséquence, et pour marquer leur opposition par les plus hautes instances du football français, l’ensemble des joueurs a décidé de ne pas participer à la séance d’entraînement.

Par respect pour le public venu assister à cette séance, nous avons décidé d’aller à leur rencontre de ces supporters, qui par leur présence, nous apporte un soutien sans faille. Pour notre part, nous sommes conscients de nos responsabilités, celles de porter les couleurs de notre pays, mais celles également que nous avons à l’égard de nos supporters, de leurs cadres, éducateurs, bénévoles et des innombrables enfants qui gardent les Bleus comme modèles. Pour ce qui nous concerne, nous n’oublions rien de nos devoirs. Nous ferons tout individuellement, bien sûr, mais aussi dans un esprit collectif, pour que la France, mardi soir, retrouve son honneur par une performance enfin positive. »


Les motivations explicites

Plusieurs aspects précédemment évoqués se retrouvent dans ce communiqué. Tout d’abord, en insistant par le pléonasme « tous les joueurs de l’équipe de France sans exception », les rédacteurs de ce communiqué souhaitent publiquement mettre en relief la volonté collective et unanime de faire grève, occultant ainsi les conflits internes quant à la démarche à adopter. Surtout, ce communiqué souligne que les joueurs ignorent le refus d’Anelka de s’excuser (« A la demande du groupe, le joueur mis en cause a engagé une tentative de dialogue, mais sa démarche est restée volontairement ignorée »), alors que ce dernier est parmi eux durant la réunion du samedi soir. Ainsi, l’hypothèse d’une croyance collective ayant conduit à l’action se trouve renforcée.
Par ailleurs, les instances visées par la grève sont nommées : tout d’abord, la Fédération française de football, d’une part par sa décision d’exclure Anelka, d’autre part par sa supposée indifférence vis-à-vis du « groupe France » suite à la parution de la Une de L’Équipe. Ensuite, le journal L’Équipe, symbole à plus large échelle des médias, est visé, par « l’utilisation d’un événement » profanant le secret du vestiaire et l’intimité du « groupe France ».

En outre, le communiqué met en relief un renversement de perspective souhaité par les joueurs entre les instances dirigeantes du football français et les supporters : en effet, les termes de « respect », « responsabilité », « modèle » et « devoirs » traduisent, dans le dernier paragraphe du communiqué, un contraste de considération de la part des joueurs entre les amateurs de football suivant l’équipe de France durant cette Coupe du monde, et les instances dirigeantes organisant le football. Cette partie du communiqué semble être l’élément déclencheur de la réflexion de fond ayant suivi la Coupe du monde quant à la structure et à l’organisation du football français, notamment le débat entre le football professionnel et le football amateur.

Néanmoins, les motivations explicites semblent insuffisantes pour expliquer le mouvement social. En effet, une atmosphère conflictuelle entre les joueurs, et entre les joueurs et l’encadrement, irrigue l’hôtel de Pezula et le camp d’entrainement de Knysna. Au bout de trois semaines de promiscuité, l’unité sociale est de façade. Il convient ainsi de nous pencher sur les motivations implicites de la grève, afin de mettre en relief des motivations plus structurelles que conjoncturelles à l’exclusion de Nicolas Anelka du « groupe France ».

Les motivations implicites

Intimes depuis trois semaines au moment de la grève, les joueurs de l’équipe de France de football partagent ensemble et avec le staff une courte historicité, néanmoins suffisante pour mettre en relief des mouvements de plus long terme que la stricte réaction à l’exclusion de Nicolas Anelka.
Au-delà des motivations manifestes énoncées précédemment, la grève détient pour fonction latente d’unir un groupe de joueur visiblement divisé, si l’on s’en tient aux ouvrages de Degorre et Raymond, et de Saccomano et Verdez. Toutefois, des motivations implicites déterminent également le passage à la grève, notamment chez les « cadres » de l’équipe de France. En effet, dans une interview au Monde Sport le 6 août 2010, Jacques Riolacci, auditeur chargé de la mission d’information sur la grève commandée par la Fédération française, affirme, à la question « Quels témoignages vous ont le plus marqué ? » :

« Ils émanent surtout des cadres. Evra est resté une heure et demie dans notre bureau. Il a détaillé chronologiquement les faits. De son côté, William Gallas nous a confié son dépit après que Domenech lui a retiré son brassard de capitaine. Quant à Thierry Henry, sa défense a été la plus compréhensible. Notre échange avec lui a été très riche. Il a avoué en avoir pris plein la gueule lors de France-Irlande. Sa faute de main l'a miné. De plus, Domenech l'a écarté sportivement à l'aube du Mondial. Il estimait qu'il n'avait plus la légitimité d'entraîner la troupe. (…) Quant à Raymond Domenech, il a été lâché par ses hommes. La fédération aurait dû prendre ses responsabilités le concernant en amont du Mondial. Durant les entretiens, j'ai été marqué par la violence de ses anciens joueurs à son égard. »

Plusieurs dimensions sont à retenir de cette affirmation. Tout d’abord, bien qu’elle ne soit pas apparente au sein du communiqué de l’équipe de France, la défiance vis-à-vis du sélectionneur Raymond Domenech constitue une source de motivation à la grève. En effet, délégitimé par ses joueurs, le sélectionneur ne représente plus, à leurs yeux, une forme suffisante d’autorité pouvant empêcher la tenue de la grève. La « violence » des propos de certains joueurs fait également écho à de sévères critiques quant au programme d’entrainement, et la manière d’encadrer les joueurs, hypothèse se recoupant en consultant les ouvrages de Beaud, Degorre et Raymond, Saccomano et Verdez.
Surtout, l’intervention de Riolacci permet de mettre en lumière des motivations individuelles de la part des joueurs, notamment celles des « cadres » vieillissants Gallas et Henry. Pour le premier, la perte de son brassard de capitaine (ressource symbolique conférant à son détenteur un pouvoir de légitimité sur les autres joueurs) avant le match de préparation France-Costa Rica, fin mai 2010, constitue une source de motivation à faire la grève. En effet, Saccomano et Verdez rapportent que le témoignage d’un membre du « groupe France », affirmant que « quand Gallas a été mis devant le fait qu’il ne serait pas capitaine, en entrant dans le vestiaire, au profit d’Evra, il a fait la gueule de bout en bout ». En effet, Domenech ne prend pas le soin d’annoncer verbalement ce choix à son joueur, celui-ci prenant conscience de cette décision en entrant dans le vestiaire avant France-Costa Rica, et voyant le brassard de capitaine accroché au maillot de Patrice Évra. Surtout, cette « perte du brassard » n’est pas nouvelle pour Gallas, celui-ci l’ayant déjà « perdu » avec son club d’Arsenal en 2008, pour conduite non-exemplaire . A ce titre, la volonté de faire la grève provient, pour Gallas, d’une forme de « frustration relative », celui-ci souhaitant être capitaine et ne l’étant pas de fait. La frustration de Gallas s’inscrit dans le cadre de référence du « groupe France », où un autre joueur détient le brassard, à ses dépens.

Ainsi, la frustration de Gallas ne prend sa signification que dans la logique d’appartenance au « groupe France ». Ainsi, si nous suivons Merton , la « frustration relative » de Gallas provient de la dissociation entre sa condition (joueur « cadre » de l’équipe de France) et les valeurs de la société (le choix d’Évra), entre sa réalité (joueur non différencié) et ce que la société lui laisse entrevoir (joueur indifférencié par l’attribution du brassard de capitaine). Toutefois, Gurr souligne que la frustration relative est une condition nécessaire mais non suffisante au passage à l’action, ce dernier n’étant possible que par la combinaison de la frustration relative avec certaines conditions sociales facilitant le passage du mécontentement à la violence. À ce titre, ces conditions sociales particulières peuvent s’interpréter, dans le cas de Gallas, à la fois par les mauvais résultats sportifs de l’équipe durant la Coupe du monde, d’autre part par l’atmosphère délétère ayant cours au sein du « groupe France », voire la délégitimation du système normatif défini par le sélectionneur Raymond Domenech.
De la même façon, le témoignage de Riolacci met en relief des motivations analogues pour Thierry Henry. Meilleur buteur de l’histoire de l’équipe de France, mais en difficulté dans son club du FC Barcelone et lynché par la vindicte populaire suite à sa « main » face à la l’Irlande, Thierry Henry fut tout d’abord écarté de la liste des vingt-trois joueurs sélectionné par Domenech pour la Coupe du monde, selon Saccomano et Verdez, avant que le sélectionneur se ravise et décide de l’intégrer au groupe. Cet événement, non dévoilé dans les médias quand il se passa, met en relief la perte de légitimité d’Henry aux yeux du groupe France, en dépit de son statut permis par sa légitimité sportive passée. Dès lors, Henry, remplaçant durant le mondial, vit une situation analogue à celle de Gallas, sa « frustration relative » provenant là encore d’une dissociation entre sa condition (joueur historique de l’équipe de France) et les valeurs de la société (le statut de remplaçant imposé par Domenech).

Ainsi, Henry adoptera une position de free-rider durant la grève, suivant la grève, mais ne s’exprimant quasiment pas durant celle-ci, se contentant de suivre la marche imposée. Par exemple, selon Degorre et Raymond, le président de la Fédération Jean-Pierre Escalettes souligne que dans le bus, il chercha du regard Henry, pour lui faire comprendre de faire quelque chose, mais celui-ci baissa les yeux. Pour le public, Henry constitue en effet le seul joueur ayant pu enrayer la grève, par sa légitimité héritée du passé.
Gallas et Henry n’occupent donc pas, à leurs yeux, une position au sein du groupe cohérente avec leur statut. Selon Lenski , ces formes d’incongruences statutaires, reposant sur des mécanismes de « frustration relative », influent sur les attitudes, en inclinant les personnes en étant victime à la contestation. Lenski souligne même que cette propension est particulièrement développée pour les personnes ayant des difficultés à obtenir des formes de reconnaissance dans les interactions (comme le déclassement de Gallas et d’Henry), et qui sont souvent conscience de cette inconsistance statutaire. Dès lors, les motivations à la grève de ces deux joueurs sont des motivations individuelles reposant sur le décalage entre leur condition effective et leur représentation de ce que devrait être leur condition.
La grève apparaît ainsi comme un prétexte pour Gallas et Henry pour protester face aux choix du sélectionneur Raymond Domenech, et non directement comme une protestation suite à l’exclusion du groupe France de Nicolas Anelka. La grève de l’équipe de France apparaît ainsi comme reposant sur une pluralité de revendication convergeant, par leur orientation, dans la mobilisation collective de la grève.
Conclusion

Il apparaît que la mobilisation des joueurs de l’équipe de France correspond bien à la définition que donne Blumer de l’action collective : les joueurs agissent ensemble inten-tionnellement, cette action étant associée à une logique de revendication, explicites ou implicites, s’incarnant en « entreprises collectives (réunion, préparation, action) visant à établir un nouvel ordre de vie (contestation de l’encadrement sportif et institutionnel, « remise à niveau » de certains joueurs aux places dévolues et condamnation de la presse).

Nicolas Docao

Nicolas Docao est chroniqueur au Plus - Le Nouvel Observateur, diplômé du CELSA-Sorbonne en communication et de l’Ecole Normale Supérieure de Cachan en sociologie.

 

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Le magazine de la communication de crise et sensible - ISSN 2266-6575




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