Brésil 2014, une coupe du monde sous haute
surveillance
Par Thierry Fusalba, 2 mai 2014
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Les violentes émeutes qui ont éclatées le 22 avril dernier
dans une dans une favela du quartier touristique de Copacabana
sont passées presqu’inaperçues dans les médias. La mort d’un jeune
danseur de la favela Pavao-Pavaozinho, tué par les forces de
l’ordre qui l’auraient confondu avec un trafiquant de drogue,
avait pourtant déclenché plusieurs jours de violence et la
fermeture d’un tunnel et de deux avenues de Rio.
Même traitement, une semaine après, lorsque cinq bus sont
incendiés par des habitants de la favela de Joquei en réponse à la
mort d’un jeune homme. Le matin même, des voitures avaient été
brûlées dans la favela d’Alemao, après la mort d'une femme âgée
dans des circonstances indéterminées.
Idem, enfin, à l’annonce de la grève des policiers civils de
quatorze états du Brésil, dont six accueilleront des matchs du
Mondial. Ce mouvement, qui pourrait toucher jusqu’à 70% des
effectifs dans certaines villes, ne devrait toutefois concerner
que la police civile, en charge des enquêtes criminelles. Ni la
police militaire (PM), chargée du maintien de l’ordre, ni la
police fédérale (PF), chargée du contrôle aux frontières, n’ont
pour l’instant exprimé le souhait de suivre un tel mouvement. Mais
la PM avait déjà lancé un sérieux avertissement lorsqu’elle avait
cessé le travail durant trois jours, à la mi-mai, laissant le
champ libre aux pilleurs des banlieues qui s’en étaient donné à
cœur joie dans le centre-ville… Quant à la PF, elle avait annoncé
une mobilisation générale peu de jours après, sans toutefois
parler de grève.
Ces comportements en disent long sur l’état de santé du Brésil
où les grèves de policiers sont illégales et inconstitutionnelles
et où le tempérament des habitants a toujours été dépeint comme
jovial et pacifique, y compris ceux des favelas où règnent une
pauvreté et une violence inouïes.
Le problème est donc posé ; il s’agit maintenant de trouver des
éléments de réponses concernant trois aspects fondamentaux de la
crise au Brésil : pourquoi le Mondial 2014 cristallise-t-il les
revendications d’une partie de la population de plus en plus
grande ? Comment les autorités du Brésil peuvent-elles gérer les
multiples crises qui ne manqueront pas de naître avant, pendant et
après la compétition ? Pourquoi nos médias, d’habitude si friand
d’émeutes urbaines, restent-ils quasi muets sur le sujet ?
La réponse à cette dernière question est si simple qu’il
convient de la traiter en premier, selon une approche
contradictoire : l’éthique ou le business.
Si l’on s’accorde à penser que l’éthique est le fondement de cette
« autocensure », il faut y discerner une preuve de maturité de la
part de nos médias. Comme il est désormais acquis qu’il n’y aura
plus de communication sur les voitures qui brûlent dans les
banlieues à l’occasion des fêtes de fin d‘année, afin d’éviter la
tentation de l’exemple à suivre ou du record à battre, on peut
imaginer que les journalistes rechignent à montrer les effets des
émeutes (et de leur répression) dans les favelas.
Des fois que cela donnerait des idées à nos « sauvageons »… Mais
cet argument s’efface devant la diffusion systématique d’autres
faits divers, telles les scandaleuses profanations de cimetières
juifs ou les attentats odieux perpétrés contre des synagogues ou
des musées. Il ne peut s’agir d’une démarche exemplaire, faute de
quoi certains y verraient un traitement différencié de
l’information selon les publics touchés. Reste donc l’approche
mercantile. Car à trop communiquer sur la violence ordinaire du
Brésil, on risque d’apeurer les supporters et de les dissuader de
s’y rendre. Pire, certains sponsors pourraient refuser de voir
leurs noms associés à un événement planétaire organisé certes dans
le temple du football, mais dont une partie de plus en plus grande
de la population conteste la pertinence. On imagine mal les
affiches des leaders mondiaux de sodas, d’équipements sportifs ou
de fast-food côtoyer la misère des favelas ou cautionner la
répression policière. Déjà, certains s’étaient étonnés de voir les
chantres de la malbouffe partenaires des Jeux Olympiques de
Londres. Dans tous les cas, une trop forte médiatisation d’émeutes
populaires ou des grèves de policiers aurait un impact terrible
sur l’image idyllique d’un Mondial au Brésil. La fête avant tout !
Et le business aussi !
Deuxième question : pourquoi le Mondial 2014 cristallise-t-il
ainsi les revendications d’une part de plus en plus importante des
Brésiliens ? Là aussi, la réponse est double : erreurs politiques
et tribune médiatique ! A se focaliser exclusivement sur l’image
exemplaire que doit donner le pays, quant à l’organisation et au
déroulement de la compétition, Madame la présidente Dilma Rousseff
a oublié l’objectif premier des grands spectacles internationaux :
ils doivent faire rêver et pour cela, susciter l’engouement du
peuple qui en est l’hôte ! Elle a sans doute sous-estimé aussi
l’attente d’une partie de sa population. Celle qui a vu le Brésil
décoller économiquement mais qui n’a jamais pu prendre l’avion. En
ce sens, son prédécesseur, M. Lula da Silva a involontairement
joué un rôle catalyseur, créant au sein des couches populaires de
grands espoirs déçus. Héritière désignée de la septième puissance
économique mondiale, garante de la politique et donc des promesses
de Lula, c’est à elle que revient aujourd’hui le mauvais rôle :
réveiller des concitoyens qui se voyaient déjà au firmament des
superpuissances et affronter l’impatience de tous les exclus du
veau gras. Ceux qui constatent qu’ils ne profiteront pas des
millions de Réals dépensés pour le Mondial tandis qu’ils en
subissent les effets dans leur vie quotidienne. Bien sûr, Mme
Dilma Rousseff joue gros : d’abord, les Jeux Olympiques de 2017,
encore qu’on ne voit pas comment leur organisation pourrait lui
échapper. Mais en cas de déroute sécuritaire cet été, nul doute
que les sponsors et les supporters ne s’y laisseraient pas prendre
à deux fois ! Ensuite et surtout, sa réélection en 2015, qu’un
fiasco politique, économique ou social cette année rendrait plus
qu’aléatoire.
On peut aussi analyser les troubles sociaux actuels sous
l’angle d’une conjonction défavorable de facteurs économique,
politique et médiatique. La stratégie est un art qui ne se
pratique jamais en solitaire et nul doute que certains acteurs
nationaux voient dans les événements des favelas, des occasions de
faire prévaloir leurs points de vue. La cristallisation médiatique
sur le Mondial, y compris lors de sa préparation, offre une
tribune idéale à leurs revendications. Poutine l’avait bien
compris lors des Jeux de Sotchi, lui qui avait sagement attendu
leur fin pour s’impliquer directement et militairement dans la
crise ukrainienne. Mais la situation est différente au Brésil, où
la temporisation diplomatique n’est pas possible avec des acteurs
non étatiques. Les gangs, qui règnent encore en maîtres sur les
favelas, malgré les opérations « coup de poing » de la police très
médiatisées, n’ont pas d’intérêt à attendre la fin de l’événement
pour avancer leurs pions. Ils ne voudront jamais se priver d’un
levier de pression efficace, ni de la manne financière qui va se
déverser à l’occasion du Mondial. Dès lors, les scénarios de crise
envisagés donneraient des cheveux blancs au responsable politique
le plus serein : depuis le blocage d’axes routiers interdisant
l’accès aux stades, en passant par les émeutes et la guérilla
urbaine, jusqu’aux actes crapuleux (enlèvement de supporters,
prise d’otages, vols, agressions violentes…), le stratège en
gestion de crise peut laisser libre court à son imagination…
De tout ce qui précède, on peut désormais poser la dernière
mais essentielle question : comment les autorités du Brésil
peuvent-elles prévenir et régler le panel des crises liées au
Mondial 2014 ? Vaste programme aurait répondu le Général… Mais il
convient d’abord de se demander s’il est encore temps de faire
quelque chose ? A quelques jours du début de la compétition, on
pourrait croire qu’il est trop tard pour mettre un terme à la
spirale de la violence et qu’il faut désormais la contenir à son
plus bas niveau. Certes, les mesures de fond qui seraient à même
de rétablir la cohésion populaire autour de cet événement
planétaire ne produiraient pas leurs effets dans des délais aussi
courts. Mais cela ne doit pas empêcher au gouvernement brésilien
d’en prendre. Surtout, il serait temps pour les responsables
politiques de faire preuve de pédagogie à l’égard de citoyens qui
sont encore trop souvent considérés comme des bénéficiaires et non
des partenaires du changement. A prendre son peuple pour plus
idiot qu’il ne l’est, on se prépare des lendemains qui déchantent.
Car le formidable essor économique qu’a connu le Brésil s’est
accompagné d’une prise de conscience des citoyens, y compris dans
les couches dites « populaires », c’est-à-dire pauvres. La
réussite de quelques-uns suscite toujours l’envie de tous et si
rien de concret n’est proposé dans le même temps pour améliorer la
vie quotidienne des citoyens, alors le divorce entre gouvernants
et gouvernés est durablement consommé. Restent donc les mesures
symboliques, simples à mettre en place et ayant un impact
véritable et immédiat. Citons, par exemple, la gratuité des
transports en commun pour la durée de la compétition qui
faciliterait la vie non seulement des supporters mais aussi des
travailleurs brésiliens ; ou bien la mise en place d’un quota de
places gratuites à chaque match, pour les Brésiliens les plus
modestes. Si le gouvernement ne veut pas que les favelas
s’invitent aux abords des stades, qu’il invite ses habitants à
participer au spectacle ! Les joueurs de la Seleção me paraissent
être les ambassadeurs tout désignés, pour aller dans les quartiers
populaires des grandes villes expliquer les enjeux du Mondial pour
le pays. A ce titre, on peut imaginer le poids qui pèse sur leurs
épaules : une élimination prématurée de l’équipe du Brésil
engendrerait à coup sûr un regain de violence dans le pays ! De
même, les policiers doivent être rassurés et certaines de leurs
revendications prisent en compte dès la fin de la compétition. Le
gouvernement brésilien doit s’y engager fermement afin de pouvoir
compter sur eux. Enfin, l’information la plus complète et honnête
doit être donnée aux milliers de supporters qui viennent vivre au
Brésil un rêve et non un cauchemar. Les risques une fois sur place
ne doivent pas être minimisés, voire éludés et l’on peut s’étonner
que rien ne soit indiqué à ce sujet sur la page d’accueil du site
de l’ambassade de France au Brésil, hormis un numéro d’urgence,
sans explications. D’ailleurs, il y aurait là une belle
opportunité pour l’Europe de montrer son utilité et son unité, en
mettant sur pied, si ce n’est déjà fait, des procédures d’aide
commune à tous les ressortissants de ses pays.
Quoiqu’il en soit, le Mondial 2014 ne sera pas comme les
autres. Parce qu’il se déroule au Brésil, puissance régionale en
proie à des conflits sociaux violents qui, bien que courants dans
l’histoire économique des pays émergents, traduisent un mal-être
profond et peuvent avoir de graves conséquences sur son avenir.
Parce que c’est un événement planétaire et que la tribune
médiatique ainsi offerte ne manquera pas d’attirer tous les
détracteurs et contestataires. L’image du pays mais aussi du
football en serait durablement ternie, d’autant plus que la
polémique sur la coupe du Monde au Qatar est loin d’être éteinte.
Parce que ces semaines se passeront sous haute tension sociale,
dans une ambiance de stress politique et sportif extrême, et qu’il
suffira de peu pour que tout s’enflamme.
Ce sera, en tout cas, un extraordinaire laboratoire d’analyse
des mécanismes des crises et les soirées des consultants, experts
et analystes seront bien remplies, même s’il est plus agréable de
goûter en famille aux joies de moins en simples du ballon rond.
Thierry FUSALBA, le 02 juin 2014
Thierry Fusalba
Consultant senior associé et formateur en gestion et communication
de crise (Heiderich Consultants)
Ancien officier de l’armée de Terre, Thierry FUSALBA a été durant
très longtemps directeur de la communication auprès des plus
hautes autorités de la Défense, en France comme pour des instances
internationales (OTAN, UE).
Outre ses actions de conseil et de formation, il mène des travaux
sur les « Comprehensive approach » au sein de Heiderich
Consultants.
Il enseigne la gestion de crise à l’IRIS et à la Faculté de Tours.
Portrait : http://www.heiderich.fr/Thierry-Fusalba.htm
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