Journalistes, vous risquez de ne pas aimer ça
!
Par Guylaine Maltais, spécialiste en
communication de risque et mesures d’urgence, fondatrice de
PlanifAction
et Valérie Céré, Inf., M.A., anthropologue du désastre, Québec
Tireur actif semblable à Newtown : un risque que l’on
préfère ne pas voir?
L’année 2012 a pris fin sur une profonde note de tristesse avec
la tragédie de Newtown. Cet évènement a fait ressurgir notre
préoccupation sur l’importance de la planification d’urgence dans
les établissements d’enseignement, et ce, même au niveau
élémentaire. L’éducation citoyenne se faisant bien souvent dès
l’âge scolaire, ces événements nous poussent donc à vouloir que
les plans d’urgence incluent ce type d’évènements. Évidemment,
nous préférons tous ne pas songer à la possibilité du tireur
actif, ne pas trop y mettre d’énergie, car « cela n’arriverait pas
chez nous » ou « nous sommes dans une petite ville tranquille ».
Et si nous l’envisagions à titre de scénario du pire? Mais alors,
pourquoi discriminer les risques que l’on communiquerait aux
enfants, aux adolescents, aux adultes? Parce qu’ils sont trop
horribles, difficiles à concevoir? Légitime. Parce qu’ils sont peu
probables? Une fois est une de trop.
Le risque d’incendie nous apparaît-il de moindre importance?
Pourtant, nous espérons ne jamais y faire face, et encore moins
imaginer les conséquences possibles pour des personnes que l’on
aime, surtout lorsqu’il s’agit de nos enfants. En effet, ces
images peuvent être aussi épouvantables et traumatisantes que
celles de la tragédie de Newton. Et malgré tout, nous en parlons
depuis longtemps! On démystifie ce risque auprès des plus jeunes
alors qu’ils fréquentent les garderies, et ce, depuis des
décennies. C’est même à ce très jeune âge que l’on commence à les
éduquer par des exercices d'évacuation en cas d'incendie,
pratiques régulières qui consistent somme toute en l’étape ultime
de la communication du risque. En réalité, plus on connaît un
risque, moins il nous fait peur. Pourtant, dans nos écoles tous
niveaux confondus, du moins au Québec, nous sommes encore frileux
à communiquer le risque d’une fusillade. Bien qu’une planification
puisse exister, s’il n’y a pas de communication et de formation
continue autour du plan, ni aucune sensibilisation auprès des
parents et sans exercice, le plan d’urgence n’aura pas de valeur
réelle. Il s’agit en effet, d’un processus que l’on doit planifier
perpétuellement. Pourtant… et malheureusement, il survient alors
qu’on ne s’y attend pas. Si un tireur actif se présentait dans
l’une de nos écoles, peu importe le niveau, à quel point le
personnel connaîtrait-il les gestes à poser afin de limiter les
dégâts? Un drame tel que celui de Sandy Hook à Newtown se doit de
servir aux écoles du reste du monde pour (re)voir leurs façons de
faire, car chaque situation d’urgence ou de crise possède sa part
d’« énormités ».
Bien sûr, avant que cet événement dramatique ne se produise, il se
trouvait dans le domaine de l’irréel. Cela n’empêche pas qu’il y
ait trop d’exemples où l’on peut voir les responsables de mesures
d’urgence et les gestionnaires de crise d’un côté de la clôture
tandis que, de l’autre côté, se trouvent les journalistes et les
médias. Seulement, la fusillade de décembre 2012 a réveillé en
nous un sujet chaud de préoccupations, dont nous souhaitons
partager notre réflexion avec vous.
Les premiers points de presse : mettre la table
Qu’il s’agisse d’une situation d’urgence de type sécurité
civile ou d’une tragédie comme celle de Newtown, l’une et l’autre
se caractérisent par une grande présence d’incertitudes. Ces
situations sont extrêmement évolutives et bien qu’il soit fort
possible que les informations entrent au compte-gouttes, les
autorités se doivent d’affronter la presse et aussi maintenant,
les réseaux sociaux, sans avoir toutes les réponses aux questions
potentielles. Il s’agit là d’un concept de la communication de
risque favorisé par plusieurs auteurs tels que Raymond Anthony
(2004) et Thinker, Zook et coll. (2001). Ce concept, le Lieutenant
J.Paul Vance et son équipe de la police de l’État du Connecticut,
l’ont bien saisi lors des deux premiers points de presse après les
évènements survenus à Newtown. En effet, les tout premiers points
de presse servent à dire ce que l’on sait et à mettre la table
pour la suite des choses, car il est évident qu’une série de
rencontres de presse sera nécessaire. Lors de ces occasions, nous
pouvons aussi affirmer que nous ne pourrons pas tout dévoiler et
qu’il sera impossible de répondre à l’ensemble des questions. Ce
qui permet ainsi de mieux focaliser sur ce qu’il est possible de
dire à ce moment précis. C’est d’ailleurs ce dont il fut question
au Connecticut lors de leur deuxième sortie médiatique.
Les autorités responsables des mesures d’urgence ainsi que les
gestionnaires de crise ont avantage à s’exercer concernant le
premier point de presse. Non pas pour aseptiser leur contenu, mais
pour développer des réflexes de réponses face à l’incertitude et
ainsi, être un peu plus à l’aise en absence de réponse concrète.
D’autant plus qu’avec les réseaux sociaux et plus précisément les
médias sociaux en gestion d’urgence (MSGU), l’information circule
à une vitesse grand V. Il importe donc, pour les décideurs, de
comprendre que sur les médias sociaux, mieux vaut donner une
information qui demeure à confirmer en le spécifiant clairement
que de ne rien communiquer. Cette action démontre la transparence
de l’organisation et prouve, par le fait même, que celle-ci est
consciente que des personnes attendent les détails. Ce qui ajoute
de l’empathie envers le public et les médias. Qualité fort
appréciée en situation d’urgence et de crise.
Mais entre nous, jusqu’à quel point avons-nous besoin de tout
savoir ? Défenderesses du droit à l’information et évoluant en
communication de risque, depuis plus de 10 ans, nous avons
toujours considéré que la population avait le droit de savoir et
que celle-ci doit être impliquée et engagée dans le processus de
gestion d’urgence. Dennis Mileti, éminent professeur en
psychologie sociale du désastre, mentionnait en 2010, lors d’un
symposium annuel du Natural Hazards Center au Colorado, que la
connaissance du risque diminue le stress et l’anxiété face à une
situation désastreuse. D’autant plus que sans avoir l’objectif de
rassurer les publics cibles, il n’en demeure pas moins qu’une
information, aussi minime soit-elle, apaise par le fait même les
spéculations.
En effet, la nature humaine nous pousse à donner un sens à ce qui
nous entoure, car nous ne pouvons tout simplement pas vivre dans
le chaos. Dans un cas comme celui de Newtown, jusqu’où doit-on
aller avec ce droit à l’information? Les médias en donnent plus
parce que les gens veulent en savoir davantage ou ce sont les
médias qui créent ce besoin d’information chez la population?
L’œuf ou la poule?
Après l'impact vient l'état de stupeur
Quelques heures après la fusillade de Newtown, nous étions
stupéfaites de voir une journaliste, tel un vautour satisfait
d’avoir agrippé sa proie, faire une entrevue avec une enfant qui
s’en était sortie « indemne ». Bien qu’elle fut accompagnée de sa
mère, toutes les deux étaient en état de choc après les événements
qu’elles venaient de vivre. On pouvait voir à leur expression
qu’elles repassaient en boucle dans leur tête les images
traumatisantes qu’elles venaient de vivre. Leur regard hagard en
disant long. Si la poussière avait eu le temps de retomber, cette
mère n’aurait sans doute jamais permis à sa fille d’accorder cette
entrevue. Peut-on vraiment présumer du consentement éclairé du
parent dans un tel cas? Était-elle à même de comprendre ce que le
journaliste demandait et pouvait-elle vraiment saisir l’impact que
cela aurait sur son enfant?
Dans le cas de traumatismes importants, le premier récit des faits
se fait idéalement à un policier ou à une personne formée en
relation d’aide pour bien encadrer la réminiscence d’images qui
dépassent ce que notre conscient est à même de « digérer » et
d’absorber de manière habituelle. Raconter un tel drame, et encore
plus chez des enfants, demande un doigté, mais aussi une formation
solide afin d’éviter de créer un traumatisme secondaire. Est-ce
que le journaliste moyen est à même de remplir cette fonction?
On comprendra alors que lorsqu’un garçon décrit la scène au
souhait du journaliste, le poussant même jusqu’à lui demander de
décrire ce qu’il avait entendu, cet enfant doit revivre le drame
pour servir les fins du journaliste qui veut et doit rapporter une
nouvelle. Il est important de ne pas oublier que ces enfants
risqueront de passer de nombreuses années de leur vie à consulter
afin de pouvoir un jour guérir de ce qu’ils n’auraient jamais dû
vivre! On les appelle les victimes collatérales. Celles qui
devront « vivre avec » le souvenir et toutes les émotions qui leur
colleront à la peau trop longtemps. Elles auront très certainement
à vivre avec un stress post-traumatique qui les marquera toutes
leurs vies.
En considérant ces faits, est-ce possible dans ces cas-ci de
prétendre au droit à l'information? Est-ce vraiment dans ce genre
de société que nous choisissons de vivre? Les médias se
nourrissent-ils vraiment du malheur profond que vivent certaines
personnes? Croyez-vous vraiment que ces victimes cherchent leur
minute de gloire à ce point? Saviez-vous qu’un événement devient
pour nous un désastre, non pas par sa violence ou son intensité,
mais par la conscientisation de notre vulnérabilité face à
celui-ci? (Soucaille, 2008) Ce drame à Newtown devient par cette
définition un désastre pour la société. Mais de quelle manière
doit-on traiter cette nouvelle? Comment informer le public de
manière professionnelle, efficace et surtout éthique?
Se mettre à la place de ceux qui restent
Quel journaliste aimerait voir une photo de sa mère, pied nu en
plein janvier au Québec avec une couverture de la Croix-Rouge sur
le dos ? Quel patron de boîte média souhaiterait voir en entrevue
son petit-fils en état de choc ? Et le voir encore et encore à
chaque date anniversaire de cet événement ? Jusqu’où va le droit
de savoir ?
Une petite communauté tissée serrée, qu’elle soit aux États-Unis,
au Québec ou ailleurs dans le monde, vit aussi un choc lorsqu’elle
voit débarquer chez elle des dizaines, voire des centaines
d’antennes et de camions micro-ondes accompagnés d’autant de
journalistes (Dymond, 2012). Lorsque ce beau monde repart, les
citoyens, touchés de près ou de loin, retrouvent leur
tranquillité, mais avec quel sentiment? Une fois le « spectacle »
terminé, la peine, la douleur et souvent, le trauma demeurent. Qui
s’en préoccupe? Sans parler du risque de traumas potentiels de
tous ces hommes et ces femmes, policiers, ambulanciers, pompiers,
que le devoir amena à intervenir sur la scène? Qui s’en préoccupe
?
Références
ANTHONY, Raymond, 2004, « Risk communication, value judgments, and
the public-policy maker relationship in a climate of public
sensitivity toward animals : revisiting Britain’s foot and mouth
crisis ». Journal of Agriculture and Environmental Ethics,
pp.363-383;
BEAUJON, Andrew, 2012, « Media, Residents Yearn for Journalists
to Leave Newtown », Poynter.org, consulté en ligne le 22 janvier
2013,
http://www.poynter.org/latest-news/mediawire/198...
CÉRÉ, Valérie, 2012, « Les construits sociaux du désastre en
région isolée : le cas de Blanc-Sablon », mémoire de maî-trise en
anthropologie, Les Presses de l’Université Laval, Québec, 127
pages,
http://ariane2.bibl.ulaval.ca/ariane/?id=a2147587;
CÉRÉ, Valérie, 2009, « Le rôle des médias lors de désastres
naturels », recherche de séminaire de maîtrise Culture po-pulaire
et média, Université Laval, 20 pages;
DYMOND, Jonny, 2012, « Newtown Overwhelmed by Media »,
correspondant à Washington pour BBC News US & Ca-nada, consulté en
ligne le 21 janvier 2013,
http://www.bbc.co.uk/news/world-us-canada-20763752 ;
MALTAIS, Guylaine, 2008, « La perception des politiciens en
regard de la communication des risques », essai de diplôme
d’études supérieures et spécialisées en communication sociale,
Université du Québec à Trois-Rivières. 71 pages;
MILETI, Dennis, 10 juillet 2010, « Earthquakes Early Warning
System : Perspectives on Application (WSSPC), conférence donnée
lors du symposium annuel du Natural Hazards Center, Colorado
SOUCAILLE, Alexandre, 2008, « La perception du désastre : synthèse
», L'expression du désastre : entre épuisement et création,
Archives Audiovisuelles de la Recherche, Première partie : matinée
du 23 septembre 2008, durée : 13:27;
http://www.archivesaudiovisuelles....
THINKER, Tim L., et coll., 2001, « Key challenges and concepts in
health risk communication: perspectives of agency practitioners »,
Journal Public Health Management Practices”, Vol. 7, No.1,
pp.64-75;
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