Fantastique, science-fiction et résolution
individualiste des crises globales dans les séries télévisées
étasuniennes de 1990 à nos jours
Par François-Ronan Dubois, Université Stendhal Grenoble 3
Depuis une trentaine d’années, le paysage audiovisuel mondial a
été transformé par ce que les critiques ont appelé le Second Âge
d’Or de la Télévision Américaine. Dès 1978 et le succès planétaire
de la première série Dallas (David Jacobs, 1978-1991) , les
pratiques télévisuelles nationales se sont orientées vers des
narrations complexes et des types de personnages inspirées par le
succès des séries télévisées étasuniennes. Si des pratiques
narratives élaborées existaient avant Dallas, dès 1963, par
exemple, dans la série britannique Doctor Who (Sydney Newman, C.
E. Webber, Donald Wilson, 1963-1989) , la diffusion du feuilleton
a accéléré la mutation des programmes. L’offensive de la chaîne
câblée HBO sur le marché très concurrentiel de la télévision
étasunienne, au début des années 2000, a imposé une nouvelle
transformation, qui tend à assimiler la série télévisée à une
forme d’art et à imposer une rhétorique auteuriste à l’ensemble
des producteurs Parallèlement, le développement d’Internet a
entraîné la création d’un circuit de diffusion réactif et
international, révolution comparable, du côté des consommateurs, à
celle introduite par l’apparition des dispositifs d’enregistrement
personnel, quelques décennies plus tôt. Les séries télévisées, et
notamment les séries télévisées étasuniennes, occupent désormais
une place hégémonique dans les grilles de programmation, soit par
elles-mêmes, soit par les copies qu’elles suscitent. Elles sont
devenues des lieux du discours politique , des outils de
l’enseignement universitaire ou des instruments de santé pu-blique.
Réagissant aux attentes d’un large public et formant son
imaginaire, les séries télévi-sées sont un puissant dispositif
communicationnel, dont l’analyse interne permet de saisir les
enjeux et les mécanismes de l’imaginaire contemporain.
Les formes, les genres et les thèmes en sont bien entendu
multiples, ce qui implique qu’une grande variété de crises est
traitée. Les séries médicales comme House / Docteur House. (David
Shore, 2004-2012) sont propices à la représentation de crises
sanitaires de grande ampleur ; les séries d’action et
d’espionnage, telles 24 / 24 heures chrono (Joel Surnow et Robert
Cochran, 2001-2010) ou Rubicon (Jason Horwitch, 2010), des crises
militaires et des géopolitiques ; les séries judiciaires, à
l’instar de Boston Public (David E. Kelley, 2000-2004) et The Good
Wife (Robert et Michelle King, 2009-en production), des crises
médiatiques impli-quant de grandes entreprises et les séries
politiques, parmi lesquelles on peut citer Commander in Chief
(Rod Lurie, 2005-2006) et The West Wing / À la maison blanche
(Aaron Sorkin, 1999-2006), l’ensemble de ces phénomènes. Il y
aurait naturellement beaucoup à tirer de l’analyse de ce corpus de
séries dont le style est, dans l’ensemble, réaliste. Une série
récente comme The Newsroom (Aaron Sorkin, 2012-en production), qui
explore la manière dont un journal télévisé couvre ces différents
événements, ajouterait encore une dimension à l’analyse. Ces
séries constituent un matériau précieux pour la description de la
perception, de la résolution et de la représentation des crises
contemporaines.
Je propose néanmoins de consacrer cette étude à des séries qui
paraissent peut-être, au premier abord, se prêter moins aisément à
un semblable commentaire, parce qu’elles sont issues de deux
genres peu réalistes : la science-fiction et le fantastique. Le
commentaire de ces genres me paraît propre à mettre en évidence
des archétypes de la réception et de la re-présentation de la
crise, qui permettent de mieux comprendre les modalités de cette
réception dans les contextes plus réalistes, où l’ambition
référentielle du matériau complique l’analyse. A bien des égards,
la science-fiction et le fantastique télévisuels thématisent de
manière hyperbolique la crise : le thème récurrent de
l’apocalypse ou, tout du moins, de la destruction de la planète,
constitue une représentation magnifiée de l’anéantissement vécu
par les individus et les institutions impliqués dans des crises
plus réelles et plus localisées. En conséquence, la manière dont
ces crises hyperboliques sont résolues se présente comme un modèle
idéal du type d’actions attendues pour accréditer l’efficacité de
la gestion des crises réelles. Or, l’agentivité valorisée dans ces
programmes est presque toujours d’ordre personnel, individuel et
marginal. C’est ce que j’appelle la résolution individualiste de
la crise globale. Je tâcherai ici d’en décrire le fonctionnement,
en décrivant la manière dont les person-nages par lesquels la
crise est résolue sont caractérisés essentiellement, puis leur
relation à l’espace social et géographique ainsi que la place des
institutions dans ces mondes apocalypti-ques. Je proposerai enfin
de réinvestir ces analyses dans le commentaire des séries
réalistes.
Des héros fondamentalement distincts du reste de l’humanité
Le premier aspect remarquable du dispositif est le caractère
exceptionnel des héros impliqués dans la résolution de la crise.
Naturellement, cette exception est un moyen narratif de ménager
l’adhésion continue du téléspectateur à un récit étendu qui dure
plusieurs années. Mais cette adhésion n’implique pas
nécessairement l’établissement d’une différence essentielle entre
les héros et le reste de l’humanité ; au contraire, de nombreuses
séries organisent l’identification étroite du téléspectateur aux
personnages principaux, représentés dans une vie sociale réaliste
et censément proche de la sienne, comme dans Friends (David Crane,
Marta Kauffman, 1994-2004), Coupling (Steven Moffat, Martin
Dennis, 2000-2004) ou encore Des-perate Housewives (Marc Cherry,
2004-2012) . Les séries fantastiques et science-fictives
pré-sentent au contraire des personnages dont l’altérité est
irréductible.
Cette altérité peut naître d’une différence essentielle et
fondamentale qui sépare de tout temps le héros du reste de
l’humanité. L’appartenance à une espèce particulière, comme c’est
le cas des sorcières de Charmed (Constance M. Burge, 1998-2006) ou
du personnage principal d’Angel (Joss Whedon, 1999-2004), peut
devenir le thème central de la série, ainsi que le sug-gère le
titre de la série britannique reprise dans une version
étasunienne, Being Human (Toby Whithouse, 2008-en production).
Cette altérité peut être acquise, après une élection divine ou
quasi-divine, semblable à celle qui conduit Buffy Summers à
devenir la Tueuse dans Buffy the Vampire Slayer (Joss Whedon,
1997-2003) ou Daniel Jackson à effectuer l’Ascension dans Stargate
SG-1 (Brad Wright, Jonathan Glassner, 1997-2007). Dans un cas
comme dans l’autre, cette différence implique des compétences
surnaturelles, essentielles à la lutte contre les forces du Mal.
A côté de ces personnages essentiellement surhumains, le
téléspectateur trouve des personnages dont la surhumanité naît
d’un entraînement particulier qui exacerbe des talents innés
exceptionnels, mais non nécessairement surnaturels. C’est le cas
de Dean Winchester dans Supernatural (Eric Kripke, 2005-en
production), de Sydney Bristow dans Alias (J. J. Abrams,
2001-20006) ou des personnages principaux de Revolution (Eric
Kripke, 2012-en pro-duction). Cet entraînement est toujours un
entraînement militaire, dont le parangon est le colo-nel O’Neil de
Stargate SG-1, ou paramilitaire, comme celui de Sarah Connor dans
The Sarah Connor Chronicles (Josh Friedman, 2008-2009).
On trouve enfin des personnages communs dont la vie a été si
profondément modifiée par leur contact avec la surnature qu’ils en
ont été transformés. De psychologue criminaliste classique, Fox
Mulder est devenu un adepte du paranormal dont l’intuition est
presque surnatu-relle, dans The X-Files (Chris Carter, 1993-2002)
et les personnages de Heroes (Tim Kring, 2006-2010) développent
soudainement des capacités qu’ils ne possédaient pas. Si la
normalité du personnage peut être ménagée par la série, sa
différence finalement essentielle avec le reste de l’humanité n’en
constitue pas moins la condition de son succès dans son entreprise
héroïque.
Bien entendu, ces catégories sont fluides. Les Jedis de Star
Wars : The Clone Wars (Georges Lucas, 2008-en production) peuvent
être intégrer la première et la deuxième catégo-rie, quand les
héros des multiples adaptations des comics X-Men constituent
d’excellents can-didats tant pour la troisième que pour la
deuxième catégorie. En-deçà de ces distinctions de-meurent
l’archétype d’un héros au sens antique du terme , c’est-à-dire
d’un être distinct du reste de l’humanité. Seuls ses pouvoirs lui
permettent d’être à la hauteur des épreuves qui se dressent sur
son chemin et de résoudre la crise globale qui conduirait, sans
son intervention, à l’anéantissement de l’espèce humaine, de la
planète Terre ou de l’ensemble de la réalité.
La crise, parce qu’elle constitue une rupture essentielle du
réel et de l’ordre des cho-ses, exige une résolution dont les
conditions dépassent les limites de la seule rationalité
démo-cratique. Pour être convaincant, l’acteur qui résout la crise
doit incarner une position aristocrati-que de supériorité
essentielle, qui fait de son action sur les éléments de la crise
aussi bien une mission divine qu’en engagement personnel et total.
Plus l’ampleur de la crise est considérable, plus l’altérité
individualiste du héros est centrale. Cette position particulière
du héros empêche toute représentation de la crise globale comme le
produit systématique d’une certaine disposi-tion de la société
humaine ; la crise est toujours comprise comme l’affrontement du
Bien contre le Mal et les ambiguïtés de certains des personnages
secondaires comme un double jeu.
La place géographique, sociale et institutionnelle des héros
surnaturels
On l’aura compris, ce mode de résolution est un mode
antisocial. Il l’est à deux titres au moins : d’abord parce que le
héros n’opère pas au sein de la société, mais s’en extrait ou en
est exclu à cause de son altérité, ensuite parce que la crise, en
tant qu’elle n’est pas un produit de la société, échappe à son
action. Cette disposition antisociale est soulignée par la
situation marginale, socialement et géographiquement, d’une grande
partie des héros déjà évoqués au sein du monde. On peut
reconnaître deux paradigmes. Le premier est celui du héros
voyageur. Les frères Winchester de Supernatural et les Connor de
The Sarah Connor Chronicles en sont l’incarnation typique. Ces
héros vivent sur la route, dans un mouvement constant qui leur
interdit d’élire résidence dans un lieu particulier et, par
conséquent, de s’intégrer aux réseaux de sociabilité. Les frères
Winchester multiplient les faux noms et, dans la première épisode
de The Sarah Connor Chronicles, le fils de l’héroïne est arraché à
la vie paisible d’un lycée. Quand ces héros disposent d’un
logement permanent, il est impersonnel, comme les quartiers des
membres de l’équipe d’exploration dans Stargate SG-1, ou
dysfonctionnel, à l’instar de l’appartement de l’agent Mulder dans
The X-Files, qui ne semble pas posséder de lit. Cette mobilité
implique que le héros parcourt un ensemble beaucoup plus large que
celui qui s’offre au héros fixe : les Etats-Unis, dans le cas des
héros fantastiques, l’univers, dans le cas des héros de
science-fiction. Cette situation paradoxale fait du héros voyageur
un être par excellence à la fois dans le monde et hors du monde :
dans le monde, parce qu’il le connaît mieux que personne, l’ayant
traversé encore et encore ; hors du monde, parce qu’il est privé
de l’expérience sociale de son existence. Le second paradigme est
celui du héros caché. Il occupe des lieux de pouvoir, fixes et
bien identifiés, mais inaccessibles à tout autre que lui. Le cas
le plus remarquable est indubita-blement le manoir magique dans
lequel se réfugient les personnages de la série Sanctuary (Damian
Kindler, 2008-2011), dont le titre est évocateur. De la même
façon, la maison occupée par les sœurs Halliway dans la série
Charmed est protégée par de puissants sorts contre l’irruption de
visiteurs indésirables. De semblables protections, technologiques
cette fois, enca-dre le SD6 et plus tard l’APO où travaille
l’héroïne d’Alias et c’est isolée en plein désert ou sous une
montagne que l’on trouve la base des héros de Warehouse 13 (Jane
Espenson, D. Brent Mote, 2009-en production) ou Stargate SG-1.
Mais le lieu marginal n’est pas nécessairement un sanctuaire ; il
peut simplement être le signe de l’altérité, tel le sous-sol dans
lequel sont re-légués les agents Mulder et Scully dans The X-Files
ou les cavernes et les cryptes qui forment le paysage quotidien de
la Tueuse dans Buffy. Cette marginalité spatiale est le signe
d’une marginalité institutionnelle. Buffy s’oppose au Conseil des
Watchers qui organisait depuis des millénaires la lutte du Bien
contre le Mal, Sydney Bristow opère dans des cellules secrètes de
la CIA (black-ops divisions) comme les hé-ros de Stargate
appartiennent à une opération secrète de l’armée de l’air, les
frères Winchester et Sarah Connor fuient la police. Or, puisque
ces héros sont les seuls à pouvoir résoudre la crise, cette
marginalité est le signe non de leur inadéquation au monde mais de
la faillite des institutions traditionnelles qui prétendent gérer
la crise. En parallèle de l’héroïsation du person-nage principal
se développe ainsi une condamnation des institutions organisées,
qu’il s’agisse de sociétés occultes, de l’armée officielle ou du
FBI.
Remarques finales
La représentation archétypale de la crise et de sa résolution
proposée par les séries té-lévisées fantastiques et
science-fictives est donc celle d’un phénomène qui échappe à
l’action concertée d’un groupe institué et officiel, pour ne
s’offrir qu’à l’expertise d’un héros évoluant en marge de l’espace
physique et social, en marge de l’humanité elle-même. Cette
résolution est individualiste, antidémocratique et antisociale. On
objectera peut-être que, dans Buffy comme dans Stargate, le
groupe, comme agent de la situation de crise, a une importance
fondamentale. Cette observation ne change rien à la conclusion que
je viens de présenter : l’équipe SG-1 de Stargate se distingue par
son insubor-dination, incarnant ainsi une marge dans la marge même
de l’institution secrète, et le Scooby Gang de la Tueuse est
composé, à l’exception d’Alex, d’êtres distingués par des
particularités essentielles ou acquises. Il n’est bien sûr pas
impossible de trouver, dans la grande diversité du paysage
audiovisuel étasunien, des séries qui échappent plus ou moins
clairement et profon-dément aux archétypes que je viens de
décrire, comme le récent programme Alphas (Zak Penn, Michael
Karnow, 2011-en production), mais elles demeurent rares au regard
du corpus décrit ci-dessus. Or, ce qui s’exprime dans ce corpus de
manière exacerbée est également présent dans des séries réalistes.
Sans parler de programme comme Human Target (Jonathan E.
Steinberg, 2010-2011), 24 / 24 heures chrono ou The Pretender / Le
Caméléon (Steven Long Mitchell, Craig Von Sickle, 1996-2000) qui,
le surnaturel en moins, représentent des héros très similaires aux
frères Winchester ou à Sarah Connor, de nombreuses séries
policières, dont les plus célè-bres sont indubitablement Lie To Me
(Samuel Baum, 2009-2011) et The Mentalist (Bruno Hel-ler, 2008-en
production), mettent la résolution des enquêtes entre les mains de
personnages exceptionnels qui opèrent à la marge des forces de
police traditionnelles. Ce que le corpus fan-tastique et
science-fictif monte, c’est que l’on aurait tort d’interpréter ces
personnages excentri-ques uniquement comme des outils narratifs
destinés à susciter l’intérêt du téléspectateur, parce qu’ils
participent d’une conception plus large de l’événement
exceptionnel et de sa réso-lution. Rares sont les séries qui,
comme The West Wing ou, dans une moindre mesure, Cri-minal Minds /
Esprits criminels (Jeff Davis, 2005-en production) et Without a
Trace / FBI Portés Disparus (Hank Steinberg, 2002-2009),
présentent l’action concertée d’une équipe qui agit dans le cadre
des institutions. Le héros est préféré au groupe, la geste
personnelle à la des-cription statique des protocoles, le mythe de
la surnature à la rationalité des actions concertées. Les
conséquences de cet imaginaire sotériologique pour la
communication de crise sont ambi-guës. Elles tendent à orienter
les discours vers une représentation personnelle et pathétique des
processus à l’œuvre, en sacrifiant la cohérence du groupe (qu’il
soit privé ou public) et la rationalité de ses protocoles
agentiels. Les conséquences politiques, elles, sont claires :
elles invitent à une réappropriation par les institutions des
dispositifs communicationnels et à une promotion de la résolution
sociale, pour que les réussites d’un héros ne soient pas le
symptôme d’un échec collectif.
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