Le destin tragique du Web 2.0
Par Didier Heiderich, février 2013
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« Sa curiosité est tout à la fois insatiable et satisfaite à
peu de frais ; car il tient à savoir vite plutôt qu’à bien savoir.
Il n’a guère de temps et il perd bientôt le goût d’approfondir
[...] Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’antiquité la plus
reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes
yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, je marche dans les
ténèbres. » - Tocqueville, De la démocratie en Amérique.
Episode #twitclash
Janvier 2013. Vif échange sur le réseau social Twitter . Un
universitaire reconnu internationalement pour ses travaux en
communication poste un tweet pour signaler sa dernière interview
dans un grand quotidien national. Aussi tôt, un débutant, tout
juste sorti d’une école de communication où enseigne
l’universitaire lui rétorque sur Twitter que ses réponses à
l’interview sont « LoLesques » ce qui doit signifier dans son
étrange vocabulaire qu’il déconsidère le propos du spécialiste. L’adulescent
travaille dans une agence de communication connue et ses tweets
laissent imaginer qu’il se prend particulièrement au sérieux.
L’universitaire lui répond poliment, lui fournit un lien vers une
étude sémiotique. Pourtant le jeune homme, aux contours typiques
de la génération Y , s’enflamme pour mieux se moquer de
l’universitaire, précise qu’il n’est pas du même avis que
l’analyse fournie à la presse, qu’il préfère les bloggeurs aux
soi-disant experts. Il continue en écrivant que l’universitaire «
fait de la com à la papa.» Un doctorat, de multiples recherches,
une connaissance approfondie du sujet, des expériences de terrain
et internationales : tout est balayé en un seul tweet. Fin de
l’épisode, le spécialiste se retire poliment et abandonne le jeune
homme à son impolitesse et ses prétentions. Cet épisode simplifié
pour les besoins de l’article, est tiré d’un échange réel entre
protagonistes de même nature, et que j’ai pu observer.
Affrontement entre analyse et opinion dans l’urgence des
réseaux sociaux
On assiste dans cet épisode à un affrontement de plus en plus
fréquent entre le caractère scientifique d’une analyse et une
opinion, entre institutions et acteurs des réseaux sociaux. Dès la
fin des années 90, nous avons pu constater sur internet deux
comportements, entre internautes qui utilisaient le web comme
moyen d’ouverture et une grande majorité qu’il confortait dans
leurs convictions. Cette logique d’opinion semble s’être propagée
avec une célérité inouïe, et en 15 ans, elle triomphe sur les
réseaux sociaux et plus généralement dans les médias. Nous
pourrions imaginer que cette volonté de prendre le pouvoir,
d’avoir toujours raison, serait l’apanage de la Génération Y, «
adultes rois aux égos surdimensionnés » , comme les désigne le
psychologue clinicien Didier Pleux , auteur de De l'adulte roi au
tyran roi. Il n’en est rien : le fossé générationnel semble
s’estomper dans l’application sans merci d’une guérilla contre les
institutions, l’information, les études, les universitaires, les
auteurs, les élus et les journalistes. Si les « sciences dures »
font rarement l’objet de remise en cause, les tenants des sciences
politiques et sociales sont délégitimées par les réseaux sociaux :
dans une misologie refoulée ou affirmée, l’internaute se considère
comme un expert du Moyen-Orient, de la géopolitique, de la
communication de crise, de l’étude des médias et particulièrement
de la sociologie d’internet, même si nombre d’analyses émises
n’ont aucun caractère scientifique. Et gare aux spécialistes,
analystes et universitaires qui tenteraient d’apporter du savoir
face aux croyances hétéroclites qui peuplent les réseaux sociaux.
Ils risquent l’excommunication et l’opprobre, le « MDR ». Ceci est
d’autant plus intéressant que plus les internautes semblent
informés et en relation permanente avec plusieurs centaines de
personnes, plus semble prévaloir cette logique d’opinion qui
supplante les thèses les mieux étayées.
Dans son livre La transparence en trompe-l’œil , Thierry
Libaert nous prévenait dès 2003 de la surabondance de
l’information qui tend à niveler les informations et à noyer une
information dans un océan d’images et de commentaires jusqu’à
l’insignifiance. Ainsi information, commentaires, opinions
fusionnent pour répondre à l’instant, à l’instance des réseaux
sociaux et le public rejette l’analyse, la trouve épuisante, s’en
méfie et passe d’une émotion à l’autre dans d’incessantes vagues
de colères, d’indignations, d’invectives, de rires, d’euphories,
de dysphories dans un flux d’informations dissociées et dénuées de
tout contexte. Twitter, ses 140 caractères et sa Time Line
contribue à ce flux et reflux. L’obsolescence de l’information sur
Twitter intervient en quelques centaines de minutes, que ce soit
la fuite d’un dictateur, la panne d’un train de banlieue ou un
Tweet décalé d’un personnage politique : tout est placé sur le
même plan. Le 23 décembre 2012, en Syrie un raid aérien sur une
boulangerie à Halfaya a fait 60 morts et plus de 50 blessés dans
un état critique. Cette information n’est restée que quelques
heures dans la Time Line du Twitter francophone, rapidement
devenue insignifiante. Le sociologue Zygmunt Bauman évoquait, dans
son livre « Le présent liquide », le culte de l’éphémère, de
l’information jetable, des obsessions et des névroses collectives
: le flux de Twitter, tendu, nerveux, discontinu semble relever de
cette succession de présents liquides.
Ainsi, l’opinion a plus de saveur, de couleur et soulève plus
d’émotion que l’analyse. Le problème qui se pose concerne
particulièrement la quasi impossibilité de produire une analyse
dans la société de l’éphémère : en compétition avec l’émotion, les
convictions et les croyances, elle est balayée par un « LOL », une
plaisanterie, une colère ou même un applaudissement. Barack Obama
ne s’est pas trompé : si sa campagne en ligne de 2008 était fondée
sur la co-création, celle de 2012 se focalisait sur les répliques
du tac au tac.
Pensée fragmentée, stress et manipulation
Cette obsession de l’instant, cette frénésie d’informations,
ces passages d’un sujet à l’autre en quelques caractères, modulent
nos enchaînements de pensées et fragilisent notre capacité de
concentration et de discernement. Cette course irrésistible vers
le présent interdit à beaucoup de lire un article jusqu’au bout,
tant il est urgent de passer d’un titre à l’autre, d’un buzz à
l’autre. Je postule que ce bourdonnement assourdissant conduit à
une pensée fragmentée, où les sujets se suivent sans lien les uns
avec les autres et démobilise progressivement l’esprit critique au
profit de « bastions éclairés », c'est-à-dire un renfermement sur
des croyances et idéologies appuyés par des sophismes. A l’inverse
de ce que l’on peut imaginer cette liberté égalitaire d’internet
où chacun se croit en devoir de produire de l’information favorise
la manipulation. Dans ce monde, Apple , érigé en religion par ses
fidèles, détrône l’extraordinaire découverte du Boson de Higgs
avec la sortie de l’iPhone 5 dans l’actualité des internautes en
2012.
Dans le même registre, le conditionnel, de plus en plus utilisé
par les médias, devient une vérité et une formule, une analyse.
C’est ce qu’appréhende un public devenu liquide, qui coule d’une
information à l’autre : aucune analyse étayée plus profonde que le
billet d’un blog ne le retient. Le public tourbillonne autour d’un
bon mot ou une information contraire à son opinion, ralentit lors
d’un choc émotionnel puis continue sa course. Un conditionnel
répété devient une information, tout comme l’expression d’une
opinion. Pour Marc Lits de l’Université Catholique de Louvain, «
L’information ne se réduit pas à des news, des datas, ce que
disait déjà Mieke Bal quant elle avançait qu’un récit est un
mélange de données cognitives et d’affects. » Mais qu’advient-il
de la capacité cognitive du public lorsqu’il est assommé de news
et qu’il ne semble exister que dans sa possibilité de produire de
l’information dans un internet constitué d’« un puzzle inachevé en
même temps que d’étranges coalitions d’idées, de croyances, de
doctrines composites. » ? Car pour exister dans la société en
réseau, il est urgent de produire et de reproduire. Il y a une
discrimination sensorielle entre la lecture complète d’un article
de fond et l’écriture d’un statut Facebook qui permet d’être
gratifié d’un « like » qui apporte une reconnaissance immédiate.
Il y a une forme de désespérance à vouloir ainsi convoquer les
membres de son réseau dans l’espoir d’une reconnaissance aussi
minimaliste qu’un « like » ou un « retweet ». Elle correspond aux
attentes d’une société de la satisfaction immédiate de ses désirs,
qui affecte particulièrement de nombreux jeunes adultes, à l’image
de l’exemple cité en début de cet article : le désir de célébrité
des candidats de la TV réalité et celui d’être - sans délai -
l’expert reconnu pour un jeune diplômé procèdent du même mécanisme
infantile, de la satisfaction immédiate de ses désirs et de la
pensée magique.
L’internaute est acculé à l’urgence, à sa volonté de multiplier
ses « amis » Facebook, érigés en système de vie. On produit des «
amis Facebook » ou des followers sur Twitter, tout comme on
produit de l’information, avec la volonté d’être un « e-influenceur
» dans une confusion entre popularité et influence : ici encore,
il est urgent de multiplier ses « amis » virtuels. S’il est
indéniable que des liens profond se tissent sur les réseaux
sociaux – 1 américain sur 8 marié en 2008 a rencontré l’âme sœur
sur internet – dans de nombreux cas le lien et la personne reliée
sont considérés comme de l’information, au même titre qu’un statut
Facebook , faute du temps humain nécessaire pour entrer en une
véritable relation, même brève. L’être n’est pas déshumanisé dans
cette relation, il n’est plus qu’information, donc au niveau le
plus bas de la hiérarchie de l’univers. Personne n’est à accuser
de cette désacralisation de l’humain, elle est le fruit d’une
dérive structurelle des réseaux sociaux où les sollicitations de
contacts sont permanentes. Nous pouvons cependant imaginer qu’il y
a quelque chose de morbide dans la course effrénée que certains
mènent à vouloir développer ainsi le nombre de contacts virtuels,
à l’instar des addicts du jeu. Mais hors ces cas pathologiques, il
y a l’habitué des réseaux sociaux, hyperconnecté, hyperactif et
hyperinformé. Dans son excellent livre Le culte de l’urgence , la
sociologue et psychologue Nicole Aubert postule que cette
hyperactivité conduit à une « altération du comportement qui se
manifeste par une grande irritabilité, une forte nervosité et une
capacité à se mettre en colère de façon fréquente, injustifiée et
imprévisible. »
Postulons que cette pensée fragmentée assaillie par les
émotions conduit progressivement à une perte de la capacité de
concentration des publics. Pour le docteur Maryanne Wolf,
directrice du Centre de recherche sur la lecture et le langage de
l’université Tufts , « Avec le numérique, notre attention et notre
concentration sont partielles, moins soutenues. Notre capacité de
lecture se fixe sur l’immédiateté et la vitesse de traitement.
Nous privilégions une forme de lecture qui nous permet de faire
plusieurs tâches en même temps dans des larges ensembles
d’information. Les supports numériques ont tendance à rendre notre
lecture physique (tactile, interactions sensorielles…) tandis que
le lire nous plonge plutôt dans un processus cognitif profond. »
Nicholas Carr expliquait à ce propos : « La chose la plus
effrayante dans la vision de Stanley Kubrick n’était pas que les
ordinateurs commencent à agir comme les gens, mais que les gens
commencent à agir comme des ordinateurs. Nous commençons à traiter
l’information comme si nous étions des nœuds, tout est question de
vitesse de localisation et de lecture de données. »
Pire, les publics ont le sentiment de gagner en liberté par
leur participation effrénée à la production d’informations. Mais
cette production est tellement fragmentée dans un flux incessant,
soumise aux émotions, dans une confusion entre contacts,
information et commentaires, qu’au contraire, la manipulation par
l’émotion, le cadrage menteur, la séduction, l’amalgame affectif,
le signe, l’indice, devient aisée.
Ainsi la liberté d’internet qui permet à des informations
autrefois absentes d’exister a muté pour s’emparer de
l’instantané, du facile, ce qu’en France le mouvement « Les
pigeons » a bien compris dans sa démarche faîte d’images et de
textes simplistes méticuleusement maquillés en saut d’humeur et
spontanéité.
Faussaires volontaires et involontaires
D’égalitaire et de libertaire, la société de l’information
devient égalisatrice et liberticide, l’industrie du « faking », du
faux, de l’usurpateur, se développe dans une surenchère étonnante
: ainsi à peine le Web 2.0 était-il proclamé par des marqueteurs,
que des prophètes du Web 3.0 apparaissaient, à peine le livre de
Christian Salmon sur le storytelling était-il édité en France que
des gourous en narratologie proposaient leurs conseils. Ce monde
de l’éphémère est fait de comportementalistes, de coachs en toutes
disciplines, de « libres penseurs » et autres « chercheurs
indépendants » prêts à se saisir de toutes les modes et
opportunités pour mieux les enrober d’emprunts plus ou moins
savants à des études scientifiques. Le pire, ce ne sont pas les
médias ou les éditeurs qui prêtent voix à cette forme subtile
d’imposture qui produit de la médiocrité, mais parfois même
l’Université qui leur abandonne quelques heures de cours. Certains
en profitent pour de se déclarer « universitaire » alors qu’il
faut être Docteur, Maître de Conférences ou Professeur et chargé
de recherches pour prétendre l’être : qu’importe, dans le
tourbillon des réseaux sociaux, les deux sont placés sur le même
plan, derrière le paravent de spécialiste ou d’expert, convoqué
par les médias.
Dans cet univers aux miroirs déformants, Antoine Sfeir,
directeur des Cahiers de l'Orient, est supplanté par la militante
féministe Caroline Fourest lorsqu’il s’agit de s’exprimer dans les
médias sur le monde musulman : le premier est analyste, la seconde
a un conflit personnel avec l’islamologue et très religieux Tariq
Ramadan qu’elle règle volontiers sur un plateau télévisé. Le
premier demande de se saisir de savoirs, la seconde de prendre
position : dans les médias en concurrence avec internet, aussi,
l’opinion prévaut à l’analyse.
De même, alors que la tectonique des plaques géopolitiques est
inquiétante, les médias se sont focalisés en France, fin janvier
2013, pendant 72 heures, sur la sortie de prison de Florence
Cassez au Mexique : alors qu’en soi cette information était brève,
il y a eu une construction de l’émotion sans aucune mesure avec
l’importance de l’information. Dans cette conception étrange de
l’information, la journaliste Ruth Elkrief s’érigeait en juge de
l’affaire Florence Cassez en déclarant le 24 janvier 2013 sur BFM
TV « Florence Cassez est innocente, mais pas innocentée. »
Surprenante analyse qui pourtant est restée inaperçue. Ainsi, la
manipulation ne vient pas toujours des tenants du pouvoir : elle
est le fuit de prétentions, de volontés de reconnaissance, de mise
en scène de soi, parfois jusqu’à l’absurde, dans une course qui
mime les candidats de la téléréalité, téléréalité dont se
rapproche le traitement de l’information par les médias qui
allaient jusqu’à nous indiquer le menu de DSK dans un restaurant
de New York lorsque celui-ci était sous les feux de l’actualité en
2011 ou lorsque BFM, chaine d’information continue française, nous
révélait fin janvier 2013 « «Florence Cassez va manger des frites
en famille» . Nous pourrions multiplier ces exemples. Il y a une
forme d’influence, faite de manipulations fragmentées en de
multiples acteurs dont les voix concordantes finissent par porter
car elles maîtrisent parfaitement les codes qui conduisent de la
vacuité à la reconnaissance. Et elles trouvent pignon sur rue :
une imposture initiée sur Facebook, Twitter ou un blog, se
développe sur les plateaux télévisés et enfin se légitime à
l’Université. Ces voix, séductrices, ont su développer un
vocabulaire savant et enjôleur et bâtissent des ponts
approximatifs entre des disciplines pour mieux s’emparer de
quelques mots doctes dont elles feront commerce. Lorsque qu’une
pseudo-analyse flatteuse est sans cesse répétée, elle devient
rapidement plus prégnante dans la société de l’urgence que toute
étude de fond : malheureusement, la gestion de crise et la
communication de crise n’échappent pas à cette indigence ambiante,
tout particulièrement et logiquement dans la sphère internet.
Illustrons notre propos par l’autopsie d’un maraudage : le Web
3.0, avatar prétentieux du déjà très approximatif Web 2.0. Une
fois proclamé « eux, ils ne sont que 2.0, nous nous sommes déjà
3.0 !», il fallait évidemment trouver un contenu à cette
affirmation stupéfiante. Elle fut toute trouvée en 2006 : le Web
3.0, ce sera le Web sémantique. Cette terminologie radieuse est
issue de l’excellent article « The Semantic Web » de Tim
Berners-Lee, James Hendler et Ora Lassila publié dans Scientific
american en mai 2001, qui évoque la possibilité d’associer le Web
avec des objets logiciels et un moteur d’inférence (intelligence
artificielle), schématiquement, pour faciliter l’accès aux
données. Le Web 3.0 se voudrait Web sémantique pour de multiples
gourous qui ont fait de cette terminologie leur trophée. Alors
comment expliquer que l’article « The Semantic Web » n’a été
expédié que 6 fois sur Twitter depuis sa page d’origine ?
Pourtant, le terme, rien qu’en anglais, renvoie à plus de 9
millions de pages sur le moteur de recherche Google. Surtout, Tim
Berners-Lee, James Hendler et Ora Lassila n’ont jamais évoqué
spontanément le Web 3.0. Et si Berners-Lee a effectivement fait le
lien entre Web sémantique et Web 3.0, c’était uniquement dans une
réponse donnée en 2006 à la journaliste Victoria Shannon . Tim
Berners-Lee a ensuite regretté d’avoir utilisé la terminologie Web
sémantique qui, pour son auteur, prête à confusion pour lui
préférer la terminologie Web des données , évidemment moins
attractive. Mais qu’importe, Wikipédia fait le lien entre les
auteurs, le Web sémantique et le Web 3.0, avec des raccourcis
discutables, ce qui permet à une myriade de consultants Web
d’instrumentaliser Tim Berners-Lee, inventeur du World Wide Web ,
pour justifier leur offre.
Cette falsification prend facilement forme car elle est
présidée par de la séduction : la terminologie est magnifique,
elle valorise ses porteurs. Elle peut même trouver des
explications simplistes mais séduisantes pour des personnes issues
du management ou d’écoles de communication, peu informées des
systèmes formelles, une branche avancée des mathématiques qui
régit le Web des données.
Et la dénaturation du Web des données issue de l’industrie du
faking (du faux) a Wikipédia pour complice involontaire, mais
structurel, nous allons y revenir.
Dans ce monde fragmenté, liquide où « nous transférons notre
intelligence dans la machine, et la machine transfère sa façon de
penser en nous », il suffit de quelques sources différentes, de
mots doctes et séduisants pour construire de toute pièce un
artefact communicationnel qui produira une pensée faussée,
médiocre, mais commune. Dans un second temps l’artefact finira par
être confondu avec une analyse. Pour Nicole Aubert, l’urgence « ne
laisse plus le temps humain de la réflexion créatrice ». Ainsi la
pseudo-analyse sera reproduite, commentée, ceci en toute honnêteté
pour s’élever en dogme, reproduit par des faussaires involontaires
qui célébreront l’imposteur initial : plus l’information circule
rapidement, plus elle est dense, plus la manipulation est aisée.
Google, par sa tyrannie, est complice de cette manipulation. Dans
l’urgence, l’internaute se concentre sur les premiers résultats
fournis par le moteur de recherche. Ainsi, mieux vaut être bien
référencé sur Google avec un billet de blog pour avoir pignon sur
rue que mal référencé pour une analyse scientifique. D’ailleurs,
Google l’a compris : le moteur de recherche choisit de fournir des
résultats populaires au risque d’être abandonné par les
internautes. Pour ceux qui désirent approfondir leur savoir, le
moteur de recherche propose une section spécifique, Google Scholar
, qui référence les articles à caractère scientifique.
Le rejet du savoir au profit du banal éphémère
Manuel Castells écrivait en août 2006 « Torturer un corps est
bien moins efficace que façonner un esprit. Voilà pourquoi la
communication est la pierre angulaire de la puissance. » De la
société de l’information, nous sommes passés dans une société de
l’éphémère, de l’émotion, du commentaire, de l’information
divertissement, de l’artefact : alors qu’internet offre la liberté
de s’informer longuement, d’accéder aux rapports et analyses, de
mettre en exergue une information méconnue et se forger un esprit
critique, les réseaux sociaux ont choisi le camp adverse, celui de
l’information jetable, de l’insignifiant, du résumé en 140
caractères, de la vidéo d’une minute, de l’image réductrice, du «
Like » et du Buzz, qui se succèdent l’un à l’autre. Manuel
Castells, professeur de sociologie à l’Université de Berkeley en
Californie, analyste mondialement reconnu de la sociologie
d’internet, précurseur, est célébré dans la communauté
scientifique. Cependant, ses conférences en France retransmises en
direct ne sont suivies en ligne que par quelques dizaines de
personnes parmi les milliers de spécialistes en réseaux sociaux,
eRéputation ou encore les community managers, bloggeurs et
journalistes web. Aucune TV, aucune radio n’a invité Manuel
Castells lors de sa venue en France en 2011 : pour faire les
plateaux TV, mieux vaut expliquer dans un vocabulaire alambiqué
une absurdité telle que « dans le non-verbal, compter sur les
doigts permet de démontrer que l’on est dans un système binaire »
qu’être un scientifique reconnu mondialement.
Le triomphe du pseudo savoir est assez curieusement le fruit de
la compétition qui s’exerce sur les réseaux sociaux. Pierre
Bourdieu l’expliquait déjà concernant le journalisme « la
concurrence, loin d’être génératrice d’originalité et de
diversité, tend souvent à favoriser l’uniformité » , phénomène que
Jean Baudrillard nommait « le degré Xerox » d’une société de la
reproduction des idées accessibles au plus grand nombre,
magnifiquement représentée dans l’œuvre d’Andy Warhol. Les
utilisateurs forcenés des réseaux sociaux préfèrent la conformité
à l’originalité, mais adorent la nouveauté : un iPhone un peu plus
grand ou qui découvre la couleur blanche fait l’événement. Le Web
recycle plus qu’il n’invente, conforte les idées reçues et les
croyances plus qu’il ne créé dans « un ensemble de présupposés et
de croyances partagées » . Ce conformisme est renforcé par un
ensemble de codes et signes propres aux réseaux sociaux, poke pour
Facebook, hashtag pour Twitter ainsi qu’un vocabulaire alambiqué
en franglais, dont ne se séparent pas les geeks , spécialistes du
Social Quelque Chose ou du Digital Quelque chose, pour mieux
évoquer des buzz. Ces compositions sémantiques permettent
d’entretenir l’illusion de la nouveauté, de focaliser l’imaginaire
sur le plus petit dénominateur commun loin de tout « processus
cognitif profond ». Cet ensemble de sous-cultures composites se
nourrit d’un perpétuel présent, ne laisse aucun répit à l’esprit,
interdit l’édification d’une pensée profonde et stratégique :
logiquement puisque la stratégie s’inscrit dans la durée et non
dans l’instant. Ces sous-cultures abandonnent ainsi à d’autres une
partie de leur pouvoir de savoir, de penser, d’inventer, de
prévoir, de gouverner, alors que c’est précisément ce qu’elles
revendiquent, et pire, pensent détenir et farouchement protéger.
Wikipédia participe à ce nivellement démocratique. L’idée
originelle est celle de l’encyclopédie ouverte : magnifique. Le
problème de Wikipédia est de permettre des contributions anonymes,
totalement libres en comptant sur une forme savamment orchestrée
d’autocontrôle par les contributeurs. Une erreur : Wikipédia a
muté d’une encyclopédie du savoir en une encyclopédie du banal.
Ainsi ouverte à tous les contributeurs, la structure des articles
les plus discutés sur Wikipédia ressemble pour beaucoup à un
exposé de lycéen. Je laisse au lecteur le soin de méditer sur
cette phrase issue de Wikipédia pour en mesurer sa vacuité
encyclopédique : « Comme le web 2.0, le web 3.0 tend à développer
un certain nombre d'outils et de services permettant de répondre à
des besoins de plus en plus forts de la part des internautes.
Ainsi on voit émerger des représentations graphiques des réponses
à ces besoins tels que la pyramide de Maslow du web 3.0 » Le choix
démocratique des articles est également discutable, lorsque l’on
voit la place laissée à Justin Bieber , jeune chanteur de 18 ans
dont Wikipédia conte… les amourettes : l’encyclopédie libre a
ouvert ses portes à l’insignifiance évoquée par Thierry Libaert.
Son système « démocratique, libre, anonyme » en fait une
encyclopédie du banal, voir une encyclopédie d’opinion si on
s’attache non au contenu qui se veut informatif, mais au choix des
articles qui résulte de l’intérêt des contributeurs pour tel ou
tel sujet. Wikipédia est l’empire de l’insignifiant : stupéfait,
j’ai vu un jour une page qui m’était consacrée apparaître, les
éléments biographiques étaient certes flatteurs, mais déformés.
N’étant ni directeur de recherche, ni une personnalité à ce point
indispensable, j’ai écrit au président de Wikimedia France pour
demander la suppression de ma page, il m’a poliment répondu le 5
décembre 2011 « Il me semble difficile de proposer à la communauté
de supprimer votre page parce que vous rentrez dans les critères
d'admissibilités de Wikipédia » : il m’a fallu des mois et user de
patience pour enfin disparaître de Wikipédia le 12 avril 2012,
entre temps j’ai pu apprendre me concernant une multitude de
choses que j’ignorais.
C’est d’autant plus inquiétant que structurellement une
recherche sur Google conduit inévitablement à Wikipédia, aux
articles approximatifs et aux choix d’articles pour le moins
discutable : comment expliquer à des lycéens que la sulfureuse
Loana , non, ce n’est pas la même chose que Zygmunt Bauman, alors
que Wikipédia, dans sa logique d’opinion, a un article consacré à
Loana deux fois plus important en volume que celui consacré au
sociologue Zygmunt Bauman qui a construit un modèle de pensée ?
Comment expliquer, qu’un jour, un administrateur de Wikipédia, qui
se décrit comme Geek, a décidé de la suppression immédiate de la
page consacrée à la communication sensible, alors que cette
nouvelle discipline de la communication est enseignée à l’UCL,
fait l’objet d’une thèse de doctorat et que dans le même temps, l’
« encyclopédie » consacre à l’ex-prostituée Zahia un article très
long avec une section « Collaborations artistiques » ? Dangereuse
médiocratie qui explique que j’interdis l’utilisation de Wikipédia
à mes étudiants .
Communication de crise, artefacts et théorie du soupçon
« Lorsqu’on est dans un contexte où l’usage des techniques de
manipulation est fréquent, il n’est pas rare que les auditoires se
protègent, instinctivement ou volontairement, de toute entreprise
de conviction, y compris lorsqu’elles sont légitimement
argumentatives.» Philippe Breton, 1999
Nous venons de le voir, les publics n’ont plus le temps
d’intégrer une actualité, de l’analyser que celle-ci est balayée
par une autre instance. De même, il est aisé dans ce temps
compressé d’être trompé par des raccourcis, noyé dans
l’insignifiant, détourné par l’invective, égaré par de pseudos
savoirs mêlés de croyances et d’impostures.
S’est développée une théorie du soupçon. Les scientifiques sont
soupçonnés d’être trop complexes, les entreprises d’être des
monstres au service de l’argent, les politiques des manipulateurs,
les syndicats des irresponsables, les journalistes des ignares et
l’ENA ou Harvard de produire des imbéciles, dans des affrontements
permanents. Alors, les publics liquides préfèrent s’écouler dans
les vallées plutôt que de grimper les sommets. Les politiques de
l’extrême l’on bien comprit, profitant des suspicions et de la
possibilité de jouer de sophismes pour combler, par l’émotion la
complexité, encore plus particulièrement en situation de crise.
Nous avons pu le voir en janvier 2013. Le mouvement islamique
Harakat Al-Shabaab Al Mujahideen exposait, par son service de
presse, sur les réseaux sociaux et dans une mise en scène macabre
le corps du soldat français tué dans l’opération de libération
d’un otage détenue par cette organisation en Somalie : corps
déposé sur un drap et entouré des armes du militaire. Nombre
d’internautes français ont relayé cette image et certains les
communiqués de presse de cette organisation terroriste. A tous
ceux qui s’en offusquaient, les internautes rétorquaient en
plaçant sur le même plan les journalistes et les terroristes dans
la fabrique de l’image. Cette confusion, entre communication d’une
organisation terroriste et le rôle d’informer de la presse,
pourrait sembler être le fruit d’extrémistes complice des
terroristes : ils sont pourtant émis principalement par des
citoyens dans la norme. Ainsi, les journalistes n’échappent pas à
cette règle qui veut que l’individu derrière son écran se veut
plus légitime que toute institution, y compris la presse. Si un
acteur légitime, journaliste de guerre, pompier, médecin,
universitaire etc. est décrié sur les réseaux sociaux, nous
pouvons comprendre à quel point les acteurs directement mis en
cause, illégitimes en raison de la nature de leur activité,
peuvent éprouver des difficultés à communiquer en situation de
crise. D’autant plus qu’il est facile de disqualifier une
communication de crise : il suffit de dire qu’il s’agit de
communication. Car il est vrai qu’à force de communication
frelatée, le soupçon peut être justifié : il suffit de mesurer les
écarts entre la communication sur la responsabilité sociétale des
entreprises (RSE) et la réalité du terrain. Thierry Libaert vous
conseillera, pour connaitre la réalité d’une politique RSE, de
lire le rapport financier de l’entreprise et non le rapport RSE .
Ainsi, les publics réalisent ce qu’Umberto Eco , professeur de
sémiotique à l’Université de Bologne, nomme « les gaspillages
interprétatif » avec le risque d’une « surévaluation des indices »
et « une propension à juger significatifs les éléments les plus
immédiatement apparents » . C’est précisément ce que la société de
l’urgence a pour conséquence : l’indice devient preuve par la
magie de la surinterprétation et même le soupçon est supplanté par
la défiance. Cette donne permet de fabriquer de toute pièce des
artefacts de communication destinés à induire les publics en
erreur. Aussi l’argument est confondu avec du discours : mais
alors qu’argumenter procède d’une logique honnête , le discours
peut être manipulateur, notamment en communication de crise.
Certains jugent plus aisé de jouer sur les perceptions et les
indices que la compréhension : Facebook victime d’un bug qui s’est
produit en 2012 était accusé de laisser paraître des messages
personnels postés en 2009 au plus grand nombre. Pour sa défense,
le géant des réseaux sociaux a évoqué « Les internautes ont
simplement oublié comment ils utilisaient le Wall [Mur] à l'époque
», c’est à dire qu’ils étaient peu soucieux de leur vie privée. A
notre grande surprise, l’explication, pourtant faible, du géant
des réseaux sociaux a séduit les spécialistes de la eRéputation,
qui ont fortement relayé Facebook, prêts à se moquer de ces
utilisateurs inconsistants qui ignoraient les risques d’internet.
Pourtant, en 2009, le sujet de l’époque était justement, le droit
à l’oubli : dans le monde de l’instantanéité, 2009 paraît être un
autre âge, Facebook l’a compris pour agir sur nos perceptions.
Il est devenu très difficile d’entreprendre une communication
de crise responsable, pédagogique, honnête : le public attend un
mot, demande de se faire une opinion en 140 caractères, en un
statut Facebook ou une vidéo de 2 minutes, exige de l’émotion, de
la vraisemblance sous couvert de transparence et analyse plus la
forme que le fond. Comment, lorsque l’on vient d’une industrie
décriée, expliquer la nature d’une crise ? Comment sans en avoir
le temps, peut-on convaincre de la complexité d’une situation ? Ce
n’est pas facile : dans le monde de l’éphémère, du perpétuel
présent, de l’information jetable et du « LOL », le discours
trompeur s’avère plus efficace que l’honnête explication, la
manipulation plus aisée que l’éclairage pédagogique.
Le destin tragique du Web 2.0
Le Web 2.0 est le fruit d’un malentendu. Dès sa naissance,
internet a été utilisé dans le cadre d’échanges entre groupes
d’individus, il était donc « social » avant que les marqueteurs ne
décident de déclarer un Web 2.0 qui serait social en remplacement
d’un Web qui ne l’était pas : il suffit de lire « La galaxie
internet » de Manuel Castells écrit en 1999 pour se rappeler que
Usenet, dès 1979 était un système de forums en réseaux. En
revanche, il est vrai que son utilisation s’est démocratisée et
affranchie de barrières technologiques progressivement. Son accès
au plus grand nombre, positif sur de nombreux points, conduit
cependant – et plus particulièrement depuis les usages mobiles
d’internet – à une socialisation d’un banal survalorisé qui capte
toutes les intentions. Il produit une pensée fragmentaire et
superficielle d’individus soumis au devoir de produire de
l’information, où même l’humain devient une information dans une
relation liquide. Internet ouvrait la porte aux savoirs, à la
connaissance, aux bibliothèques du monde entier, à la possibilité
de tisser des liens entre individus pour réaliser des
constructions conjointes.
Il a profondément muté pour laisser place à l’urgence de
produire de l’information, de l’opinion, de l’insignifiant, de
l’éphémère, dans un évanouissement sans lendemain et un
égalitarisme béat. Tocqueville écrivait « Les nations de nos jours
ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas
égales ; mais il dépend d'elles que l'égalité les conduise à la
servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la
prospérité ou aux misères.»
Ainsi, le Web 2.0 a peut être pour destin tragique de nous
distraire plus que de nous informer, de nous dispenser de lectures
profondes au profit de quelques caractères, de nous conforter dans
nos opinion plutôt que de développer l’esprit critique, de nous
contraindre à l’instant, de construire une société du « LoLesque
», pressée par ses désirs, une société du banal qui cherche à se
débarrasser de ses angoisses par une production répétée de soi,
jusqu’à l’absurde - s’il le faut -, dans un perpétuel et
insignifiant présent.
DH.
Didier Heiderich est Ingénieur CESI, président de
l’Observatoire International des Crises et fondateur du Magazine
de la Communication de Crise et Sensible. Consultant et formateur,
il forme et accompagne depuis plus de douze ans les entreprises et
institutions en situation de crise, en France et à l’étranger
(Europe, Afrique, Magreb, Moyen-Orient, Orient,...) et intervient
régulièrement à l’ENA, l’IHEDN ou encore l’Université de Genève.
Maitre de conférences invité en Relations Publiques à l'UCL
(Belgique), il enseigne au niveau Master dans plusieurs grandes
écoles et universités. Il est l'auteur de "Rumeur sur Internet"
(Village Mondial, 2004) et de "Plan de gestion de crise" (Dunod,
2010) et a participé à de nombreux ouvrages. Enfin il écrit
régulièrement dans la presse spécialisée ou nationale.
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