Géopolitique : le Président face au défi de
l'information
Par Didier Heiderich
« La France n'est pas un problème. La France est la solution
», François Hollande, discours du 22 janvier 2012 au Bourget
Il reste très peu de territoires encore inexplorés sur la
terre. Et même si la visite sur le terrain de certains milieux
hostiles ou reculés n’est pas donnée à tout le monde, les moyens
de cartographie très pointus dont nous disposons nous permettent
de dessiner avec une précision extrême la carte de notre planète.
Paradoxalement, le monde n’aura jamais été aussi incertain,
chancelant, dangereux. On ignore de quoi sera fait demain. Le
monde est en mouvement perpétuel, les plaques tectoniques
s’animent et leurs mouvements nous échappent : l’axe de rotation
géopolitique de la planète vacille. Dans ce contexte où les
événements dépassent l’entendement, le Président élu le 6 mai
hérite d’une France rabougrie, effarée ; une France où l’étranger
vient pour travailler et non en quête de gloire et de succès, une
France qui ne fait plus rêver.
Faire les choix appropriés, prendre les décisions qui
s’imposent sans hypothéquer l’avenir,
sans compromettre le lendemain,
conjuguer les contraires : autant de moments où la lucidité doit être convoquée.
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Pour le Président et les français, la France n’a pourtant pas
oublié le rôle qu’elle jouait sur le plan international et
cherchera sans nul doute à peser de nouveau sur le monde.
L’instabilité du monde et les désillusions d’une Nation qui
cherche sa place désormais dépassée ne sont pas sans influencer la
vision du politique, une vision sensiblement plus subjective.
Faire les choix appropriés, prendre les décisions qui s’imposent
sans hypothéquer l’avenir, sans compromettre le lendemain,
conjuguer les contraires : autant de moments où la lucidité doit
être convoquée. Car les écueils sont légion : comment distinguer
le réalisme du réel, le vraisemblable du vrai, en somme la carte
du territoire ? L’enjeu pour François Hollande est de taille, car
bien souvent, c’est dans ce qui n’est pas clairement énoncé que se
trouvera l’essentiel de l’information dont il a besoin pour
gouverner : au-delà de l’infrastructure composite et soumise à la
pression démographique, au-delà du décalage entre la
représentation du réel et le réel. Car c’est de cette
infrastructure que naissent les crises géopolitiques, celles qui
surprennent, celles qui bousculent la marche du monde, qui
sidèrent des politiques, que caractérise un champ visuel
restreint. Si l’on ne sait pas de quoi est fait l’avenir on peut
quand même entrevoir des crises internationales se dessiner. Pour
les affronter, François Hollande devra faire preuve de
clairvoyance.
L’invention de la réalité
« Accepter
une
croyance
et l'intégrer dans une conception
du monde,
c'est
perdre la
capacité de revenir en arrière
et de la
remettre en question
» - Gabriel Stolzenberg
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Le 12 janvier 2011, Michèle Alliot-Marie alors Ministre d'État,
ministre des Affaires étrangères et européennes, prend la parole à
l’Assemblée Nationale sur le début des révoltes en Tunisie « le
savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de nos forces de
sécurité, permettent de régler des situations sécuritaires de ce
type ». Rétrospectivement, nous pouvons nous demander comment un
ministre des Affaires Etrangères a-t-il pu aller à contresens de
l’Histoire ? Quelles sont les raisons qui ont conduit Mme
Alliot-Marie à faire une lecture aussi erratique d’un événement
majeur dans l’Histoire de la Tunisie et qu’elle qualifie de «
situations sécuritaires », en somme d’incident ? Par ignorance,
probablement. La sienne tient certainement à une erreur
d’interprétation personnelle. La Ministre a-t-elle tenu compte des
rapporteurs sur place ? Leur lecture était-elle d’ailleurs
erratique car guidée par une volonté de défendre une position qui
était la leur ? Quoiqu’il en soit, c’est l’ignorance qui fait le
nid des erreurs de gestion des crises. L’ignorance se forge en
premier lieu dans les croyances. Ce sont elles qui orientent la
pensée, filtrent les informations, réécrivent et réinterprètent
l’Histoire. « Accepter une croyance et l'intégrer dans une
conception du monde, c'est perdre la capacité de revenir en
arrière et de la remettre en question » écrivait Gabriel
Stolzenberg dans « L'invention de la réalité. » Ainsi se dessinent
des cartes du monde erronées. Là où la stabilité est imaginée, le
sol est rongé. Une des erreurs les plus fréquentes serait de
croire que plus une autorité est affirmée, plus un bloc ou un pays
est stable. Or, les crispations dans un calme apparent révèlent
bien souvent des fragilités sous-jacentes. De la même façon, les
lieux communs brident la vision du monde des gouvernants, et en
premier lieu la realpolitik. Ainsi, focalisé sur le péril
islamique, le gouvernement français protégeait les régimes
dictatoriaux, à l’image de la Syrie de Bachar el Assad, censé
préserver la stabilité du Liban, de la Tunisie de Ben Ali qui
garantissait l’équilibre du Maghreb, la Libye de Kadhafi ou encore
l’Egypte de Moubarak, rempart d’Israël dans une zone instable.
Ce que
François Mitterrand
décrivait dans son discours d’investiture du 21 mai 1988
comme «
la lenteur de l’Histoire prise au
piège de
ses habitudes »
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Cette volonté d’imposer une stabilité fondée sur des Etats
forts a masqué pendant des années les revendications des peuples
arabes et leur volonté d’accéder à la liberté. Ainsi soumis à
l’effet de sidération propre à toute crise, plutôt que
d’accompagner les peuples arabes dans leur volonté démocratique,
le premier réflexe fut de chercher à protéger des équilibres
existants, ce que François Mitterrand décrivait dans son discours
d’investiture du 21 mai 1988 comme « la lenteur de l’Histoire
prise au piège de ses habitudes » . Mais ce même François
Mitterrand, analysait Jean François-Poncet, n’avait pas su gérer
la dimension symbolique de la chute du Mur de Berlin. Le mandat du
nouveau président a débuté coincé entre l’enclume de la
fragilisation de la France et le marteau des marchés financiers.
Aussi est-il nécessaire que sa pensée ne soit pas forgée par ces
pressions, dans une vision financière du monde, par essence
courte-termiste. La polarisation de la pensée politique invente
une représentation de la réalité qui ferait place au réel. Guidé
par la peur, le Président pourrait céder à cette réalité inventée
et au final se tromper d’Histoire.
Le défi de l’information
« Ils sont incapables de comprendre les problèmes
fondamentaux de cette civilisation puisque leur pensée et leur
vision du monde correspondent exactement à la situation qu'ils
reflètent et reproduisent sans cesse. » - Wilhelm REICH
La polarisation de la pensée politique invente une
représentation
de la réalité qui ferait
place au réel.
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Le Président devra se défaire des miroirs déformants. Les notes
des ambassades, les analyses géostratégiques, les instituts et les
think tanks se sont trompés sur la cinétique du monde arabe en
2010, jusqu’au début 2011, pour livrer des informations conformes
à une vision collective et formatée. Les rares autres voix furent
inaudibles. Les seules informations qui circulent sont également
filtrées par les réunions entre responsables politiques
internationaux où les rapports se jouent dans la focale de la
pensée commune, c'est-à-dire dans l’incapacité, lorsque ces
acteurs sont ensemble, de voir le monde tel qu'il est, choisissant
plutôt de s’intéresser aux mécanismes de négociation, à
l’instance. Ces informations circulent dans une illusion
d’objectivité assurée et qui laisse entendre la rationalité des
choix effectués. Pourtant ce monde est soumis à un flux permanent
d’informations auquel n’échappera pas François Hollande. Il est
présomptueux de prétendre être objectif quand l’objectivité n’est
qu’un vecteur qui dicte les choix dans une velléité de
rationalité. Car cela suppose que l’on peut appréhender le réel
dans sa complexité. Pourtant, la réalité qui s’exprime au Chef de
l’Etat est loin du réel, elle est faite de tarmac d’aéroports, de
salles de réunion, de rapports courtois, de langage diplomatique,
de chemins choisis, de notes de conseillers, de graphiques et
d’images issues des médias. Sur cette base déformée, s’expriment
les décisions, s’effectuent les choix. Pour Paul Watzlawick, Janet
Helmick Beavin et Don D, Jackson, «c’est l'hypothèse elle-même
qu'un choix est possible et qu'on doit le faire qui est une
illusion.» Nous nous souvenons tous du « miracle espagnol »,
exemple de réussite à suivre impérativement. D’autres paradigmes
se sont offerts aux différents responsables politiques et à la
population française comme autant de choix évidents.
Il est présomptueux de prétendre être objectif quand
l’objectivité
n’est qu’un vecteur qui dicte les choix
dans une velléité
de rationalité.
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De plus, les défis sont nombreux : défis financiers sur
lesquels tous les regards sont figés, défi stratégique avec cet
encombrant partenaire qu’est la Chine, première dictature du
XXIème siècle à atteindre une telle puissance et qui a engagé une
inquiétante course à l’armement , défi de voisinage, avec un Moyen
Orient au bord de l’explosion, défi démocratique, avec la montée
de l’Extrême Droite en Europe, défi démocratique, encore, alors
que les multinationales atteignent des puissances financières qui
rivalisent avec celles des Etats développés , défi économique
lorsque ce dernier est guidé uniquement par le rendement à
court-terme, défi énergétique avec la raréfaction des ressources,
enfin, défi écologique alors que la pensée écologique a été
reléguée à l’arrière banc de la campagne électorale du printemps
2012.
Défi
stratégique
avec cet encombrant partenaire qu’est la
Chine,
première
dictature
du XXIème siècle
à atteindre une
telle
puissance.
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Face aux multiples défis du prochain quinquennat, le Président
devra se défaire des multiples filtres qui obturent la décision
politique. Cela est nécessaire mais pas suffisant. Elu, François
Hollande doit relever le défi de l’information à l’heure où la
présence française dans le monde s’attenue pour cause de
restriction budgétaire. Car la vision du monde livrée au président
ne peut se satisfaire d’informations issues des services dédiés et
orientés : c’est une présence forte de la France dans le monde,
par l’école, par la culture, par la coopération, par l’action
humanitaire, par ce quadrillage du terrain que l’information
complémentaire peut éclairer le Président. Car il ne faut pas se
tromper, les services d’information et de renseignements, tout
comme les analyses dédiées, ne voient que ce qu’ils regardent.
Ainsi les réseaux francophones, constitués de femmes et d’hommes
étrangers mais si précieux lorsqu’il s’agit de confronter le réel
à la fabrique de la réalité, non seulement ont subi des
restrictions budgétaires, mais souffrent, en même temps que la
francophonie de l’image dégradée de la France, l’image d’un pays
renfermé sur lui-même qui accuse l’étranger de tous ses maux.
Information, manipulation et imaginaire
«
Ceci n’est pas la réalité
»
devrait être
imposé
sur toutes les
notes fournies à
François Hollande.
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« La société de l’information » laisse supposer que
l’information circule sans entrave et la surinformation donne
l’illusion d’être informé. Il faudra au Président se souvenir en
permanence que l’information désigne à la fois le contenu et le
contexte humain, économique, social et historique dans lequel elle
s’inscrit. Le danger serait de confondre la représentation que
l’on a d’un événement et l’événement lui-même, ce qui mènerait à
confondre l’ersatz avec l’événement réel : « ceci n’est pas une
pipe » nous rappelait Magritte, « ceci n’est pas la réalité »,
devrait être imposé sur toutes les notes fournies à François
Hollande. Car, dans une certaine mesure, nous pouvons dire qu’une
information n’est jamais gratuite. Pire, l’information focalisée
peut « détourner l'attention loin de problèmes qui mériteraient de
faire l'objet d'un effort intellectuel, mais que les intérêts d'un
groupe social dominant induisent à esquiver. » La fiabilité de
l’information suppose donc son indépendance : celle-ci n’existe
pas. Cela ne veut pas dire qu’il y a expressément une volonté de
mentir. Le mensonge est une erreur recherchée de la représentation
d’un objet, d’une situation ou d’un événement, une volonté
explicite de conduire le récepteur dans une direction erronée.
On
sélectionne
une
information
dans le flux parce
qu’elle est
crédible,
vraisemblable
et aussi parce
qu’elle touche une
angoisse
que nous
avons au
fond
de nous
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Mais très simplement, des biais balisent l’information qui est
fournie au Président : guerre des services, à l’image du FBI et de
la CIA aux Etats-Unis, angle de traitement fortement lié à l’objet
du service qui émet une information, jeux de pouvoir des
conseillers, de l’entourage… et parfois même, la bonne volonté
associée à la conviction de l’émetteur peuvent soustraire
l’information pour lui préférer un contenu normatif : on
sélectionne une information dans le flux parce qu’elle est
crédible, vraisemblable et aussi parce qu’elle touche une angoisse
que nous avons au fond de nous. Ainsi, le Président devra dépasser
ses angoisses, l’imaginaire collectif pour se saisir du terrain
international et reformuler notre imaginaire du pouvoir où les
appareils formels de la démocratie sont ébranlés. Et se souvenir
que les médias participent au processus de désinformation, que «
l’influence la plus déterminante que les médias exercent sur la
politique ne procède pas de ce qui est publié, mais de ce qui ne
l’est pas. De ce qui est occulté, passé sous silence. L’activité
médiatique repose sur une dichotomie : seul existe dans l’esprit
du public ce qui existe à travers les médias. Leur puissance
fondamentale réside alors dans leur faculté d’occulter, de
masquer, de vouer à l’inexistence publique. »
Le rôle des médias
« Nous pouvons affirmer que des événements passés par le
filtre d’une transfiguration médiatique sont en toute mauvaise foi
diffusés comme des événements réels (objectifs), pour être
consommés comme irréels (subjectifs) (Baudrillard en Awad, 1995).
» Beatriz Padilla Villarreal
Il y a entre les
médias
et la
politique
une interconnexion qui
interdit
l’indépendance des médias et
contraindra
le
Président à
accepter la logique
médiatique.
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Les médias ont une influence évidente en géopolitique. La
première d’entre elles est de rendre visible à l’opinion publique
un sujet, une crise, un état des lieux, un événement. Et la
question médiatique est à ce point importante qu’elle fait l’objet
de permanentes controverses. La question demeure : les médias
sont-ils influencés par le politique ou le politique est-il
influencé par les médias ? La réalité est plus complexe. Il y a
entre les médias et la politique une interconnexion qui interdit
l’indépendance des médias et contraindra le Président à accepter
la logique médiatique. Ainsi, le Président ne pourra peser sur
certaines décisions géopolitiques qu’en convoquant les français
par le biais des médias : pour révéler une crise, mythifier une
crise ou encore faire part de ses actions. Cette convocation peut
s’opérer selon des règles établies et transparentes, à l’image des
communiqués, conférences de presse, prestation audio-visuelle mais
aussi en organisant une circulation d’information grises, en somme
une fuite. Mais il devra se méfier : autant il est possible de
convoquer les médias, autant il est dangereux de les
réquisitionner, et par delà, de réquisitionner l’opinion publique.
Le « téléprésident » Nicolas Sarkozy, pendant sa première année de
mandat, a mis en œuvre une stratégie destinée à déterminer
l’agenda médiatique. Cette manœuvre a connu rapidement des revers
: « Une stratégie en voie d'essoufflement », expliquait en 2010 le
sociologue des médias, Denis Muzet. Pour le sociologue, la crise a
contribué à « augmenter et émietter le bruit de fond médiatique »,
pour ensevelir une parole présidentielle en perte de crédit, et
plus particulièrement le crédit de prononcer des paroles
performatives : pour les français, la parole présidentielle est
déconnectée des actes . Se défaire de la tentation de
réquisitionner l’opinion publique et de mythifier l’information,
garder une posture au-delà des médias, feront partie des défis que
devra relever François Hollande, au risque d’être lui-même
contraint par l’agenda médiatique. Et si le Président ne peut
réquisitionner les médias, il aura pour autre défi de refuser
d’être convoqué par les médias. La surmédiatisation de certains
événements, en raison de leur puissance émotionnelle, d’une
contagion de l’émotion, conduit l’opinion publique dans l’attente
de réactions officielles.
Se défaire de
la
tentation
de réquisitionner
l’opinion publique et de
mythifier
l’information,
garder une posture
au-delà des médias, feront partie des
défis
que devra relever
François Hollande.
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Les sujets prioritaires et stratégiques de la politique
internationale de la France ne peuvent suivre le fil des émotions
qui se succèdent, fondés sur des analyses simplistes destinées au
plus grand nombre. Au-delà même de la maîtrise de l’agenda des
sujets internationaux à traiter, le Président aura pour défi de
rester lucide dans ce que la presse rapporte du terrain
international : car les médias se copient l’un l’autre dans la
fabrique d’une information uniforme, normative et de surcroit
efficace. Et là où il pensera voir la réalité, le Président risque
de ne voir qu’une case aveugle, une émotion déconnectée du réel,
une carte qui ne révèle pas le territoire.
DH / NM, 2012
Didier Heiderich est ingénieur CESI, président de
l’Observatoire International des Crises et fondateur du Magazine
de la Communication de Crise et Sensible.
Consultant en gestion et communication de
crise, il forme et accompagne
depuis plus de dix ans les entreprises et institutions en
situation de crise, en France et à l’étranger. Il enseigne au
niveau Master dans plusieurs grandes écoles et universités en
France, Suisse et Belgique. Il est
l'auteur de "Rumeur sur Internet" (Village Mondial, 2004) et de
"Plan de gestion de crise" (Dunod, 2010)
Natalie Maroun est une spécialiste des situations extrêmes,
analyste des médias, docteur en narratologie, trilingue
français-anglais-arabe et directrice du développement de
l'Observatoire International des Crises.
Consultante et formatrice
en gestion de crise, elle accompagne les entreprises et
institutions en France et à l'étranger. Elle est enseignante à la
Sorbonne et à l'Université Saint-Joseph à Beyrouth.
Mots clés : géopolitique François Hollande, gestion de crise
international, rôle des médias, gestion de l'information
diplomatique
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