Les réseaux sociaux et la crise
Par Charles-Edouard ANFRAY, Total
Article tiré du numéro spécial "Communication
sensible" du n°20 du Magazine de la Communication de crise et
sensible.
Sommaire-PDF 45 pages
Edité par l'Observatoire International des Crises
Directeur de rédaction : Didier Heiderich
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Les réseaux sociaux et la crise
Si Internet est un phénomène récent, les réseaux
sociaux sont un phénomène plus récent encore. Depuis quelques
années, les réseaux sociaux ont profondément modifié notre rapport
à l'information, notre rapport aux autres, mais aussi et surtout
ils sont en train de modifier fondamentalement notre rapport au
temps et donc notre perception et notre rapport aux crises.
Ces changements sont fondamentaux, car c'est la définition même
des crises qui est touchée. Dans le schéma théorique, une crise se
développe dans le temps, même avec une cinétique rapide, en
respectant un certain nombre d'étapes : pour simplifier, il y a
traditionnellement le temps de l'alerte, le temps de la
mobilisation, le temps de la réponse et le temps du retour
d'expérience. Mais aujourd'hui ces schémas sont bousculés par la
réalité. La crise se crée, se développe et meurt à la vitesse de
la lumière, sans donner le temps aux organisations humaines de
réagir en temps adapté.
Notre propos est de montrer comment les réseaux sociaux
impactent fortement le développement des crises, ce qui nous
amènera ensuite à étudier les dispositions à prendre, notamment
par les grandes organisations humaines (administrations ou
entreprises), pour y faire face.
1/ les caractéristiques des réseaux sociaux impactent notre
rapport aux crises : les crises se développent plus
rapidement, produisent des effets plus intenses, parfois pour des
causes minimes ou infondées.
Le 11 septembre 2001, l'auteur de ces
lignes, sans doute pour se détacher des images qui tournaient en
boucle sur les télévisions, et aussi peut-être pour combattre une
certaine incrédulité devant cet événement inimaginable, regardait
l'actualité se créer sur les pages web de deux grands médias
français. Un quotidien du matin et un quotidien du soir se
livraient alors bataille pour gagner un nouveau public sur le net,
à grands renforts de mises à jour et de changements de titres,
plusieurs dans l'après-midi, alors que finalement nous ne savions
rien de plus sur ce qui se jouait sous nos yeux.
C'est ainsi qu'il
m'est apparu pour la première fois clairement l'une des forces de
l'Internet, qui est la rapidité, l'instantanéité quasi maladive
avec laquelle nait, circule et meurt l'information, plus vite
encore que la réalité, même si celle-ci est en train de se
dérouler devant nous.
Une des caractéristiques les plus
importantes des réseaux sociaux est donc leur capacité à diffuser
de manière très large et extrêmement rapide une information. Bien
souvent d'ailleurs, l'information circule bien avant d’avoir pu
être comprise ou vérifiée. Ce qui évidemment est la source de
toutes les dérives.
Quelques exemples pris au hasard dans
l'actualité récente démontrent à loisir comment des informations
circulent trop vite et surtout comment ces informations
incomplètes, mal digérées peuvent produire des conséquences
incalculables et ingérables. Prenons ce banal message sur twitter
le 30 septembre 2011 "Attention ! vendredi il ya blokus ! Sarko
veut enlever 1 mois de vacances !!!! Donc stu fai pas tourner sa
veu dire que tu kiff les cours ." (sic). Cette rumeur relayée sur
Facebook et par SMS a été à l'origine de manifestations lycéennes,
dans le nord de la France à Douai, Arras ou Béthune et d'incidents
dans les Yvelines où des voitures ont été incendiées.
Le phénomène
des rumeurs n'est pas nouveau, mais ce qui est nouveau ici est la
capacité de mobilisation dans un temps très court. Les media
traditionnels, même les plus réactifs comme les radios, sont
encore trop lents pour faire face à ces rumeurs instantanées.
Quand aux grandes organisations, les administrations, les grandes
entreprises, elles sont comme tétanisées par l'instantanéité et la
rapidité des informations circulant dans les réseaux sociaux. Il y
a quelques semaines, par un de ces concours de circonstances qui
mêle comme chaque fois un incident de départ, puis un emballement
lié en grande partie à la multiplication d'émetteurs et de
récepteurs sur les réseaux sociaux, des centaines voire des
milliers de britanniques sont descendus dans les rues et on a
assisté à des scènes de pillage, d'incendie, et surtout à une
effervescence inégalée sur BlackBerry messenger et sur twitter. Au
même moment il a fallu à la police puis au gouvernement
britannique plusieurs jours pour d'abord prendre la mesure de
l'événement puis ensuite pour réagir, sans compter un certain
décalage voire une disproportion dans la réaction notamment des
tribunaux paraît-il.
Outre la capacité d'amplification des réseaux
sociaux, relativement bien connue et comprise de chacun, des
phénomènes plus ou moins nouveaux apparaissent ou resurgissent
sous de nouvelles formes : ce sont par exemple les "apprentis
sorciers" ou les quarts d'heure de célébrité à la Andy Warhol. A
ce sujet il faut souligner l'immaturité des réseaux et la facilité
à y faire circuler une rumeur. On en a eu un exemple avec
l'affaire DSK où les partisans du complot se sont jetés sur le
Tweet d'un étudiant qui avait par hasard entendu parler le premier
de l'arrestation de DSK. Cette histoire a été abondamment démontée
par la suite, mais sur le moment elle a produit son effet. Dans le
même ordre d'idée, j'ai été marqué cet été par cet inconnu absolu
qui a délibérément créé la fausse rumeur du décès d'Anne Roumanoff,
selon ses propres dires "car il y a trop de naïveté sur ce
réseau". Trop de naïveté et trop d'irresponsabilité en effet. On
peut le déplorer, on peut s'en plaindre, mais en tout cas cela
existe et il faut faire avec.
2/ Face à ces caractéristiques plutôt déconcertantes des
réseaux, comment une organisation complexe ou une grande
entreprise peuvent-elles réagir ?
Les grandes organisations,
administrations ou entreprises, on l'a vu, sont souvent surprises,
voire tétanisées par des informations qui circulent trop vite.
Pourtant, il existe des forces qu'elles peuvent tirer des réseaux
sociaux en miroir de leurs faiblesses : il s'agit finalement
d'utiliser les mêmes armes que l'adversaire, comme au judo où on
dit que l’on peut déséquilibrer l’adversaire en utilisant sa
propre force.
Dans ce domaine, ce qui est rassurant est que les
fondamentaux de la gestion de crise restent les mêmes, quels que
soient les moyens techniques en jeu. Quels sont ces fondamentaux ?
Nous en retiendrons cinq, qui sont les cinq points de vigilance
sur lesquels une grande organisation doit porter son effort pour
avoir une chance de résister à la fourmilière des réseaux sociaux
:
- la veille
La veille est importante, car c'est ce qui permet de
savoir ce que l'on dit de vous. La veille permet d'identifier un
sujet, une thématique, une polémique potentielle. A la veille
média traditionnelle au rythme quotidien de la presse écrite, il
faut maintenant substituer une veille en continu avec des outils
permettant des alertes par mots-clefs. D’autre part, la veille est
traditionnellement organisée en « bottom-up » (dans le sens
montant du bas vers le haut de l’organisation) pour l’information
du management, mais il n’était pas habituel de réagir aux
informations publiées, par respect pour la liberté de la presse.
Or sur les réseaux sociaux, la réaction à une publication n’est
plus un tabou, mais devient plutôt la règle. C’est un véritable
renversement de la logique habituelle des services de presse.
- la
réactivité
La réactivité est la capacité à répondre rapidement à
un danger identifié, pour dénoncer une rumeur, répondre à une
question, voire débattre avec des parties prenantes, comme une
ONG. La réactivité permet le dialogue. C’est là encore une
nouveauté absolue face à des organisations qui traditionnellement
se cachent derrière une façade institutionnelle avec des sites
Internet parfois peu ou mal mis à jour. Facebook ou Twitter sont
en train de redonner une nouvelle jeunesse à ces organisations en
leur permettant de développer un dialogue, se connecter les unes
aux autres, diffuser des informations à leurs amis ou leurs «
followers ». Quelques pratiques des réseaux aujourd’hui méritent
d’être soulignées en ce qu’elles sont une aide précieuse en
matière de crise. Il y a par exemple la multiplication des tweets
en cas d’accident pour diffuser des informations à jour quasiment
heure par heure. C’est par exemple ce qu’a fait Shell UK du 13 au
19 août pour une pollution en mer du nord : 37 tweets ont été
envoyés dans la période – soit une moyenne de 5 par jour – dont un
tiers spécifiquement adressés en réponse à une question
d’internaute. Les réseaux offrent une plus grande réactivité et
une possibilité de dialogue accrue par rapport au Communiqué de
presse.
- la souplesse
La souplesse est la capacité à changer
rapidement de posture, c'est-à-dire la capacité à répondre à des
interlocuteurs multiples de nature différente. Un internaute peut
ne représenter que lui-même, mais il peut aussi être le contact
avancé d'une ONG, d'une association ou de toute organisation plus
ou moins structurée. Pour obtenir davantage de souplesse, les
grandes organisations doivent impérativement s’affranchir des
circuits de validation complexes qui caractérisent toutes les
structures fortement hiérarchisées. L’existence des réseaux
sociaux contraint les organisations à fonctionner de manière
décentralisée et transversale. Cela libère la parole, mais bien
sûr cela nécessite d’admettre un certain droit à l’erreur.
- la
maîtrise
Même si le silence est d’or, un émetteur est d’abord et
avant tout jugé sur ce qu’il dit. L’actualité nous fournit des
exemples de messages publiés un peu trop tôt ou par erreur par les
internautes. Certains parlementaires s’en souviennent, de ce
côté-ci (Eric Besson) ou de l’autre de l’Atlantique. Les
organisations ont en revanche l’historique et l’expérience, elles
sont certes moins réactives que les émetteurs particuliers, mais
sont beaucoup plus vigilantes sur la nature des informations
publiées. Autrement dit, ce qui est perdu en termes de réactivité
peut être regagné par la validité et le sérieux des informations
publiées, même si c’est fait avec un temps de retard. En matière
de gestion de crise, il faut gérer ces deux paramètres, rapidité
et fiabilité en essayant d’être le premier à raconter son
histoire. Les réseaux sociaux sont l’outil idéal pour essayer
d’atteindre cet objectif.
- le ciblage
Par nature, les réseaux
sociaux sont multiples. Il y a un grand nombre de réseaux,
tellement que prétendre tous les connaître semblerait un peu
prétentieux aujourd’hui. Certains naissent et meurent chaque jour.
L’intérêt de tous ces réseaux est qu’ils sont souvent spécialisés.
On peut donc cibler une communication en choisissant les réseaux
sur lesquels un message sera diffusé. Pour faire simple, Twitter
s’adresse en priorité aux journalistes et au monde politique, Facebook est davantage grand public, Tumblr pour le monde de la
mode et des photographes. En outre, les entreprises peuvent
décider de créer leur propre réseau ou portail d’entreprise afin
de canaliser en interne ou de tenter d’organiser l’expression des
salariés. Pour la gestion de crise, les réseaux sont très utiles
dans la mesure où ils permettent de s’adresser à des publics
spécifiques et surtout de les toucher plus rapidement que par les
médias traditionnels.
Conclusion
On sait qu’il ne faut pas essayer d’écraser une fourmi avec un
marteau. Pourtant, l’analogie est proche avec d’une part les
grandes organisations qui sont organisées pour communiquer avec un
marteau, à savoir des procédures bien rodées, des communiqués de
presse bien ciblés, et d’autre part les réseaux sociaux dont la
structure s’apparente davantage à celle d’un fourmilière, composée
de multiples acteurs plus ou moins coordonnées entre eux. Dans
tous les cas il est important que le manager garde raison face à
la crise et ne perde pas un certain nombre de réflexes face à
l’effervescence qui caractérise souvent les réseaux avec des
prises de position multiples, souvent contradictoires,
irrationnelles et parfois immatures. Les grandes organisations
sont moins souples mais peuvent trouver en elles-mêmes les
ressources pour s’adapter à l’environnement actuel qui est de plus
en plus mouvant, caractérisé par la mobilité et la diversité des
émetteurs. Au fond, les réseaux sociaux, plutôt que d’être une
jungle qui fait peur, offrent davantage d’opportunités, de
possibilités d’atteindre plusieurs publics différents avec des
messages mieux pensés que ce que les médias traditionnels
offraient. Il ne faut donc pas hésiter à utiliser les réseaux
sociaux et les nouvelles technologies, c’est aussi une question
d’adaptation et peut-être de survie dans le monde actuel.
Charles-Edouard Anfray est délégué « gestion de crise » du
groupe Total
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