La communication sensible
Le double « je » de la communication sensible
par Didier Heiderich (édito)
Article tiré du numéro spécial "Communication
sensible" du n°20 du Magazine de la Communication de crise et
sensible.
Sommaire-PDF 45 pages
Edité par l'Observatoire International des Crises
Directeur de rédaction : Didier Heiderich
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Le double "je" de la communication sensible
« Oui » et « non » sont les mots les plus courts et
les plus faciles à prononcer, et ceux qui demandent le plus
d'examen. Talleyrand
Thierry Libaert nous le rappelle dans son article «
La communication sensible, nouvelle
discipline de communication organisationnelle », la
communication sensible s’impose pour branche nouvelle de la
communication stratégique.
Mais en quoi est-elle sensible ?
Si
nous ouvrons le dictionnaire pour chercher la définition du mot «
sensible », nous retrouvons deux acceptions principales :
perception et fragilité. Est-ce alors les mots et les signes qui
se sont déplacés de la crise vers le sensible où est-ce le besoin
de coïncider avec un réel de plus en plus sensible qui nous impose
la création de cette discipline nouvelle ?
Publics. Du public-spectateur au public-acteur sensible
Nous pouvons imaginer que de façon pragmatique, la
communication devait investir des terrains jusque là oubliés de la
communication stratégique. Certainement, parce que ces terrains
mouvants, protéiformes, résilients,… résistent particulièrement
aux mastodontes que sont la publicité, les éléments de langage et
les discours ré-enchanteurs ou effrayants. Ces terrains sensibles
étaient délaissés : acceptabilité, risques, crises… jusqu’à ce que
tous s’accordent de la possibilité d’un monde sensible,
insaisissable.
Ces terrains résistent d’autant mieux à l’approche
communicationnelle que le spectateur n’est plus. Il n’est plus car
il participe de la construction de la communication, non plus dans
son cercle intime, mais à une échelle égale à celle des Etats et
des entreprises. Il y a un retour en force de l’agora et les
moyens mis à la disposition de chacun depuis l’avènement
d’internet modifient la relation entre émetteur / récepteur qui
s’est construite progressivement depuis que Ivy Lee a inventé les
relations publiques. Aujourd’hui le récepteur se rebiffe. La
ménagère de plus de 50 ans et l’adolescent décryptent la
communication, analysent, participent dans autant de récits qui
s’entrecroisent. Il est résulte une sensibilité à la communication
dont la nature contractuelle autant que transactionnelle est
modifiée :
• Le lieu : il y a une translation du lieu des médias
traditionnels vers les réseaux sociaux imposés par les publics au
détriment du pouvoir médiatique des organisations.
• La dé-hiérarchisation : chaque individu, chaque groupe social
veut faire entendre sa voix à égale hauteur des entreprises et des
états qu’ils délégitiment.
• La réactivité : chaque stimulation provoque des réactions
immédiates et une contagion de l’émotion à une vitesse et une
échelle inégalée.
• La fin de la toute puissance médiatique : la presse se trouve
confrontée au spectateur qui commente en direct, non seulement les
événements, mais les choix éditoriaux et de réalisation,
lorsqu’elle n’est pas concurrencée par les réseaux sociaux.
• La texture même de la société dans laquelle les normes
véhiculées sont mouvantes.
Est-ce pour autant que les enjeux ont changé ? Oui si l’on
s’intéresse au risque qu’encourent les organisations d’être
dépossédées de leur capacité stratégique au profit d’une
sensibilité accrue aux stimuli et en incapacité de garder un cap
stratégique dans leur communication. Car face à cette effarante
complexification de la donne communicationnelle, dans un monde ou
le temps et l’espace sont sans cesse compressés, la communication
doit encore plus se professionnaliser en réponse à une logique
d’affrontement permanent ou règne le syncrétisme « information /
émotion / commentaire ».
Plus que jamais, le public participe de la communication. De
passif, il devient non seulement relai, mais également
acteur-sensible, jusqu’à peser – parfois lourdement – dans le
contrat communicationnel : il a un impact sur l’agenda, définit
les codes et surtout, le public peut – par effet de masse - en
dire plus sur une organisation qu’elle-même pourra produire.
Contexte : un monde sensible
La sensibilité du monde ne cesse de croître en même temps qu’il
se complexifie. Ce monde est rendu visible à tous et c’est avec
plus ou moins d’acuité que nous l’appréhendons. Ainsi, nous somme
face à une relation au réel où la communication devient l’un des
facteurs de la marche du monde. Ceci n’est pas nouveau et les
étendards, chants, promesses, couronnes, édifices sont - depuis
les pyramides, voir Lascaux - autant de signes destinés à peser
sur la marche du monde.
Mais cette texture est changée.
Là où plusieurs siècles étaient nécessaires à un changement
normatif, aujourd’hui quelques heures peuvent suffire : la théorie
du chaos s’impose au monde, et un malheureux qui s’immole en
Tunisie peut provoquer une vague de révolutions dans les pays
arabes. La théorie du chaos nous enseigne justement l’effet
papillon bien connu du public, encore faut-il en comprendre le
véritable sens.
Il nous faut imaginer la société comme une texture dans
laquelle plusieurs futurs possibles s’affrontent. Soit ces futurs
restent dans le champ bien tranquille d’un avenir imaginable (le
monde possible à nos yeux) soit ces futurs peuvent être très
perturbés et totalement différents du monde possible (par exemple,
les révolutions arabes). A l’image de l’univers où résident des
trous noirs dont on ne peut s’échapper, le futur d’une
organisation est parsemé de possibilité d’avenirs perturbés que la
théorie du chaos nomme « les attracteurs étranges ». Cette
terminologie « attracteurs » est intéressante car elle nous permet
de saisir les enjeux qu’elle recouvre : une petite erreur de
communication et c’est une réputation qui est détruite.
Une des leçons à tirer pour le communicant de la théorie du
chaos et d’abord d’accepter le principe même de l’existence de ces
futurs tellement protéiformes (attracteurs étranges) qu’ils se
refusent à notre endentement . Si l’on considère que la
communication participe du monde, les stratégies de communication
ne peuvent plus se satisfaire de la seule performance, de l’action
de communication au service d’une stratégie de l’instant qui
elle-même prétend accompagner les stratégies d’organisations
soumises au dictat d’un temps contraint.
Messages et codes. La communication sensible dans un monde
sensible
Mais alors, peut-on écrire tous les futurs possibles ? La
question est saugrenue et pourtant elle est au cœur de la
prétention de la communication : publicités, média training,
événements, éléments de langage, storytelling,… se considèrent
dans une logique formelle, donc observable : un peu comme si nous
devions nous passer du langage pour décrire une langue ou un
livre. Ainsi libérée de sa condition, la communication pourrait
tout, et à partir de cette sentence, s’inscrire comme un champ
clos déconnecté du réel. Oui dans une logique purement formelle du
signe chère à Douglas Hofstadter , non dans un système intrinsèque
et un réel auquel elle appartient. Considérer la communication
dans le champ du réel la dépossède de sa virtualité et lui donne
des devoirs : c’est le propre de la communication sensible. Parce
qu’un acte communicationnel, aussi léger soit-il participe à
dessiner le futur, comme chaque point d’un tableau pointilliste
participe de l’ensemble de l’œuvre, chacun de ces actes
communicationnels n’est plus anodin. Ainsi dans cet univers où le
négligeable n’existe pas, les messages ne peuvent plus se
satisfaire de l’ostentatoire, mais demandent d’être élaborés par «
petites touches », adaptées au public, dans l’esprit des relations
publiques. Chaque lieu, chaque communauté, possède ses codes et
tout particulièrement sur les réseaux sociaux sur lesquels la
moindre erreur peut conduire à un brouhaha qui défait une
réputation. Nous prônons une communication de contour qui, touche
par touche, dessine l’image de l’organisation ou répond au monde
sensible.
Stratégie. La communication dans la tempête
Il en résulte une mission nouvelle pour la communication
devenue sensible : abandonner la linéarité des stratégies et la
performance au profit d’une vision à plusieurs dimensions qui
préfigure les futurs possibles et même les publics futurs. Or ces
terrains futurs nous sont en partie interdits et on comprend mieux
pourquoi le projet communicationnel ne s’opère pas en tant que
tout, dans la capacité à réaliser des objectifs dont l’unique
vertu serait de participer au statu quo et de le préserver, même
lorsque la communication refuse le sensible pour se vouloir
agressive.
Rappelons que si nous ouvrons le dictionnaire pour chercher la
définition du mot « sensible », nous retrouvons deux acceptions
principales : perception et fragilité. Pour Stephen Jay Gould, un
Hérisson dans la tempête adaptera sa stratégie de survie selon un
principe de « similarité limitative », c'est-à-dire dans un
ensemble d’ajustements cohérents. Il s’agit pour la communication
sensible de redonner de la valeur à la planification stratégique
de la communication afin de lui permettre de conserver son
intégrité tout en répondant avec cohérence aux stimuli externes.
Thierry Libaert prône une vision Slow PR d’une communication
durable qui exerce son effet au plus profond de l’activité
communicationnelle dont elle interpelle les objectifs . C’est dire
à quel point les dinosaures communicationnels perdent leur pouvoir
dans un monde déstabilisé et demanderaient un réajustement, non en
des réponses réalisées à coup de massue à l’évolution de
l’environnement (« coup de com ») mais dans une capacité à
réaliser une communication fondée sur des « similarités limitatives ».
Pour cela, la communication doit respecter un principe de
cohérence. Encore faut-il qu’à toutes les échelles d’une
organisation celui-ci puisse être respecté.
Mais dans un monde sensible, nous nous apercevons que ce
principe de cohérence est souvent balayé par des artéfacts
communicationnels aux effets désastreux. Par exemple, à peine le
storytelling s’est-il imposé dans les esprits à la faveur du
livre de Christian Salmon - livre qui dénonce un « hold-up sur
l’imaginaire » - que les agences de communication ont prié leurs
clients de l’intégrer à leur communication…. Et tous d’oublier ce
qu’Yves Citton nous rappelle « C’est un fait d’expérience qu’un
récit peut moduler notre comportement (…). Le pouvoir de scénarisation opère toutefois à un niveau plus profond, qui passe
par une réaction différée. » Scénariser permet de
moduler/multiplier les récits et participe de la planification
stratégique : ici encore, le principe de cohérence devrait être
respecté.
Ainsi la communication dans un monde sensible ne peut s’opérer
qu’en lignes intimement liées : le plan stratégique, la
scénarisation, les interactions, les messages et les canaux.
Sans
cette combinaison, la communication perd son intégrité et la
moindre bourrasque peut déstabiliser une réputation. Chaque action
de communication devrait ainsi se situer dans cette logique
d’intégrité et évoluer « vers une nouvelle approche de la
communication sur les frontières entre disciplines tendant à se
réduire au profit d’une approche plus globale et plus flexible. »
Didier Heiderich,
directeur de la publication,
président de l’Observatoire International des Crises
Cf.
http://www.didierheiderich.com
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Le double "je" de la communication sensible
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