Les risques du "community management" pour la
réputation
Par Didier Heiderich, mars 2011
« Toutes les communautés sont imaginées », Zygmund Bauman,
La société assiégée.
Les risques du community management pour la réputation
A l’heure où la RSE entre en force dans
l’entreprise devenue « citoyenne », à l’instant même où « la
transparence » est un maître mot de la communication des
organisations, des gourous du web 2.0 proposent aux
entreprises d’être leur porte-parole sur les réseaux sociaux
en avançant masqués. Cette volonté d’externaliser la parole de
l’entreprise procède d’un bricolage savant, se heurte à la
compréhension de la notion de communauté, entretient le mythe
du « community management » et dans le pire des cas peut nuire
à la réputation d’une entreprise.
Le web n’en a pas fini avec les bricolages
« Le journal de ma peau » faux blog créé par les laboratoires
Vichy dans le milieu des années 2000 reste un cas d’école revisité
périodiquement tant cette initiative malheureuse fut contre
productive. Nous pouvions imaginer que ces erreurs grossières
seraient gommées, tant elles sont antinomiques avec les notions de
RSE, de transparence et de responsabilité avancées par les
entreprises.
Loin de là.
Dans les supermarchés du web, le rayon bricolage
s’industrialise et fait recette. Il y a ceux qui proposent encore
de réaliser de faux blogs, d’infiltrer les forums, de commenter
les commentaires et de façon encore plus dangereuse, les agences
qui proposent des services de « community mangement »
Le « community manager » porte-parole de
l’entreprise
Il faut dire que les entreprises éprouvent des difficultés à
s’emparer du web social. Objet protéiforme, mouvant, aux codes
difficiles à déchiffrer, entouré d’un vocabulaire opaque, les
réseaux sociaux sur internet échappent à l’entreprise. Plutôt que
d’opérer la nécessaire mutation culturelle qui permettrait de
s’emparer des réseaux sociaux sur internet, il peut sembler plus
facile à l’entreprise d’utiliser des services extérieurs
parfaitement marquetés. Ainsi, avec subtilité, il est
régulièrement proposé de créer un personnage fictif, de lui donner
une identité et de le doter d’attributs divers et variés. Ce
personnage, extérieur à l’entreprise et au monde des vivants, aura
pour fonction de « prendre la parole sur les réseaux, blogs,
forums, etc. » et sera « en charge de l’animation de vos
communautés digitales » pour reprendre les arguments d’agences
spécialisées dans ce secteur. Il s’agit donc de faire d’un
personnage fictif le porte-parole de l’entreprise, tout en
masquant sa véritable nature : autrement dit faire usage de
comédiens.
Pourtant ce rôle est éminemment stratégique dans la société de
l’information. Il conviendrait de le confier à une personne – voir
un service - à la focale de l’information de l’entreprise, au fait
des relations publiques, à un niveau hiérarchique suffisamment
élevé pour être au centre de la stratégie de l’entreprise afin de
pouvoir interagir de façon pertinente sur les réseaux sans
compromettre l’avenir : tout ce qui est écrit sur le web reste
gravé à vie pour les organisations comme pour les individus. Un
faux pas, et l’entreprise est ridiculisée par l’ensemble de la
communauté dont elle se croyait pourtant maître, puisque sa
volonté est de la « gérer ». Même si la terminologie « community
manager » procède d’un leurre.
De l’existence des communautés
Revenons sur le terme « communauté » pour nous intéresser au
dictionnaire qui donne pour définition « ce qui est commun à
plusieurs personnes » et précise « ensemble de personnes unies par
des liens d'intérêts, des habitudes communes, des opinions ou des
caractères communs : communauté ethnique, linguistique. » Donc une
communauté se caractérise par la nature du lien et non par le
moyen qui est utilisé pour créer le lien. Expliquer la nature de
ce lien dépasse le simple fait d’être « ami » sur facebook ou
suivi sur twitter qui sont des moyens utilisés pour créer le lien,
mais fait abstraction du « commun ». L’existence de ce lien ne
signifie même pas en soi l’existence d’une communauté. Cette
confusion entre le signifiant et le signifié permet aux acteurs de
s’affranchir de la question réelle de la communauté et de sa
construction sociale. Par exemple, il y une différence entre le
groupe des personnes qui utilisent l’autoroute A7 le 15 août 2011
et un cercle familial.
Mais surtout, par essence le réseau est déhiérarchisé. Ce qui
signifie qu’il n’y a pas de maîtres du jeu (les « community
manager ») mais des points nodaux du réseau. C’est un monde
d’interactions, généralement faibles, dans lequel se côtoient de
multiples acteurs qui constituent les réseaux sociaux.
Déjà en 1998, Howard Rheingold dans son ouvrage « The Virtual
Community » évoquait la superficialité des communautés en ligne
par le néologisme « Disinformocracy » qui désigne pour lui « un
substitut d’emballage au débat démocratique.» Précisons que sur le
web, les liens se font et se défont, que l’individu apparaît plus
complexe, plus volatile dans ses choix, plus insaisissable, plus
au centre de son propre réseau ce qui profère à la notion de «
communauté » des contours flous. De là à gérer une communauté…
On ne gère pas une communauté sans y être
invité
Nous connaissons pourtant dans le monde réel des « community
manager ». Ils trouvent leur légitimité dans les urnes, à l’image
du maire d’un village ou par leur position au sein d’une
entreprise, d’une association, d’une université ou d’une
organisation formelle.
Nous pourrions également évoquer les relations qui s’instaurent
dans les « ghettos communautaires » dans leur organisation (Michel
Agier, Zymund Bauman) ou encore l’analyse stratégique qui
s’intéresse aux règles au sein des communautés (Michel Crozier et
Erhard Friedberg) pour mieux comprendre que gérer une communauté
ne s’autoproclame pas.
Et lorsqu’elle existe, la reconnaissance par la communauté de
qualités particulières ou d’une compétence dans un domaine
spécifique, par exemple, Edgar Morin sur la complexité ou encore
Umberto Eco sur la sémiotique (domaine que devraient investir,
même modestement, les «community manager ») ne signifie pas pour
autant que ces personnes gèrent des communautés autres que – par
exemple – des étudiants localisés pendant un temps délimité. De là
à désigner « un community manager » dans le cadre de réseaux
sociaux sur internet, autour d’une marque, d’un produit, d’un
événement, un pas hasardeux est franchi.
Mais le terme « community manager » s’est à ce point imposé que
peu se pose la question de la réalité de « la gestion de
communauté ». Il s’agit ici d’une croyance qui ressurgit alors que
nous l’avions imaginé disparue avec l’explosion de la bulle
internet en 2001.
Car le net se nourrit de croyances, d’agglomérats de «
nouveautés », d’urgences et aussi d’euphories et de dysphories.
Même le terme « web 2.0 » qui transpire jusque dans les
articles scientifiques n’est qu’un terme marketing sur lequel
s’est ensuite construit un contenu. L’ontologie des réseaux nous
instruit pourtant sur la nature « sociale » d’internet dès sa
genèse. Ici, la nouveauté vient de l’appropriation par le plus
grand nombre par le franchissement des obstacles techniques mais
certainement pas du substrat sociologique d’internet.
Précisons à nouveau et par l’exemple que l’individu qui se
respecte dans son intégrité aura du mal à accepter « d’être géré »
par un « manager » qui n’a ni autorité, ni même de légitimité à le
« gérer ». Ainsi, il y a peu, un parfait inconnu, probablement
dans sa volonté de bien faire me tutoyait, deux jours seulement
après s’être abonné à ma « time line » de twitter, dans un message
privé : « Peux tu m'aider à faire connaître (ma ville) en
invitant tes contacts à aimer la page http://... Merci :) » Me
voici donc « géré » sans autre ménagement qu’un « Merci» dans une
proximité feinte par l’utilisation du tutoiement. La relation dans
les 140 caractères imposés par twitter est décidément un art qui
demande de créer progressivement le lien tout en sachant qu’il
peut se rompre à tout instant. Dans ce même amateurisme éclairé,
un email a provoqué la colère d’Emery Doligé, blogueur et
chroniqueur à lexpress.fr. Cette fois celui qui voulait le «
manager » a pris le soin de le vouvoyer, mais lui demandait de
participer à une opération marketing avec pour monnaie d’échange «
votre blog est cool ^^ », preuve d’une analyse fine de
l’importance que peut revêtir ce blog aux yeux de son auteur. Le
bilan de cette opération, pour le moins négatif, s’est traduit par
un papier d’Emery Doligé intitulé « Quand "je veux signer chez AZ"
m'écrit, j'ai le sentiment d'être pris pour un con » (
http://mry.blogs.com/les_instants_
emery/2011/03/je-veux-signer-chez-az-valery-zeitoun.html
)
Nous pourrions multiplier ces exemples d’errements tant ils
sont légions, mais dans ce jeu d’essais/erreurs qui relève plus de
Thorndike sur l’apprentissage que de la théorie des organisations,
le faux « community manager » trouve une place particulière.
Faux nez et usage de faux
Plusieurs problèmes se posent pour l’entreprise qui fait le
choix d’utiliser ce qui est appelé « un faux nez ». Nous n’en
évoquerons qu’un seul : la mystification. Car dans ce paysage,
même sous couvert de la marque (sans faux individu pour la
représenter) – il est rarement notifié que ce porte-parole est en
réalité externe à l’entreprise. Ainsi, l’individu, le journaliste
ou l’autorité qui interagit avec « la marque » sur les réseaux
sociaux ignore la mystification et cela échappe au contrat
communicationnel. Si la relation de proximité s’instaure
réellement dans la logique d’échange voulue par l’entreprise,
découvrir cette tromperie peut s’avérer pour le moins contre
productif.
Notons par ailleurs ce passage édifiant de l’argumentation
publicitaire issu d’un cabinet spécialisé « Un Community Manager
externe aura plus de latitude en prise de parole qu'un employé de
l'entreprise et se mettra plus facilement à la portée de votre
communauté. »
Cette thèse est déroutante.
En effet, dans un monde dont la complexité est croissante, dans
lequel les attentes sont fortes, où le moindre faux pas
communicationnel peut ruiner une entreprise, un monde fait de
porosités entre communication interne et externe, voici que le
principal argument est l’apostasie qui permettait un relâchement «
stratégique » dans les prises de parole : « moins je connais
l’entreprise mieux je communique pour elle au quotidien », peut-on
lire en filigrane de cette proposition. Il y a ici confusion entre
la tonalité destinée à créer de la proximité sur les réseaux
sociaux et la proximité réelle de l’entreprise avec ses
interlocuteurs en ligne. Nous pouvons mesurer à quel point cette
volonté d’éloigner l’entreprise de ses publics peut être
hasardeuse.
Mais le cas le plus dangereux reste cependant l’individu fictif
représentant la marque, avec nom, prénom, sexe et autres attributs
identitaires. Cette fois, il ne s’agit plus seulement de
mystification, mais de la construction volontaire du mensonge, de
la fausse identité dans une mascarade parfaitement orchestrée.
Et sur internet, mieux vaut partir du principe que tout se
sait. Quelle seraient les conséquences de la découverte d’une
fausse identité sur les réseaux sociaux ? Au mieux une raillerie
généralisée (ou « bad buzz » pour utiliser le champ sémantique du
web de 2011) au pire un discrédit de la marque qui pourrait avoir
des impacts directs sur les fonctions vitales de l’entreprise
surtout si son cœur de métier est fondé sur la confiance.
Au registre des promesses étranges, ajoutons que ce sont
souvent des marchants de « e-réputation » qui proposent cette
mascarade communicationnelle. Pardonnons leurs d’être probablement
peu au fait de la communication des organisations pour leur
laisser le bénéfice de la bonne foi. Il revient cependant aux
responsables de la communication de rester aussi lucides lorsqu’il
s’agit de communiquer sur internet que sur d’autres canaux et de
ne pas se laisser berner par « le blog qui buzz sur le web 3.0 »
et les surenchères sémantiques qui balisent les lieux communs
d’internet.
Du faux-nez à Pinocchio il n’y a qu’un pas qui mène du discours
sur la transparence et l’éthique à l’image du «
tricheur-manipulateur-amateur ». La réputation est en équilibre
sur un fil tendu entre le discours de l’entreprise et ses publics.
Il nous suffit d’attendre. Tout comme les commentaires truqués et
les faux blogs ont dégradé déjà la réputation de plusieurs
entreprises, le tour du faux nez viendra : les réseaux sociaux se
nourrissent de révélations, de rumeurs et de railleries. Il ne
s’agit pas pour autant d’abandonner les réseaux sociaux, mais de
les penser dans une véritable stratégie de relations publiques,
sans faux semblant, sans proximité feinte et en ayant en mémoire
que l’internaute est toujours libre dans ses choix.
Didier Heiderich
Les risques du community management pour la réputation
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