Cellule de crise et dynamique de groupe
Par Benoît VRAIE, Sophie HUBERSON, Louis CROCQ
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La cellule de crise comme groupe restreint exceptionnel.
De nos jours, à l’échelle des gouvernements, des
administrations, des entreprises et de toute collectivité, la
gestion des crises est anticipée, préparée et confiée à une «
cellule de crise » constituée d’un nombre limité de personnels
préalablement choisis (pour leur compétence et leur expérience, et
aussi pour leurs qualités psychologiques et microsociologiques),
et spécialement formés aux différentes tâches du pilotage et de la
résolution des crises : inventaire situationnel, évaluation en
gravité et en urgence, élaboration et choix des décisions, suivi
des actions et modulation des décisions en conséquence, et enfin
identification de la fin de crise et évaluation du nouvel état de
post-crise. Il s’agit d’un « groupe restreint », au sens consacré
par la psychologie sociale (Anzieu, 1968), selon ses trois
critères essentiels : premier critère, l’effectif du groupe est
limité, et chacun de ses membres peut avoir une perception
individualisée des autres et entretenir avec eux des échanges
interindividuels ; deuxième critère, les membres poursuivent tous
les mêmes buts, assignés comme buts du groupe ; troisième critère,
il y a une forte interdépendance entre membres, et présence d’un
fort sentiment de solidarité. Cette cellule ou équipe de crise ne
reflète pas nécessairement la structure hiérarchique du
fonctionnement de la communauté en routine ; elle constitue plutôt
une struc-ture transverse à l’organisation et à la hiérarchie
habituelles. Et, lorsqu’elle est activée, ses membres doivent :
primo abandonner transitoirement leurs postes et fonctions
habituels pour endosser de nouveaux rôles, et secundo se départir
de la mentalité de routine pour adopter une mentalité de crise,
c’est-à-dire : faire face dans l’urgence à une situation dégradée,
prospecter les signaux pertinents, évaluer les dégâts et les
enjeux, recenser les moyens disponibles, élaborer les décisions
possibles, en choisir une, ordonner sa mise en œuvre et suivre ses
effets, reconnaître et décréter la fin de crise, etc.
Il est bon que les membres de la cellule de crise se
connaissent à l’avance, et se soient entraînés ensemble à piloter
des crises lors d’exercices de simulation. Ainsi, chacun connaît
son rôle, les rôles de ses co-équipiers et de sa nouvelle
hiérarchie, et chacun s’est exercé à œuvrer en équipe, sachant que
son action est complémentaire de celle de ses collègues et
participe – dans les limites de ses attributions – au pilotage et
à la résolution de la crise. Mais, lorsque la crise survient
réellement, alors la cellule de crise entre dans la phase la plus
intense de son histoire, et les relations interpersonnelles vont
être mises à l’épreuve de la réalité, à savoir la vie du groupe en
petite collectivité imposée (sans échappatoire, car aucun de ses
membres n’a la possibilité de se soustraire à la communauté des
autres), en espace restreint, en temps accéléré, et en activité
intense orientée vers un but commun. Et, dans cette portion
d’histoire, peuvent se distinguer un temps de structuration et
d’ajustement, un temps d’efficacité et de performance optimales,
puis un temps de relâchement et de pré-dissolution. La vie de la
cellule de crise n’est donc pas un phénomène statique, mais un
phénomène dynamique, où s’exercent les tendances et les énergies
de chacun de ses membres (isolément ou compte tenu des affinités
et des oppositions), et l’énergie propre au groupe en tant que
tel, dont on sait d’une part qu’elle produit plus que la somme
arithmétique des efforts individuels (effet de synergie), et
d’autre part qu’elle est animée par des forces de cohésion et des
forces de dissolution, qui conditionnent son efficacité ou sa
faillite. C’est ce que les chercheurs en psychologie sociale ont
étudié, sous la rubrique particulière dénommée « dynamique de
groupe » (K. Lewin, 1936, 1947 ; D. Anzieu et J. Martin, 1968).
Ainsi, on entend par dynamique de groupe « l'ensemble des
phénomènes, mécanismes, forces et processus psychiques et
sociologiques à l’œuvre dans les petits groupes ou groupes
restreints ». Prônant l’application de la dynamique de groupe, K.
Lewin écrira (1947) : « Dans le domaine de la dynamique des
groupes plus qu’en aucun autre domaine psychologique, la théorie
et la pratique sont liées méthodologiquement. Si elle est
correctement assurée, cette liaison peut fournir des réponses à
des problèmes théoriques et peut, en même temps, renforcer cette
approche rationnelle de nos problèmes sociaux pratiques qui est
une des exigences fondamentales de leur résolution. »
En ce qui concerne le fonctionnement de la cellule de crise,
rappelons que toute crise se déroule inévitablement sous stress (Crocq
et al., 2009). La crise est un moment exceptionnel qui tranche par
rapport à la continuité paisible des événements pour la communauté
et les individus, un « moment de vérité » qui galvanise les
individus dans la recherche de solutions partagées mais qui
cristallise aussi les non dits, les rancœurs non avouées en temps
de routine. Ainsi, des phénomènes, des facteurs et des forces
(conjointes ou antagonistes) se manifestent concomitamment tout au
long de la vie de la cellule de crise : d’une part les forces
centrifuges de consensus, de convergence et de cohé-sion, qui
s’exercent vers l’extérieur du groupe et concourent à son
efficacité ; et d’autre part les forces centripètes de tension,
d’opposition, de divergence, qui sont tournées vers l’intérieur du
groupe, nuisent à son efficacité et peuvent même provoquer son
éclatement.
Les forces centrifuges ou facteurs de cohésion
Le premier facteur de cohésion, à l’échelle de chacun des
individus qui composent le groupe de gestion de crise, peut être
le partage d’images, d’archétypes, de schèmes et in fine de
représentations groupales communes (Groupthink). Ainsi, le fait
que chaque individu de la cellule de crise accepte, intègre et
s’approprie les structures et les modèles culturels que la société
lui propose, engendre de facto une cohésion par le partage de
valeurs communes. Cette acceptation du contrat social suscite le
respect des structures hiérarchiques et fonctionnelles par les
individus. Par ailleurs, le fait de participer à une cellule de
crise est souvent connoté et ressenti par ses membres (à tort ou à
raison) comme une marque de reconnaissance du dirigeant, de la
hiérarchie ou de l’autorité. En cela, il y a une captation de
l’idéal du moi par les idéaux organisationnels. Ainsi, chaque
individu ne parvient à sa complétude que si, au-delà de ses
intérêts individuels et de ses investissements affectifs
personnels, il se réalise aussi dans sa conscience d’être utile au
groupe et dans son sentiment d’appartenance au groupe. Par
exemple, la société qui délègue à la cellule la gestion de la
crise - et donc une part de son devenir - peut galvaniser le
fonctionnement du groupe et créer en son sein un sentiment
unitaire fort, sorte d’union sacrée. Le cas échéant la défense des
valeurs de la communauté tout entière - valeur de l’entreprise,
valeurs nationales, effusion dans le « nous », défense du « bien »
contre le « mal » - peut se surimposer à l’attrait de l’action
collective dans la résolution de la crise. Dans ce cas, la
cellule, dans une vision téléologique de la crise, peut s’imposer
une obligation de résultat.
Néanmoins, les individus se soumettent plus facilement aux
structures et directives du groupe quand ils y retrouvent un
intérêt personnel. Ainsi, sous-jacent au contrat d’intérêt qui le
lie avec le groupe, existe à l’échelle de l’individu un contrat
narcissique qui procure à son autoérotisme personnel l’amour
venant du dehors. L’appartenance au groupe permet en ce sens la
satisfaction de certains besoins personnels.
Les forces centripètes ou facteurs de dispersion
A l’inverse, le groupe est soumis à des forces centripètes qui
peuvent, en cellule de crise, conduire le groupe vers une
disqualification, un discrédit, voire un éclatement.
Le « stress dépassé », dans ses quatre modalités de sidération,
d’agitation, de fuite panique et d’action automatique, est le
premier phénomène qui peut déstabiliser la bonne conduite de la
gestion de crise et anéantir toute dynamique de groupe. Il est
observé sur des sujets psychologiquement vulnérables, ou non
préparés, ou fragilisés par divers facteurs tels que l’épuisement
ou l’isolement. La description de la symptomatologie du stress
dépassé au niveau de la cellule de crise a été rendue possible par
une série d’observations réalisées lors d’une quarantaine
d’exercices de simulation de crise. Les formes de stress dépassé
que nous avons observées génèrent au sein des groupes des
phénomènes de « fermeture » ou « d’hypersensibilité » vis-à-vis du
monde extérieur.
Dans le premier cas (fermeture au monde, donnant lieu à
sidération et action automatique), les membres de la cellule de
crise sont dans un état de ralentissement psychique et de
sidération qui leur interdit toute communication et toute
interaction entre eux. Le groupe est alors une simple somme
arithmétique d’individus paralysés, dans l’impossibilité
d’interagir et d’apporter des réponses à la crise en cours. Les
membres sont abasourdis. La cellule de crise est pétrifiée. Le
temps semble s’être arrêté, le lien au monde est « coupé ». La
capacité de réflexion et d’imagination des acteurs est submergée
par la violence externe. Au mieux, le groupe va appliquer
automatiquement des schémas standard inappropriés à la situation
particulière de la crise à résoudre.
Dans le second cas (hypersensibilité au monde, donnant lieu à
agitation ou fuite panique), chaque membre du groupe est exalté et
excité, mais n’assume pas le rôle qui lui est dévolu, ni ne
s’intègre dans l’équipe. Chacun défend ses idées, pouvant aller
jusqu’aux prises de mains. Cette forme caricaturale de gestion
traduit une forme d’hyperactivité décisionnelle impulsive de la
part des membres, qui, sous des conditions de stress intense, sont
dans une « logique de fuite en avant ». Ils réagissent alors par
une dynamique de prise de décisions et d’actions inconsidérées
(qui peut être une fuite en avant droit dans le danger), dont la
forme d’aboutissement la plus aigue peut être qualifiée de «
surenchère aberrante de décisions hasardeuses ».
Par ailleurs, la disparité des profils psychologiques des
membres de la cellule de crise peut engendrer des tensions au sein
du groupe. Une mentalité de concurrence et de compétition entre
individus nuit alors à la cohésion des équipes. L’esprit du groupe
peut en être affecté : les ambitions, les jalousies, les
ressentiments prédominent alors sur l’esprit d’équipe et le
microcosme de la salle de gestion de crise devient dès lors un «
huit clos fratricide ». Certains individus peu scrupuleux
profitent de la période de crise pour s’affirmer et s’afficher aux
yeux de la direction comme des « hommes providentiels », en
suivant une logique personnelle au lieu de suivre une logique de
groupe. Ces chevauchées solitaires sont généralement mal perçues
par les autres membres de la cellule de crise qui, soit se
referment dans un mutisme profond, soit se révoltent et conspuent
l’égocentrique. Des dissensions plus subtiles peuvent également
voir le jour. Dans ce cas, l’individu tenu d’intégrer ces
contradictions y perd ses repères et sa cohérence personnelle. Il
retire ses investissements, ses engagements, sa motivation et sa
volonté de participer à la résolution de la crise ; et le
fonctionnement de groupe s’en trouve altéré.
En période de crise, des facteurs biologiques et physiologiques
aggravants sont omniprésents. La fatigue engendrée par la
surcharge de la tâche et la mauvaise ergonomie du poste de
travail, la privation de sommeil, l’absence de plages de repos, la
restauration frugale et hâtive peuvent user les énergies
individuelles et les motivations, exacerber les susceptibilités,
et venir en fin de compte accroître les forces de divergence et
d’éclatement.
Conclusion
L’analyse que nous venons de brosser succinctement (forces
centrifuges de cohésion et d’efficacité, et forces centripètes
d’éclatement et de faillite) ne saurait constituer à elle seule
toute l’étude de la dynamique de groupe appliquée à la cellule de
crise. Il y aurait beaucoup à dire sur les rôles et les conflits
de rôles, les risques d’empiètement, les relations de sympathie,
d’antipathie et d’indifférence entre membres, et les problèmes
d’autorité et de charisme du leader. Mais c’est le groupe en tant
que tel qu’il convenait de saisir comme objet d’étude, à son
échelle ; et ce sont ses propres forces qu’il convenait de prendre
en considération, développées tant à accomplir sa tâche qu’à
entretenir sa propre cohésion, comme conditionnant aussi bien son
efficacité et sa survie, que son inefficacité et sa dissolution.
Benoît VRAIE, Responsable de l’offre management de crises
dans un cabinet de consulting, Paris
Sophie HUBERSON, Délégué général du SNELAC (Syndicat national des
Espaces de Loisirs, d’Attractions et culturels), Paris
Louis CROCQ, Comité national de l’urgence médico-psychologique,
SAMU de Paris.
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