L’incertaine équation médiatique en situation de
crise
Par Didier Heiderich
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Cet article traite de la difficulté de communiquer en situation
de crise face aux médias, il met en perspective les contingences
de la presse et la prégnance des images, l’imagination des crises,
les attentes du public, ceci afin de donner les limites des
méthodes utilisées pour préparer les organisations à l’exercice
médiatique.
Communicating via the media in crisis situations The purpose
of this article is to explain the difficulty of communicating via
the media in crisis situations. Newspaper deadlines, the need for
a “telling” image, how crises are imagined, what the general
public expects: all these factors are considered in order to
indicate the limitations of the methods used to prepare people in
organisations who deal with the media.
Article paru dans dans les "Cahiers de la Sécurité" sur le
thème "Les crises collectives au XXIe siècle Quel constat ?
Quelles réponses ? ". Edité par l'INHES (Institut national des
hautes études de sécurité dépendant du Ministère de l'Intérieur)
www.cahiersdelasecurite.fr/CS10/CS10_sommaire_resume.pdf
AZF, inondations du Gard, attentats du 11 septembre 2001,
catastrophe de l’Erika, scènes de guérillas urbaines séditieuses
lors des émeutes de 2005, autant de crises qui restent gravées
dans nos mémoires individuelles et collectives. La société de
l’image ne se limite pas à banaliser les crises. Parce qu’elle est
ritualisée, entre rendez-vous médiatiques, flashs, information
continue, mais aussi parce que les crises créent des images en
rafales, nous assistons à un mode de consommation de la
catastrophe qui transcende l’espace de nos vies, modifie la nature
même du temps pour le contraindre au rythme d’une actualité sans
cesse en mouvement, stimule l’imaginaire. La communication
médiatique de crise consiste à répondre à ces instances, à
apporter des réponses à l’inexpliqué et parfois l’inexplicable, de
participer à une lutte sans merci, image contre image, paradigme
contre exemple, peurs contre actions, victimes contre coupables.
Cet article a pour objet de traiter de cette intrusion prégnante
d’un réel sublimé par l’image qui oblige les acteurs de la crise à
s’emparer de cette réalité exaltée qui agit sur l’action jusqu’à
parfois la piloter.
Une réalité transcendée
Dallas, le 22 novembre 1963. La limousine décapotable
transportant John Fitzgerald Kennedy et son épouse Jacky
Bouvier-Kennedy s’engage sur Dealey Plaza. Le couple salut la
foule. L’homme de 46 ans s’effondre brutalement touché à la tête
par l’un des deux tirs devenus silencieux par la grâce des images
d’archives. Jacky Bouvier-Kennedy s’échappe en franchissant à plat
ventre l’arrière du véhicule. Ils sont sept, Abraham Zapruder,
Orville Nix, Marie Muchmore, Elsie Dorman, Robert Hughes, Tina
Towner, Mark Bell ; sept à avoir filmé le cortège dans ces
instants. Abraham Zapruder rentrera dans l’histoire pour avoir
saisi sur le vif la scène tragique. Ces images font date et même
si auparavant la guerre du Vietnam avait déjà fourni son lot
d’atrocités filmées par des amateurs, ici il s’agit d’une crise
brutale, sur fond de sourire et du ciel bleu texan. Ces images
amateurs font le tour du monde, sont reproduites, disséquées voir
même autopsiées. Le sociologue Jean Baudrillard évoquait le «
degré Xerox » pour décrire la société de l’image formatée,
standardisée, normée et reproduite comme autant de photocopies.
L’assassinat de Kennedy nous a fait entrer dans une nouvelle ère :
l’ère télévisuelle, d’une réalité nouvelle, répétée à l’envie, une
réalité plus réelle que le réel car elle substitue l’imaginable
par l’image. Nouvelle ère également car chacun peut s’emparer de
l’image, déterminer ce qu’elle montre mais également ce qu’elle
dissimule, laissant à chacun le soin de dessiner ce qui est hors
écran. L’assassinat de Kennedy est l’une des controverses les plus
essentielles de l’histoire contemporaine, justement en raison de
la captation de l’événement, précisément par ce que chacun a vu
les images tragiques. De ce point de vue, c’est un nouveau
paradigme culturel de la dramaturgie qui a émergé, celui de la
succession des crises qui créé les aspérités, donne du relief au
quotidien jusqu’au sentiment de vivre l’événement, parfois
suffisamment intensément pour graver une crise lointaine dans le
vécu. Il suffit de demander au quidam ce qu’il faisait le 11
septembre 2001 pour s’en rendre compte : chacun ou presque s’en
souvient, vous donnera des détails sur ce qu’il était en train
d’effectuer lorsqu’il a appris la nouvelle. Le 11 septembre est
étrangement un instant de vie pour nombre d’entre-nous. En
situation de crise, la pression médiatique s’exerce dans un champ
qui demande aux protagonistes de participer au processus qui
transcende la réalité. Ainsi, il ne s’agit plus de répondre
uniquement aux questions légitimes qui se posent, d’effectuer pour
cela du média training – nécessaire mais insuffisant – mais de
construire le réel dans et au-delà du cadre imposé par les médias
et leurs rites pour atteindre ceux à qui les messages sont
destinés.
Les rites médiatiques
En situation de crise, nous assistons à la dictature du temps,
avec l’enchevêtrement de plusieurs temporalités, entre le temps de
la gestion de la crise, le temps de la communication vers les
différents publics, le temps politique et la tyrannie du temps
médiatique. Polymorphe, le temps est contraint, raccourci, rare,
insaisissable et donc précieux en situation de crise. Communiquer
rapidement, le plus souvent sur un plan technique, vers de
multiples acteurs, de façon cohérente est un impératif, car il
s’agit d’abord de gérer la crise. Mais pour le public, la première
phase d’une crise est émotionnelle, ce dont s’emparent en premier
lieu les médias. En corolaire de l’émotion, l’attente à la réponse
de la question légitime « que s’est-il passé ? ». Ainsi, entre
gestion et émotion, tout se joue. Car la presse s’empare de
l’émotion, la ritualise et lui donne corps. Ici l’expression «
grande messe du 20 heures » trouve tout son sens. Dans les
catastrophes les plus terribles, nous pouvons observer le même
rite : ouverture silencieuse sur les images qui expriment la
souffrance, gravité du journaliste, solennité du ton. Tout est
souvent dit avant qu’un mot ne soit prononcé. L’acteur
gestionnaire de la crise ne peut se soustraire à cette émotion qui
cristallise tout sur son passage et fige l’instant. Porte-parole,
il doit répondre à l’émotion alors que le plus souvent il est en
phase de gestion de l’événement, dans un état d’esprit qui diffère
de l’incandescence médiatique, souvent en prise avec ses propres
peurs. Ainsi, entre émotion et questionnement, les médias
effrayent, à juste titre ceux à qui revient le difficile exercice
de la prise de parole. Le sentiment qu’éprouvent le plus souvent
les porte-paroles est de passer sous les Fourches Caudines de la
presse. Certes, il est aujourd’hui courant de préparer – avec plus
ou moins de bonheur – les acteurs à s’exprimer face aux médias,
parfois avec des mises en scènes savantes, fruits de gourous qui
stylisent le spectacle audiovisuel pour obéir aux figures imposées
par les médias. Mais trop souvent cette préparation a pour effet
de lisser la prestation du porte-parole qui doit prendre en
considération mots clés, analogies, gestuelle, voix et retenir la
litanie des questions-réponses préparées à l’avance. Il en résulte
une mécanisation, voir une « attitude Xerox », copie conforme des
prises de parole déjà réalisées par d’autres. In fine, l’émotion
normée, contrefaite est la réponse fade à l’émotion sincère
soulevée par une crise et sublimée par les images. Ainsi l’émotion
doit être sincère et pour l’être - à hauteur de l’événement et des
images qui l’accompagnent – elle se doit d’être vraie et visible.
Non qu’il s’agisse de céder à l’émotion au risque de perdre la
maîtrise de l’événement, mais de la laisser s’exprimer dans le
registre du réel, dans son intégrité et malgré tout le respect des
oukases de la presse. Trop souvent le manque d’audace ou au
contraire l’absence de modestie conduisent à la falsification de
l’émotion. Pour Thierry Libaert « il est ainsi surprenant de
constater que l’un des principaux moyens utilisés en entreprise
pour affronter les crises réside dans le recours à la préparation
d’argumentaires et l’organisation de média training de crise pour
les principaux porte-parole identifiés. » Surprenante croyance,
pourtant répandue dans l’ensemble du corps social, d’imaginer que
de simples exercices de prise de parole suffiraient à résoudre
tous les problèmes. Surprenante attente, également, du spectacle
audiovisuel par un public pour qui une crise existe uniquement par
le biais des images qu’elle offre. Il faut donc en situation de
crise accepter de participer aux jeux médiatiques, dans l’urgence.
Car, comme nous l’avons indiqué, le temps est une ressource rare
en situation de crise. Et les journalistes sont des urgentistes
qui naviguent en permanence dans ce temps, que l’on imagine dense,
mais qui est en réalité éthéré et insaisissable mais balisé par le
rite médiatique. Dès l’annonce de la crise, l’AFP s’empare du
sujet en quelques mots qui définissent la nature de la crise,
France Info suit, puis les autres médias. Chaque média a son
heure, ses contraintes de bouclage, inspire à une part
d’exclusivité. Ainsi ce temps redessiné par les médias diffère de
celui de la crise et encore plus de la gestion de crise qui semble
au ralenti dans la précipitation médiatique. Qu’importe, il faut
répondre. En crise le silence est un aveu de culpabilité, une
chaise vide le signe de l’impuissance. Il faut donc répondre et
répondre juste dans les temps imposés. Car au-delà de l’émotion se
pose immédiatement la question « que s’est-il passé ? » qui
résonne comme une sentence. Dans la plupart des cas, l’imagination
folle des crises ne laisse pas entrevoir l’événement dans
l’ensemble de ses composantes, l’information manque. Cela signifie
que la réponse à la supplique initiale « que s’est-il passé » est
rarement déterminée. Pourtant la réponse s’impose et toute erreur
compromettra l’avenir. Car même bien pilotée, y compris avec
courage – courage, car la réponse à une crise ne peut se
satisfaire de la simple application mécanique de méthodes
inapplicables en situation dégradée -, une gestion de crise pourra
être perçue négativement en cas d’erreur de communication, du non
respect des rites et rythmes médiatiques. A ce stade il est utile
de préciser qu’inversement, une crise mal gérée ne résiste pas à
l’investigation, ni au temps quelque soit la prestation
médiatique. Reste encore une autre temporalité liée au rite
médiatique qui enserre un peu plus la communication de crise :
l’attente d’un message substantiel délivré en quelques secondes.
Dans les premiers temps de la crise, les premiers mots et les
premières attitudes sont déterminants, il est donc nécessaire de
leur donner de la substance.
Substance
Le syncrétisme « transparence – éthique – responsabilité »
définit les règles du jeu « communication de crise » dont
découlent les stratégies et les postures. Ces règles répondent à
une construction sociale de la crise centrée sur ces valeurs
consubstantielles et subjectives . Car cette construction est
bancale. D’abord, il est nécessaire de se rappeler que les crises
sont des révélateurs. Elles révèlent les failles dans les
structures, l’étonnante légèreté avec laquelle nombre de sujets
sont traités, lorsqu’ils ne sont pas laissés à l’abandon, elles
révèlent aussi l’ignorance, en raison même de la complexité et de
l’imbrication des systèmes. Les crises sont ainsi surprenantes,
sidérantes et effrayantes. Elles dépassent souvent la notion même
de possibilités. Elles ouvrent des fenêtres dans l’opacité des
organisations, permettant aux organisations de découvrir avec
surprise et parfois effroi ce que leur nébuleuse complexité
cachait. Ainsi les crises sont transparences et forcément
appellent une réponse sur le même registre. Mais les attentes sont
ailleurs, car le public sous couvert de transparence, parfois
réclamée à grands cris, demande en vérité de la vraisemblance,
d’une histoire de la crise qu’il est prêt à accepter à condition
qu’elle soit crédible et n’affecte pas leurs croyances. Spinoza
l’évoquait déjà en 1670 : « Les hommes sont ainsi faits qu’ils ne
supportent rien plus malaisément que de voir les opinions qu’ils
croient vraies tenues pour criminelles. » Ainsi la seule vérité
qui compte en situation de crise est une vérité admissible. La
communication de crise se doit d’accepter ce contrat moral et
normatif. « Tout ce qui est simple est faux, tout ce qui est
compliqué est inutile. » Ce postulat de Paul Valery résume
l’instance médiatique. Il ne s’agit pas de céder au mensonge ou à
la vérité cachée, particulièrement dans la société de
l’information dans laquelle rien d’essentiel ne peut rester
masquer, y compris dans les pays totalitaires, y compris dans le
secret du fond des océans comme ce fut le cas lors de la collision
entre deux sous-marins nucléaires français et britannique début
février 2009. Il s’agit d’exprimer simplement, en quelques mots,
la complexité, avec intégrité, sans rien abandonner au simplisme.
Cette expression de la crise est d’autant plus difficile que la
crise possède son lot de révélations, de surprises,
d’incompréhensions et de peurs qui en résultent. De ce point de
vue, le premier auteur de la crise est la crise elle-même. En
réponse, dans les premiers instants d’une crise, le message
substantiel à délivrer est factuel, emprunt d’empathie et souvent
d’aveux de méconnaissance sur de nombreux points qui demandent
enquêtes. Rien de plus : l’avenir doit être préservé pour éviter
de devoir être contredit par les faits. La tentation courante est
de céder à la brutalité de la pression des questions, de répondre
là où l’inconnu réside et parfois même de tenter de se disculper
et – paradoxe - pour cela d’accepter d’endosser des
responsabilités qui n’ont pas lieu d’être. Pour Thierry Libaert, «
pas le temps non plus de reconstituer les pièces du puzzle des
différentes informations parcellaires que nous recevons et dont la
convergence nous échappe souvent. » L’autre danger est d’imaginer
l’existence d’une quelconque méthode systématique de construction
de la communication de crise qui protégerait les organisations.
Car il faut l’accepter : créatrices, les crises imposent un ordre
inattendu que nous prenons pour du chaos faute de l’appréhender.
Elles ne respectent pas les règles du jeu prédéfinies et la
communication de crise doit accepter les règles inédites imposées
par la crise. Ces règles imposées par une crise sont faites de
contradictions, d’affrontements, d’états superposés, de
cohabitations inédites, d’informations vagues, d’urgences, de
peurs, d’interpellations, de mises en cause, d’épuisement et de
déstabilisation des organisations. Exprimé ainsi, nous pourrions
imaginer abandonner l’idée même de gérer les crises. Il n’en
demeure pas moins que des points de repères existent.
Repères
Comme nous l’avons souvent évoqué, les crises sont créatrices
et transfigurent les organisations. Pour Jean-Claude Ameisen, «
l’émergence de la nouveauté procède autant d’un phénomène de
déconstruction que d’un phénomène de construction » , il en va de
même des crises. L’hypothèse de la méthode appliquée
mécaniquement, en gestion et communication de crise, souffre de ce
constat, c'est-à-dire que face à la déconstruction, nous tentons
d’imposer une construction préfabriquée avec pour notice de
montage, la méthode. Il est cependant nécessaire de comprendre que
ce n’est pas forcément la méthode qui est à remettre en cause mais
la doctrine managériale et technique qui dans sa suffisance
voudrait que la méthode est en soi suffisante. Les crises
inscrivent les organisations dans des logiques d’affrontement,
dans une hétérodoxie qui bouscule les schémas les plus structurés.
Affrontement avec la crise, d’abord, avec la part d’inconnu
qu’elle imprime et la stupeur qu’elle provoque. Affrontement des
incertitudes, évoqué par Edgar Morin qui regrette que seules les
certitudes nous soient enseignées et non « l’incertitude
fondamentale » . Affrontement avec les publics, ceux que l’on
connaît et surtout l’intrusion d’acteurs inattendus. Affrontement
avec soi, entre épuisement, effroi et difficulté à décider.
Affrontement, enfin avec les médias et la pression qu’ils
imposent. Ainsi, la préparation de la communication de crise se
doit d’être infrastructurelle et se soustraire au détail pour
s’adapter l’instant venu. Elle défini les règles d’organisation –
simples - d’alerte et de mobilisation, les lieux et les moyens
techniques nécessaires à la communication. Passé l’effet de
sidération et les premières déclarations fondées sur les faits,
les stratégies se construisent. Il s’agit d’élaborer très
rapidement un discours cohérent fondé sur les objectifs de
communication : alerter, protéger, contingenter l’espace de la
crise pour en limiter les effets, puis reconstruire. Fondation du
discours, il s’agit de définir ce que les spécialistes nomment «
les idées forces », aux maximum au nombre de trois afin d’en
faciliter la compréhension et initier la cohérence. Ces idées
forces doivent pouvoir, sauf revirement surprenant, « tenir bon »
tout au long de la crise. Nous ne sommes pas à ce stade dans
l’élaboration des argumentaires, mais dans la compréhension de ce
qu’est la crise (c'est-à-dire d’en donner la définition), et de
savoir ce que l’organisation a pour ligne de conduite principale
et réelle en réponse à la crise. Une idée force, peut consister en
une phrase simple, par exemple « nous sommes mobilisés.» Trois
difficultés s’imposent à ce stade. La première est celle de la
définition de la crise, avec la traditionnelle confusion entre
événement déclencheur et crise, difficulté augmentée par les
différences de cultures - et donc de vision - au sein même de
l’organisation. Ainsi, lors de la catastrophe de Katrina, il fut
demandé aux pompiers du Texas de ne pas alimenter les personnes
qui refusaient de quitter leur maison afin de les obliger à le
faire, ce qui appartenait à une logique froide et administrative,
mais fut « un impossible » pour les hommes dont le métier est de
secourir au péril de leur vie. Deuxième difficulté, celle de la
responsabilité, car décider d’une idée force demande qu’elle soit
en phase, non avec ce que l’on souhaite, mais avec la réalité des
actes de l’organisation. En reprenant l’exemple des pompiers
texans, nous comprenons les tensions qui existent entre intention
et actes. Troisième difficulté, celle de la légitimité, à
comprendre « avons-nous autorité pour imposer ces idées forces ?
», entre autorité de compétence sur la crise, autorité
institutionnelle, autorité de fonction. L’égo de certaines
organisations – et de leurs dirigeants - altère la capacité à
définir les limites de leur légitimité dans la gestion et la
communication de crise. Pour l’illustrer, reprenons une fois de
plus les propos de Thierry Libaert « Cette croyance est proche
d’une imagination de puissance. La plupart des dirigeants
politiques ou industriels se vivent comme étant en crise
permanente. Naviguant sans cesse entre d’innombrables crises, ils
éprouvent le sentiment d’une capacité naturelle à affronter les
crises futures. » La réalité des crises, par exemple, sang
contaminé ou encore canicule de 2003, nous a prouvé strictement
qu’il s’agit d’une croyance et non d’une capacité innée des
dirigeants et de leurs conseillers. Les idées forces, fondées sur
la compréhension de la nature d’une crise et de la réalité de sa
gestion ne sont par conséquent pas si faciles à définir. Une fois
définies et admises par tous, prosaïquement, il est recommandé
d’afficher sur un mur de la salle de crise ces idées forces afin
de pouvoir en permanence s’y référer. Sur cette base pourra
s’adapter le discours et les réactions aux stimuli exogènes,
hostiles ou non, et permettre de conserver tout au long de la
crise la cohérence du discours. Surtout, les idées forces
permettent d’éviter que la communication de crise soit guidée par
la controverse jusqu’à la dissonance et en final d’écrire le
script d’un feuilleton médiatique qui se prolongera au-delà du
nécessaire pour mettre en cause l’organisation et ses dirigeants.
Ensuite viennent les mots. Passons rapidement sur la nécessité de
s’adresser à un public qui n’a, à priori, aucune connaissance du
sujet et donc de bannir le vocabulaire technique et les multiples
sigles qui l’accompagnent. Il s’agit de définir, non des mots clés
ou « éléments de langage », idée facile à saisir et qui hante les
couloirs des conseils en communication, mais des « mots justes »,
à la hauteur de la crise, de l’émotion soulevée, de la gestion de
crise et des incompréhensions. Ainsi, en 2008, la Caisse d’Epargne
avouait à demi-mot une perte de 600 millions d’euros en évoquant
un « incident », provoquant par cet euphémisme la ruée médiatique.
La Société Générale, avec l’affaire Kerviel, n’avait pas fait
mieux quelques mois auparavant en multipliant les mots clés «
escroc », « fraudeur », « terroriste », « incendiaire » pour
qualifier le trader Jérôme Kerviel, avant de céder à l’idiome «
transparence. » Arrêtons-nous sur ce vocable « transparence » usé
à la corde jusqu’à en perdre tout indice d’honnêteté. Souvent, je
m’interroge sur cette impossibilité qu’éprouvent les organisations
en crise d’éviter d’évoquer « la transparence », comme si
prononcer ce mot suffirait à conjurer une crise. Autre
interrogation : un mot, le même, peut-il être servi comme plat
principal dans toutes les crises ? Non, alors que les crises ont
de l’imagination, les communicants, pourtant compétents, semblent
souvent en proie à une torpeur qui leur interdirait de trouver les
mots justes, simples, naturels face à l’ultimatum des médias.
Pourtant, des contres exemples existent. En 2005, les hypermarchés
E.Leclerc se trouvaient dans la tourmente d’une intoxication de
steak haché par E. Coli. Michel Edouard Leclerc déclarait « l’état
du petit garçon gravement atteint ne s’est pas amélioré. »
Simples, empathiques sans être larmoyants, sans « keywords », ces
mots sonnaient justes et suffisaient à convaincre de
l’appréhension de la crise à son exacte hauteur, de l’engagement
et de la transparence du dirigeant. Ainsi, pour trouver les mots
justes, il n’est pas forcément utile d’intellectualiser, mais
d’accepter aussi de ressentir. Ici réside la force des femmes et
hommes de terrain, infirmières, pompiers, médecins, gendarmes qui
en prise avec la réalité d’une crise trouvent naturellement les
mots justes dans l’environnement sémantique de leur champ de
compétence, sans média training normatif (Xerox ?) ou préparation
ostensible aisément décryptée par un enfant de 15 ans. Ainsi, en
quelques mots, Michel Edouard Leclerc contait une part de
l’histoire de la crise. Car la matérialisation de l’événement pour
le public passe par un art aussi ancien que l’humanité qui est
celui de la narration. Il est curieux à ce propos de constater que
cet art ancestral fait l’objet d’un phénomène de mode et ceci
depuis qu’il est désigné par le terme anglais « storytelling.»
L’idée qui préside dans l’anglicisation de la narration est de
l’instrumentaliser. Ce n’est pas tout à fait par hasard, car les
médias imposent des formats courts – quelques secondes - avec des
instants forts. Comme déjà évoqué, les médias dénaturent la
réalité jusqu’à la transfiguration, non seulement pour vendre
comme nous le pensons trop souvent, mais pour faire coïncider la
réalité avec la multitude de paramètres qui contingentent la
presse. Il s’agit donc de raconter l’histoire de la crise et ceci
dans des temps très brefs qui varient de 15 secondes à 25 secondes
selon le format. Figure imposée, il faut malheureusement céder à
l’obligation de réaliser des phrases courtes, claires, simples
pour décrire la complexité. Puis de répondre aux questions des
journalistes. Dans l’obsession du consultant, se trouve donc la
préparation aux questions-réponses (Q&R) que peut poser la presse,
exercice indispensable mais qui ne peut contenir tous les
possibles inventés par la crise. Puisque cet article n’a pas pour
objet d’être un manuel, retenons simplement qu’une seule question
est véritablement importante : celle que l’on ne souhaite pas, la
question qui effraye, celle qui laisserait entrevoir subitement
toutes les failles et déficits, celle qui mettrait en cause
l’organisation en crise et ses dirigeants. A cette question, il
faudra répondre, avec sincérité ce qui est du ressort du
porte-parole. Car l’organisation en crise ou chargée de gérer la
crise doit être incarnée. C’est le rôle du porte-parole qui a la
lourde charge de représenter à lui seul l’organisation dans la
globalité de son histoire, de son présent et de ses futurs
possibles. Lourde tâche. Lourde charge car face à l’émotion, face
à la vérité des témoignages, face à la puissance des images, face
aux défaillances de l’organisation, de la « prestation » de
porte-parole dépendra réussite de la communication de crise.
Insuffisamment préparé, il bafouille, s’égare, se contredit, reste
centré sur ses peurs. Trop préparé, il perd son naturel, ne sait
plus quoi faire de ses mains, pense aux mots clés, aux phrases
courtes, aux éléments de langage, aux questions réponses, au
timbre de sa voix. Trop. Car trop souvent la préparation est le
fruit de recettes superficielles « faut, faut pas », jusqu’à
entrer en contradiction avec l’objectif de la prestation puisque
l’attitude normée désincarne le porte-parole. Dommage. Le media
training est généralement confié et à juste titre à des
journalistes en activité ou réformés. Ceux-ci savent parfaitement
jouer leur rôle dans le questionnement, mais souffrent du défaut
qui fait leur qualité : ils arbitrent la prestation dans l’instant
mais pas forcément dans la durée. Or, la communication de crise
est affaire de temps et une prestation parfois réalisée avec
succès peut se retourner contre son auteur, parfois, également, un
manque d’assurance peut trahir de la sincérité ou encore un aveu
d’impuissance devient preuve d’intégrité. Mais rien de tout ceci
ne peut être plus fort que les images. La bataille image contre
image est sans merci en situation de crise. La succession d’images
de destructions, du feu, de l’altérité possède une puissance
inouïe difficile à contrecarrer sauf lorsque le déploiement de
moyens pour gérer la crise – véhicules spécialisés, moyens
héliportés, hôpitaux de campagne, femmes et hommes au secours de
autres – est possible. Mais parfois les crises sont sans image, à
l’instar de la crise financière et économique mondiale. Dans ce
cas la presse trouvera les moyens de les fabriquer : visages
défaits, inquiétude du quidam, véhicules automobiles stockés par
milliers sur des parkings indéfinis, enseignes de banques en
difficulté. Difficile face à cette possibilité journalistique
d’inventer à son tour des images. Ce fut le cas en 2008 lors du
déversement accidentel d’une solution uranifère sur le site et
dans les rivières avoisinantes de la société Socatri, filiale d'Areva,
à Tricastin. L’image d’un commerçant inquiet fait la une. Il ne
sait rien de la crise et exprime simplement son inquiétude. Anne
Lauvergeon, présidente du directoire d'Areva décide d’opposer à
ces images sa présence sur les lieux. Le résultat est
catastrophique. Huée à son arrivée, elle salut maladroitement,
main levée, les personnes environnantes, sourit également dans un
tailleur, uniforme des conseils d’administration . Sa déclaration
dans les instants qui suivront va également de soi : « Nous sommes
une industrie transparente. » Mais la vraie transparence, ce que
montre l’image en cet instant - et que retiendra le public - et
celle d’une mise en scène dans laquelle chacun joue son propre
rôle, dans une théâtralisation de la communication de crise. Or
comme le précise le metteur en scène Daniel Mesguich « le théâtre
dit : tout cela n’a pas lieu. » Autrement dit, Anne Lauvergeon
n’aura fait que contribuer à un spectacle sans en donner d’autres
sens que celui de cette participation et ceci en impliquant
l’ensemble du secteur industriel (« Nous sommes une industrie
transparente. ») Avait-elle d’autres alternatives ? A vrai dire
non. Ici, ce sont les médias qui pilotent la gestion de crise.
Cette bataille des images en situation de crise est décidément
inégale.
En points de suspension
La communication de crise a évolué ces dernières années pour
pénétrer le champ normatif avec son cortège de méthodes, de
stratégies et d’exercices. Elle fait face au spectacle
audiovisuel, à ses rites et rendez-vous, à une réalité transcendée
par les écrans, à l’infernale vitesse de l’information dans une
société en demande d’images suffisamment fortes pour imprimer les
vies, d’une incandescence qui tranche avec l’aseptisation
croissante de l’occident, d’une vérité acceptable pour le corps
social. L’exercice normé de la communication de crise trouve ses
limites face à l’effroyable imagination des crises, à la tentative
de renouer avec une réalité qui pourtant a déjà fait place à une
autre. De ce point de vue, la communication de crise telle que les
consultants la conçoivent procède en partie d’illusions
managériales. Autrement dit, la communication de crise devra
encore évoluer pour admettre qu’elle doit se conformer, non pas
uniquement à des règles prédéfinies, mais accepter, avec une
consciente modestie et intégrité, qu’à chaque fois, tout est à
inventer car aucune crise ne ressemble à une autre. Ou alors, ce
n’est pas une crise, mais un épisode tragique. Une organisation en
crise ne devient pas ce qu’elle est, elle est ce qu’elle devient,
ainsi l’équation médiatique en situation de crise s’écrit en
points de suspension.
D.H
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