Du virus A/H1N1 à la crise des subprimes en passant par la
quasi-totalité des crises techniques, commerciales,
environnementales et dernièrement à la destruction de l’Airbus
d’Air France du vol 447 Rio de Janeiro-Paris, la question majeure
se décompose en deux temps : « Pouvait-on prévoir cette crise ? »
et « Pouvait-on prévenir cette crise ? ». Ces interrogations sont
d’ailleurs connotées d’une recherche en responsabilité qui
s’apparente fréquemment en une quête du bouc émissaire.
Il n’existe pas de génération spontanée pour l’émergence des
crises, celles-ci ne naissent pas aléatoirement. Lorsque des
analyses post-crise sont effectuées, les experts dévoilent
régulièrement – et pour les crises parfois les plus surprenantes –
la série de dysfonctionnements parfaitement traçables ayant
conduit à la catastrophe.
Le cas le plus célèbre est celui de l’explosion de la navette
Challenger le 28 janvier 1986 pour lequel le rapport de la
commission d’enquête mit à jour la série de signaux d’alerte ayant
rendu la catastrophe quasi inéluctable. Qu’il s’agisse de
l’attentat du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis pour lequel
l’enquête du FBI montre l’ampleur des informations pourtant
disponibles sur le risque terroriste dans les deux mois qui
précédèrent l’effondrement du World Trade Center, de l’ouragan
Katrina qui ravagea les cotes de Louisiane en août 2005 et qui
avait été parfaitement détecté dans les semaines précédentes, de
la canicule d’août 2003 en France et de l’immense majorité des
crises industrielles, la révélation que la crise avait été
identifiée comme possible et que, de surcroît, cette information
avait été transmise aux autorités publiques ou aux responsables
industriels renforcent l’ampleur de la crise ; à l’exemple du sang
contaminé ou de Tchernobyl : « Ils le savaient et ils n’ont rien
fait. ».
"L’histoire des crises
enseigne en effet que le maillon faible ne réside pas dans la
détection ni même dans la transmission, mais dans la
rétroaction. Le risque est identifié, l’information transmise
et reçue, et pourtant le destinataire n’agit pas."
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Alors que la plupart des organisations conçoivent des
dispositifs ultrasophistiqués de veille stratégique basés sur la
cartographie des risques et la détection des signaux faibles, nous
sommes persuadés que le problème est ailleurs. L’histoire des
crises enseigne en effet que le maillon faible ne réside pas dans
la détection ni même dans la transmission, mais dans la
rétroaction. Le risque est identifié, l’information transmise et
reçue, et pourtant le destinataire n’agit pas.
Plusieurs raisons peuvent expliquer cette passivité devant une
catastrophe annoncée.
La première est l’incrédulité. Bien qu’il dispose de toutes les
informations et que celles-ci convergent toutes sur le risque de
crise, le décideur est dans l’incapacité d’envisager le scénario
ultime et cherchera à se rassurer. C’est là une constante des
analyses post-crise que d’observer cette volonté effrénée de
rassurance sur la base de quelques indicateurs épars alors que la
plupart convergent vers un risque maximal. C’est notamment sur la
base de cette observation que Jean-Pierre Dupuy propose de
renverser notre vision de la crise en l’imaginant en permanence en
explosion potentielle et de plaider pour une pensée de
catastrophisme éclairé.
"Cette croyance est proche
d’une imagination de puissance. La plupart des dirigeants
politiques ou industriels se vivent comme étant en crise
permanente. Naviguant sans cesse entre d’innombrables crises,
ils éprouvent le sentiment d’une capacité naturelle à
affronter les crises futures." |
Cette croyance est proche d’une imagination de puissance. La
plupart des dirigeants politiques ou industriels se vivent comme
étant en crise permanente. Naviguant sans cesse entre
d’innombrables crises, ils éprouvent le sentiment d’une capacité
naturelle à affronter les crises futures. L’attitude minimale du
groupe Total lors du naufrage du pétrolier Erika le 12 décembre
1999 sur les cotes bretonnes peut s’expliquer par cette approche,
l’entreprise sortant d’une OPA qui l’avait débarrassée de son
principal rival, le groupe Elf, elle devenait la première
entreprise française par son chiffre d’affaires et sa
capitalisation. En outre, son président Thierry Desmarest était
nommé à l’automne « manager de l’année ». Il était inconcevable au
dirigeant du groupe qu’un naufrage pouvait alors déstabiliser la
première entreprise française dirigée par le meilleur chef
d’entreprise.
"Il est ainsi surprenant de
constater que l’un des principaux moyens utilisés en
entreprise pour affronter les crises réside dans le recours à
la préparation d’argumentaires et l’organisation de média
training de crise pour les principaux porte-parole
identifiés." |
Enfin, la troisième croyance empêchant de considérer la
possibilité d’une crise repose sur l’idée que l’éventualité de son
émergence pourra être fortement réduite grâce au recours à
quelques outils, techniques ou communicationnels. Il est ainsi
surprenant de constater que l’un des principaux moyens utilisés en
entreprise pour affronter les crises réside dans le recours à la
préparation d’argumentaires et l’organisation de média training de
crise pour les principaux porte-parole identifiés.
Derrière ces trois croyances en l’impossibilité d’une crise, en
son caractère faiblement impactant et en l’idée instrumentale
d’une gestion tactique par l’utilisation de quelques outils, une
réalité plus profonde se dissimule. Les crises sont devenues
inévitables car les organisations ne disposent plus du temps
nécessaire pour y faire face, la temporalité de l’organisation
diffère de celle de la crise ; la crise est là parce que nous
n’avons pas le temps de l’affronter. Nous n’avons pas le temps de
prendre conscience de son imminence, ni de son ampleur. Submergés
que nous sommes par les dizaines de mails, coups de téléphone,
réunions, sollicitations diverses, nous sommes dans un engrenage
de l’ultra court-termisme là où la prise de conscience passerait
justement par la prise de recul suffisante. Pas le temps non plus
de reconstituer les pièces du puzzle des différentes informations
parcellaires que nous recevons et dont la convergence nous échappe
souvent. Pas le temps enfin de prendre les mesures correctrices
qui rétroactivement s’imposeraient. La pression quotidienne des
marchés économiques et financiers exige une temporalité de
l’immédiateté qui réduit les marges de manœuvre propres à la
prévention des crises.
L’accélération des crises nécessite un changement de paradigme.
Influencés par notre culture technique, nous nous réfugions dans
des typologies, des circuits d’information, des processus, alors
que la notion même de crise a changé. Peut-être est-il temps de
reconnaître une part d’imprévisibilité des crises. Il est étonnant
que la plupart des disciplines aient reconnu la part irréductible
de contingence à l’exemple des mathématiques ou des sciences
physiques avec la théorie des catastrophes ou du chaos, de
management avec les travaux de Paul Lawrence et Jay Lorsch, de la
sociologie avec le courant de la sociologie pragmatique illustré
par Luc Boltanski, alors que la gestion de crise reste souvent
imperméable à cette reconnaissance d’un principe
d’indétermination. Les modèles de gestion de crise basés sur les
approches technico-économiques sont largement obsolètes parce que
les crises ont changé de nature, elles sont devenues «
protéiformes et mutantes », en recomposition permanente, et
souvent imprévisibles pour nos organisations. Nous sommes, comme
l’écrivait Ulrich Beck, dans une société du risque où la crise est
désormais continuellement à l’affut en modifiant perpétuellement
ses modalités d’apparition et de diffusion. L’exemple actuel du
virus A/H1N1 pour lequel aucun des meilleurs experts ne semble
pouvoir prédire une généralisation catastrophique ou un repli, en
apporte une illustration.
Face aux crises du futur, plus nombreuses et plus graves, il
est nécessaire de repenser notre logique d’affrontement,
d’accepter la part d’imprévisibilité, et de reconnaître que des
notions pourtant fort abstraites d’état d’esprit ou de culture
sont cependant indispensables pour les surmonter.
Thierry Libaert est professeur à l’Université Catholique de
Louvain (Belgique) et maître de conférences à Sciences Po Paris.
Il est également le directeur scientifique de l’Observatoire
International des Crises
Magazine de la communication de crise et sensible.
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