Télécharger l'article en PDF
Crise mondiale
La crise entre risques et opportunités dans un monde en devenir
Par Didier Heiderich
« Nous sommes dans les nœuds de la violence et nous y
étouffons. Que ce soit à l’intérieur des nations ou dans le monde,
la méfiance, le ressentiment, la cupidité, la course à la
puissance sont en train de fabriquer un univers sombre et
désespéré où chaque homme se trouve obligé de vivre dans le
présent, le mot seul d’« avenir » lui figurant toutes les
angoisses, livré à des puissances abstraites, décharné et abruti
par une vie précipitée, séparé des vérités naturelles, des loisirs
sages et du simple bonheur. »
Albert Camus, La crise de l’homme,
le 28 mars 1946.
Tout semble avoir été dit sur la crise financière et
économique qui ne semble être qu’à ses débuts avec un effet domino
dévastateur pour l’ensemble de l’économie mondiale. Entre action
et communication, nombre de médecins sont au chevet du malade.
L’angoisse du lendemain se cristallise et fige les acteurs
économiques sur l’ensemble de la planète. Pourtant si les dangers
sont nombreux, si beaucoup auront à souffrir de la crise, celle-ci
peut être l’opportunité de répondre aux enjeux d’un monde qui
retient son souffle.
Plus personne n’y comprend rien. Hier encore, les américains
sûrs de leur système, gardaient une confiance sans limite en
l’avenir. La vieille Europe complexait et tentait de rattraper «
son retard » dans la course ultralibérale. La France se déclarait
en faillite avec le projet de laisser de plus en plus de place à
l’initiative privée. La Chine trouvait toutes les vertus dans
l’exploitation de sa main d’œuvre à bas prix et le déplacement
massif de populations pour devenir une grande puissance économique
et financière. Les traders construisaient des ponts d’or virtuels,
spéculaient sur les matières premières, les prix flambaient de
toute part et les entreprises regardaient avec bonheur leurs
résultats financiers s’envoler, laissant à d’autres les affres de
la famine. En quelques mois, la donne a changé. La « main
invisible » d'Adam Smith sensée réguler le marché est devenue
incertaine, puis tremblotante avant de s’affoler et de tout briser
sur son passage, étrange puissance.
Encore rayée hier, subitement, l’intervention des Etats
redevint une vertu. Elle fut même réclamée à corps et à cris par
nombre d’opérateurs privés. Le président Obama veut redistribuer
du pouvoir d’achat aux américains et consolider les fondamentaux
de la société (éducation, santé, infrastructures). En France, le
capitalisme est sommé de se moraliser, même si cette expression
laisse à chacun le soin de la définir par rapport à ses propres
valeurs. En Chine, le moral des consommateurs est le plus bas avec
un niveau équivalent en décembre qui était celui de 2003 lors de
la crise du SRAS. La « vertueuse » Irlande voit 5% de son PIB
s’envoler en même temps que Dell qui a décidé de fermer toutes ses
usines dans le pays. L’Islande, au bord de l’asphyxie, espère une
aide de la Russie et du FMI après que l’Europe l’ait abandonné.
Dans le même temps, Dominique Strauss-Kahn critique sévèrement les
gouvernements des pays d'Europe occidentale, qui selon lui
n'auraient pas évalué l'ampleur de la crise : pour le FMI, les
plans de relance sont insuffisants et d’évoquer le risque d’« une
grande dépression ». Ces propos sont par ailleurs amplifiés par
Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie 2001, pour qui « On ne fait
pas grand-chose pour remédier aux problèmes sous-jacents qui ont
donné naissance à ces déséquilibres. Une stimulation économique
temporaire n'y suffira pas. Les besoins ne manquent pas, mais ceux
qui sont en manque n'ont pas les fonds nécessaires. ». La
situation est périlleuse et de multiples dangers nous guettent
dans ce monde qui nous semble provisoire.
De multiples dangers
Dominos économiques. L’exemple de Dell qui quitte l’Irlande est
significatif. Loin de se « moraliser » les groupes industriels
sont tentés d’accélérer la course à la délocalisation, cédant
ainsi à la panique et participent à l’effet domino : en se
débarrassant de leur main d’œuvre coûteuse, elles perdent
également leurs marchés les plus porteurs. Pire, cette course
risque de miner encore plus le moral de l’occident en même temps
que l’on peut craindre un protectionnisme chinois, certes déguisé,
mais bien réel et déjà en marche. Principal moteur de la
croissance mondiale depuis des années, les Etats-Unis
s’essoufflent et les américains commencent à thésauriser plutôt
qu’à consommer. Sans le pilier de la consommation américaine,
l’économie réelle s’effondrera.
Accélération du transfert du risque. Dans ces conditions, le
transfert de risque du haut vers le bas de la pyramide sociale
peut s’accélérer et de creuser encore plus les inégalités.
Variables d’ajustement, la conjoncture risque de faire peser sur
les emplois et le coût d’une main d’œuvre surabondante le poids de
la crise. De même, la rareté de l’argent, ceci malgré les prêts ou
prises de participation, peut conduire à une dérive du coût de
l’argent, même avec une baisse des taux directeurs, faute de
régulation. L’Afrique, déjà fragilisée, sera probablement
abandonnée à elle-même avec les drames que cela suppose.
Abandon et désengagement. Le risque le plus sournois est celui
de la normalisation de la crise, de s’habituer à la crise, de
baisser les bras pour finalement accepter la situation jusqu’à
considérer comme normaux de nouveaux excès, identiques à ceux qui
sont à l’origine de la crise et qui seraient pourtant largement
condamnés aujourd’hui. De même, l’esprit d’initiative peut se
miner petit à petit face aux difficultés, multiples obstacles et
frilosité des investisseurs. Depuis des années, nombre de
politiques sont fondés sur la stratégie de la peur avec pour
leitmotiv « si vous n’êtes pas compétitifs et performants, vous
disparaissez. » Formatés par cette sentence, les citoyens de
nombreux pays peuvent sombrer dans une dépression collective et se
désengager. Des signaux faibles de ce désengagement sont déjà
détectables, avec certains chefs d’entreprises en difficulté qui
abandonnent l’idée de se battre et choisissent la liquidation
plutôt que de camper devant leurs banques pour obtenir les fonds
nécessaires au maintien de leur activité. Ici se profile la
normalisation de la crise et de ses effets.
Perte de confiance envers l’Etat et la politique. Les
incroyables retournements et transitions dans les postures des
dirigeants observés, notamment en France où le premier ministre se
déclarait à la tête d’un Etat en faillite peu avant de prêter des
sommes conséquentes aux banques, génèrent une perte de confiance
en les Etats et plus largement en la parole politique. Cette perte
de confiance peut se révéler dangereuse à l’heure où
l’intervention des Etats est indispensable dans la gestion de la
crise, dans la régulation et le rétablissement de la confiance. La
vitalité de la démocratie et des oppositions est également plus
que nécessaire afin d’éviter les dérives des gouvernements
acculés, dos au mur, face aux multiples attentes. Les élections
européennes de juin 2009 donneront le ton, par le niveau de
participation, de la confiance des citoyens envers la classe
politique dans son entier alors que la crise touchera des dizaines
de milliers de personnes dans toute l’Europe. Perte de sens. A
force de communication non suivi d’effet, à force de marier
habilement les mots pour faire résonner chaque intervention comme
autant de slogans, à force de raccourcis, à force d’indignations
feintes, à force d’amalgames réalisés pour brouiller les repères
et à force de storytelling alibis, les mots sont titrisés par
autant de hedges funds de la communication qui misent
exclusivement sur le court terme. Chaque idée véritablement
nouvelle qui prend corps dans la société, à l’image du
développement durable, est rapidement pervertie par la
communication qui s’en empare pour la gadgétiser. Il en résulte
une perte de sens et de repères jusqu’au discrédit de toute
parole. Pire, toute communication responsable, pédagogique, utile
à la gestion de crise se veut insipide pour l’individu
hypermoderne abonné au zapping, à la
communication-produit-de-loisirs dans une société que l’analyse et
le doute ennuient, dans une société prête à sacrifier les
intellectuels pour mieux dissimuler ses turpitudes.
Autoritarisme et repli sur soi. Le danger n’est pas uniquement
économique et peut être également démocratique : les périodes de
crise sont souvent propices à un autoritarisme exacerbé, réponse
simpliste mais électoralement efficace. Le moindre fait divers,
les manifestations contre des licenciements, l’hostilité à
l’encontre de mesures draconiennes, les violences liées au
désespoir peuvent devenir autant de prétextes à la promulgation de
lois d’exception tout comme à la fermeture et au contrôle des
frontières dans de nombreux pays. Le pire est que l’autoritarisme
a généralement pour effet d’amplifier les crises tout en étant
applaudi par une large part de populations en quête de boucs
émissaires. Il n’est pas à exclure de voir se profiler, même en
Europe, le retour à des démons, comme la crasse d’un nationalisme
exacerbé, voir des conflits larvés à l’image des tensions
actuelles entre la Russie et l’Ukraine.
Perversions. La crise peut avoir des effets extrêmement
pervers. C’est ainsi qu’en Italie, on peut voir la mafia se
substituer aux banques pour « sauver » des entreprises avec toute
l’ignominie que cela suppose. Symptôme de l’époque, on retiendra
également que le 28 novembre 2008 dans un supermarché Wal-Mart de
Long Island (USA) à 5 heures du matin, 2 000 clients frénétiques
ont piétiné à mort un salarié en se ruant pour profiter des
soldes. Cet exemple n’est pas anecdotique, il démontre à quel
point l’individu qui ne se projette plus dans l’avenir réagit sur
un mode pulsionnel guidé par son seul instinct. C’est l’une des
perversions les plus graves de notre société, c’est le danger le
plus prégnant de la crise : celui de la déshumanisation.
Les opportunités existent
Tout le monde s’accorde sur la nécessité de réformer un système
financier et économique devenu incontrôlable, avec une déconnexion
entre économie réelle et spéculation. Cependant, à l’heure
actuelle, cette volonté reste incantatoire et les mesures
d’urgence ont consisté – à juste titre - à renforcer les
fondations du système pour éviter qu’il ne s’effondre. Il existe
cependant une disparité dans les dispositions prises selon les
Etats. L’Angleterre a choisi la voie de la nationalisation
partielle des banques en difficulté, redonnant un pouvoir de
contrôle à l’Etat et du souffle aux ménages avec une baisse de 2,5
points de la TVA qui est passée à 15%. Aux USA, la volonté
affichée par Barack Obama est de renforcer les fondamentaux de la
société et instaurer une politique sociale tout en recherchant un
nouveau souffle dans le développement d’énergies propres. En
France, l’argent est injecté dans les banques avec qui l’Etat a
passé un « contrat moral » avec l’organisation d’une médiation a
posteriori. L’Allemagne a misé à part égale sur la relance de
l’investissement et de la consommation tout en entrant dans le
capital des banques en difficulté. Au-delà de ces politiques, les
Etats interviennent directement par à coup dans la gestion des
entreprises, par des contreparties aux plans d’aide. Certains
pourront trouver ces interventions timides et minimalistes :
certes, elles ne sont pas techniquement structurantes, mais elles
signent le retour de la puissance publique dans l’espace
économique.
Deux constats s’imposent. D’abord une hétérogénéité des
réponses face à la crise, d’autre part, l’absence de nouveauté. Le
problème est qu’une machine en marche peut difficilement être
déviée de sa trajectoire en si peu de temps. Ainsi, l’injonction
protéiforme à « moraliser le capitalisme » reste mystérieuse et
intrinsèquement virtuelle si elle n’est pas accompagnée de mesures
tangibles à la hauteur des enjeux. Car les crises permettent
également de rendre possible ce qui était encore inimaginable
hier. Ici réside de véritables opportunités : réinjecter dans les
Etats de droit la manne accumulée dans les paradis fiscaux comme
le demande nombre de voix, légiférer sur les hedges funds,
instaurer une réglementation internationale sur le développement
durable qui dépasse les effets de manche, renforcer les
fondamentaux de la société et faciliter l’accès à la santé,
l’éducation et aux infrastructures comme le souhaite Barack Obama,
favoriser le « social business » cher à Muhammad Yunus, économiste
et prix Nobel de la paix, créer une politique fiscale commune qui
défavorise le profit à court terme pour favoriser le long terme,
généraliser le principe des « class actions » qui renforce le
pouvoir des citoyens face aux mastodontes, stimuler l’économie de
la connaissance, accélérer la mise en œuvre du « Small Business
Act » en Europe pour affermir le tissu local, de veiller aux
droits de l’homme dans nos relations avec nos partenaires,
notamment la Chine, d’inventer de nouvelles collaborations et
solidarités pour créer les conditions d’un renouveau de
l’essentiel.
En conclusion provisoire
Cette crise, n’est pas uniquement le fruit des excès du
capitalisme. Elle est aussi issue du formatage social, qui
interdisait toute voix discordante systématiquement taxée
d’archaïsme ou considérée comme irréaliste dans la compétition
économique poussée à l’extrême, jusqu’à la performance
individualisée. Car les crises sont souvent révélatrices. Cette
crise est un révélateur de la gangrène qui gagne encore chaque
jour un système qui voulait échapper au contrôle des Etats et des
citoyens, relégués au rang de variables d’ajustement. Aujourd’hui,
deux solutions vont s’affronter face à la crise. D’abord et la
plus naturelle, la tentation d’un retour à « la normale », avec un
repli sur le « chacun pour soi » accompagné d’un transfert accru
des risques du haut vers le bas de la pyramide sociale en priant
pour que, sous le choc, les plus fragiles soient anesthésiés et ne
se révoltent pas. L’autre possible, plus audacieux, consisterait à
utiliser la crise pour faire sauter les verrous idéologiques et
conduire une refondation de l’économie mondiale capable de relever
les défis. Et les défis sont nombreux. Défi humain, avec six
milliards d’individus dont une large part est soumise à la
pauvreté extrême et la dislocation des liens sociaux, défi
démocratique en redonnant du pouvoir aux citoyens dans la marche
économique, défi écologique avec une planète à bout de souffle,
défi culturel avec la nécessaire mutation du rapport au temps des
individus et de la société, défi structurel au regard des besoins
d’éducation et de santé.
Lors de la grande dépression et à l’encontre de toutes les
idées admises à l’époque, Roosevelt réhabilita l’impôt et instaura
l’état providence, démonstration que les crises permettent
l’impensable. Mais cette seconde voie, celle du renouveau, demande
de l’imagination, de l’intelligence, de l’ouverture, de la
concertation, une part d’abnégation et de ne pas confier la
gestion de la crise uniquement à ceux qui en sont à l’origine, ce
qui appelle une refonte des institutions internationales. Pas
facile. Vraiment pas facile.
D.H.
Télécharger l'article en PDF |