L’art et les crises
Les jeux vidéo ont modifié ma perception de la Crise. Bilan d’une
expérience de jeu de plus de dix ans.
Par Sébastien Jardin
Des millions d’exemplaires vendus, un public plus largement
touché que celui des blockbusters du cinéma américain et dont la
tranche d’âge va de dix à quarante ans, des scénaristes dignes des
plus grands auteurs, une technologie repoussant sans cesse
l’expérience de jeu, des stratégies de communication de plus en
plus élaborées…
Il est évident que les jeux vidéo d’aujourd’hui sont bien loin
de leur ancêtre « Pong ». L’heure est à la complexité, au
challenge, à l’esthétisme, au défi solitaire ou en équipe mais
surtout au réalisme. Plonger dans la peau d’un agent secret,
incarner un soldat d’élite lancée dans une mission a priori perdue
d’avance, infiltrer et démanteler des groupes terroristes, revivre
les grandes batailles de notre temps ; voilà autant de challenges
passionnants que nous permettent de relever les grands éditeurs du
marché que sont Ubisoft, Windows Games, Eidos Interactive ou
encore Electronic Arts.
L’objectif de cet article est de montrer en quoi l’expérience
de jeu des « gamers », ces joueurs occasionnels ou accros qui
parcourent les mondes virtuels et les missions proposées, est un
nouveau prisme de perception de la Crise ; un espace où la
frontière entre virtuel et réel est faite de pointillés plus ou
moins espacés. Nous allons soumettre un retour d’expérience et une
analyse factuelle basée sur des années de pratique personnelle
d’un type de jeu spécifique et très répandu qu’est celui des FPS
(First Player Shooter) ; ces jeux où vous prenez part en solo ou
en équipe(s) à de périlleuses missions souvent inspirées de faits
réels.
Ce mélange entre violence et actualité existe depuis des
siècles. Il suffit de parcourir les galeries de peintures du
Louvre, d’observer les tableaux présents dans nos Eglises ou
encore de lire certaines pièces de théâtre pour en trouver la
preuve. Le cinéma a lui aussi joué son rôle : de Top Gun à Rambo
en passant par SWAT, violence et actualité se mêlent toujours
davantage. Cependant, un grand pas a été franchi avec les jeux
vidéo. Nous sommes passés du stade de spectateur à celui d’acteur.
Désormais, même si le scénario du jeu suit un ordre conçu à
l’avance, le joueur est maître de ses mouvements, de ses actions
et de ses choix. Quand je décide d’abattre l’ennemi lambda en
premier, c’est moi qui ai fait ce choix et non pas le peintre,
l’auteur ou le réalisateur. Etre acteur de son destin et prendre
part à de grandes batailles sans risque réel, voilà quelque chose
de grisant voire même d’excitant.
Prenons, pour commencer, quelques exemples afin de démontrer en
quoi les FPS puisent leurs thèmes dans l’actualité et comment ils
s’en inspirent pour plonger le joueur dans un univers où la
frontière entre réalité et fiction est ténue :
• Call Of Duty 4 – Modern Warfare : « Jeu de tir en vue
subjective qui se déroule dans un contexte contemporain et qui
permet de suivre deux conflits fictifs en parallèle. Le premier
place le joueur dans la peau d'un marine américain coincé dans une
guérilla urbaine au Moyen-Orient, tandis que dans l'autre lui fait
incarner un agent d'élite britannique embarqué dans des missions
discrètes en Russie et Europe de l'Est.» (www.jeuxvideos.com)
• Crysis : « Jeu de tir à la première personne, Crysis plonge
le joueur au coeur des Philippines, sur une île de fort bonne
taille à la jungle bien dense, où se trament de sombres affaires.
En 2020, l'armée nord-coréenne y est en place, et c'est à vous
qu'il incombe de découvrir ce qu'il se passe. »
(www.jeuxvideos.com)
• Rainbow Six Vegas : « Jeu de tir à la première personne qui
mise tout sur la tactique. Vous dirigez un commando d'élite, en
plein Las Vegas, qui se retrouve engagé dans de nombreuses et
périlleuses missions d'infiltration et d'arrestations de criminels
notoires. Pour vous aider dans votre aventure, vous disposez d'un
large panel d'armes. » (www.jeuxvideos.com)
Ces trois exemples font parties des meilleures ventes de ces
derniers mois et les prouesses technologiques que l’on expérimente
repoussent toujours plus loin l’expérience de jeu. Il suffit de
regarder ces captures d’écran pour se rendre compte du niveau de
qualité et du réalisme de ces titres. Mais au-delà de la finesse
du trait, de la précision du pixel, des mouvements des adversaires
calculés sur des modes aléatoires ou encore de l’expression du
visage des personnages, apparaît un élément essentiel de la Crise
: la perception. Car c’est bel et bien notre perception de la
Crise qui se modifie au travers de ces heures passées à planifier
des missions, à faire exploser des ponts, à tirer à l’arme lourde
depuis un avion sur des troupes au sol…
Les évolutions technologiques renforcent ce sentiment de
réalisme et cette modification de notre perception. Il y a, ne
serait-ce qu’un ou deux ans, le visage de l’ennemi était imparfait
alors que maintenant il ressemble trait pour trait à votre voisin.
Si je prends mon expérience personnelle, dans le dernier volet de
Call Of Duty cité plus haut, au moment de loger une balle dans la
tête d’un ennemi depuis un poste isolé avec un fusil de sniper,
j’ai eu un moment d’hésitation me disant : « il a l’air tellement
réel ! ». Rassurez-vous, cette hésitation n’a duré qu’un quart de
seconde mais il reste vrai que ce réalisme visuel, ces
inspirations d’actualité, ces missions confiées virtuellement
modifient avec certitude la façon que les joueurs (à commencer par
moi-même) ont de percevoir les Crises du monde réel.
Désormais, quand le Journal Télévisé montre les frappes
aériennes de l’US Air Force en Iraq, il y a comme un sentiment de
déjà vu et même de déjà « vécu ». On se dit « tient, c’est comme
sur mon ordinateur » ou alors « il vise moins bien que moi ». Nous
avons l’impression de savoir faire ce que l’on voit sur notre
écran et l’impact de ce que nous est présenté perd ainsi de sa
puissance. Ce qui est paradoxal et intéressant c’est que quand le
même Journal Télévisé montre le résultat au sol de ces frappes et
les conséquences sur les populations, cela engendre une réaction
de dégoût et d’horreur. Nous touchons là un point crucial dans le
sujet de la perception de la Crise : le référentiel.
C’est de ce référentiel que dépend la modification dans la
perception de la Crise. Par référentiel, entendons le référentiel
historique et social, cette conscience qui permet de faire la
différence entre réel et virtuel. En effet, à la lecture de ces
quelques lignes, on peut être tenté de dire que les jeux vidéo
rendent agressifs et banalisent la violence. Nous sommes ici dans
le même débat que celui engendré par l’affaire du lycée de
Columbine de laquelle sont nées de nouvelles critiques envers
l’icône rock qu’est Marilyn Manson. Pour ma part, je ne pense pas
que les jeux vidéo rendent violents ; pas plus que la musique ne
peut le faire. Ils sont un amusement et/ou un défouloir mais pas
une graine de haine plantée dans le terrain fertile de notre
jeunesse innocente. Ce positionnement possède néanmoins une
condition nécessaire : être doté d’un référentiel de valeurs qui
permet d’établir une frontière claire entre les phases virtuelles
de jeu et les horreurs du combat réel. Certes, les militaires,
qu’ils soient pilotes ou fantassins, s’entraînent de plus en plus
au travers de jeux vidéo. Cependant, eux seuls sont sur le terrain
à risquer leur vie. Les « gamers » dont je fais partie ne
connaissent pas le stress de la balle perdue ou de l’opération de
nuit. Nous ne faisons que jouer et c’est l’éducation reçue, le
référentiel historique et social possédé qui permet de faire la
différence entre réel et virtuel. Il est néanmoins vrai que si ce
référentiel se dissipe, il est possible de perdre pieds et
d’adopter un comportement violent.
Cette habitude que nous prenons au travers des jeux vidéo
change la perception de la Crise. La Crise transmise par les
Médias perd de son impact mais ne désolidarise pas du sort des
personnes que nous y voyons si et seulement si nous possédons un
référentiel historique et social solide. C’est également la raison
pour laquelle je ne pense pas non plus que les jeux vidéo nous
individualisent. Afin de prouver ce point de vue, il suffit de
voir l’attention que les éditeurs mettent à faire tendre leurs
titres vers le mode multi joueurs et le succès de ces derniers
grâce à de nouvelles missions et de nouvelles options de jeu. Le
sentiment d’équipe revient donc bel et bien au goût du jour et
c’est ce que les joueurs les plus accros recherchent de plus en
plus. Après tout, est-ce plus intéressant de partager ses exploits
avec ses équipiers ou avec sa souris et son clavier ?!
Les FPS jouent un rôle dans l’évolution de la perception de la
Crise pour les « gamers » mais n’en sont pas la seule explication.
Nous pouvons ici nous poser rapidement la question de la
démocratisation des compétitions de paint-ball ou de la diffusion
massive de combat réel (« free fight ») sur les chaînes du
satellite sur cette perception de la Crise. Même si les jeux vidéo
ne constituent pas la seule explication de la modification de
notre perception de la Crise, il n’est pas moins vrai que les
angles des articles et les prises de vue des photographes de
guerre devront compter avec l’expérience virtuelle des conflits
armés qu’ont des millions de joueurs sur la planète. Irons-nous à
la surenchère ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, les Médias devront
à présent véhiculer leurs messages en fonction d’un public de plus
en plus averti et armé dans un monde où la frontière entre
violence, réalité et actualité est floue.
SJ
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Le magazine de la communication de crise et sensible
Vol 16 - pdf - 70 pages - 4 Mo (gratuit)
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