L’art et les crises
Le Radeau de la Méduse.
Par Philippe THIRION
Mercredi 25 août, la foule se presse à l’inauguration dans
le Salon carré du Louvre. Une œuvre aux proportions monumentales
de 25 pieds de long sur 16 de hauteur (7,16m x 4,91m) et aux
tonalités brunâtres nappées d’un violent clair-obscur, s’impose
aux regards des visiteurs. Sous le titre presque anonyme « Scène
de naufrage » qui figure dans le livret officiel du salon, elle
capte vite les commentaires des chroniqueurs. L’ouverture du Salon
le jour de la saint Louis était certes une façon traditionnelle
d’honorer le souverain, mais ce choix ne sera pas de bon augure
pour le pouvoir. En cet été 1819 la presse pro-gouvernementale
comme celle d’opposition, se feront l’écho de l’œuvre d’un jeune
peintre inconnu de vingt-huit ans, Théodore Géricault (dont bien
des commentateurs écorcheront d’ailleurs le nom dans leurs
papiers).
La scène que représente l’immense toile est en revanche bien
vite identifiée par les visiteurs et les critiques ne s’y trompent
pas qui, malgré le titre bien neutre imposé par la censure dans le
catalogue du Salon, reconnaissent dans la vision tragique des
naufragés le désastre de la frégate La Méduse trois années
auparavant. Exposée de nouveau en Angleterre deux ans plus tard,
en 1821, sous son véritable titre cette fois, « le Radeau de la
Méduse » s’imposera comme une œuvre majeure, fondatrice de l’école
romantique française. Le clairvoyant Comte de Forbin, directeur
général du musée du Louvre et tout monarchiste qu’il fût, dès
1824, aussitôt après la mort brutale de Géricault à peine âgé de
32 ans, en fera l’acquisition pour les collections du musée qui
aujourd’hui encore l’accueille dans les salles de l’aile Denon
(1er étage, salle 77).
L’historien Michelet dira de Géricault : « C’est la France,
c’est notre société toute entière qu’il embarque sur ce radeau de
la Méduse ». Cette œuvre est aussi, de plusieurs manières, une
œuvre emblématique de la façon dont l’artiste dans le choix de son
sujet peut représenter la crise, dans ses multiples dimensions,
voire être lui-même par son œuvre objet de crise, tant par la
rupture esthétique qu’elle exprime que par le discours politique
qu’elle développe, consciemment ou même au-delà de l’intention
originelle de l’artiste.
A l’origine une crise née de l’incurie d’un commandement
Après Nicolas Poussin, Annibale Carracci et Anne-Louis
Girodet-Trioson, tous trois peintres de scènes de naufrage et
également exposés au Louvre, Géricault a choisi un naufrage récent
et qui a frappé les esprits. Il trouve là un sujet d’exception
pour décrire l’angoisse de la destinée et les affres de la nature
humaine au cœur d’une crise.
La crise relatée dans le tableau de Géricault trouve son
origine dans le choix des hommes et la désignation d’un officier,
Hugues Duroy de Chaumareys, ancien émigré, de 51 ans, survivant
des royalistes décimés par Hoche sur la plage de Quiberon en
1795…mais un amiral qui n’a pas navigué depuis près de vingt-cinq
ans. Il commande pourtant un fleuron de la flotte française, La
Méduse, frégate de trois mats et quarante-quatre canons, la plus
moderne et la plus rapide de notre marine. Elle aurait même dû, en
rade de Rochefort, dans la débâcle des Cent Jours, accueillir
l’Empereur et sa suite pour une fuite vers les Amériques qui
n’aura jamais lieu le port étant sous la menace du feu anglais.
Avec la Seconde Restauration et le retour de Louis XVIII sur le
trône, l’Angleterre doit restituer à la France son ancienne
colonie du Sénégal. La Méduse est désignée pour transporter le
nouveau gouverneur, le colonel Julien Schmaltz, son épouse et sa
fille, des scientifiques, des troupes, les finances et le
matériel. Le 17 juin, de l’île d’Aix, une flottille conduite par
La Méduse (avec à son bord plus de 400 passagers) sous le
commandement de Chaumareys appareille en direction des côtes
africaines. Très vite le commandement se caractérise par son
mépris des subordonnés et n’écoute pas les avis des marins
chevronnés. Au sein même du commandement du navire les tensions
sont vives entre Chaumareys et deux de ses lieutenants, Espiaux et
Reynaud. Enfin, la tension est également palpable entre hommes de
la monarchie restaurée et anciens des armées impériales. Dès le 23
juin on déplore un homme à la mer, un jeune mousse que la chaloupe
dépêchée à son secours ne parviendra pas à sauver.
Contre l’avis de ses officiers, Chaumareys veut couper au plus
court et continue le 1er juillet à longer la côte Mauritanienne
tandis que les autres vaisseaux, l’Echo, la Loire et le brick
l’Argus prennent le large. Dans la nuit du 1er au 2 juillet le
capitaine de l’Echo par signaux lumineux tente en vain d’avertir
Chaumareys qu’il navigue trop près de la côte. Les marins jettent
régulièrement des sondes pour connaître la profondeur de l’eau
sous le bateau ; de 36 brasses le matin le fond n’est plus qu’à 15
brasses en début d’après-midi. Muré dans son entêtement Chaumareys
prévenu, au lieu de réduire la voilure, donne ordre au contraire
de hisser les bonnettes. En quelques instants la sonde n’envoie
plus que six brasses de fond. A seize heures, toutes voiles
dehors, La Méduse s’enfonce à vive allure profondément dans les
sables des hauts-fonds du banc d’Arguin, à cent cinquante
kilomètres de la côte africaine et, comble de honte, par beau
temps calme et marée haute ! Tous les ingrédients de la crise qui
s’impose et n’aurait jamais dû survenir.
Après l’échec de plusieurs tentatives pour remettre à flots la
frégate, Chaumareys donne le 5 juillet l’ordre d’abandonner le
navire. Les officiers, les passagers…les fonds destinés à
l’administration de la colonie et une partie des soldats et
marins, prennent place dans la chaloupe et six canots. Chaumareys
dont le sens de l’honneur d’officier semble quelque peu en berne
est parmi les premiers à quitter La Méduse. Les embarcations ne
peuvent accueillir les près de 400 passagers. Aussi un radeau de
fortune d’une vingtaine de mètres est construit à la hâte et 152
hommes, essentiellement des soldats, doivent y prendre place. Sans
eau, ils ne disposent que de 75 livres de biscuits et de six
tonneaux de vin. Dix-sept hommes préfèrent demeurer sur la frégate
dans l’espoir d’être rapidement secourus (trois seront retrouvés
encore en vie et à moitié fous cinquante-deux jours plus tard).
Plus indigne encore ; alors qu’il est prévu que le radeau soit
remorqué par les rameurs des canots et la chaloupe qui seule
possède une voile, celle-ci toujours commandée par Chaumareys, ne
parvient pas à guider l’ensemble. Au lieu de se rapprocher de la
côte…les naufragés dérivent vers la haute mer… Dès la première
nuit, dans une certaine confusion, les amarres qui relient le
radeau à la petite flottille sont coupées les unes après les
autres. Désormais le calvaire des naufragés du radeau peut
commencer.
Géricault dans l’image ultime qu’il nous livre du radeau
laisse entrevoir seulement le gouffre d’horreur que connurent les
naufragés.
Sous un soleil implacable, bien loin de l’image d’un ciel
sombre rendue par Géricault, les naufragés à la dérive sont livrés
à eux-mêmes, sans que la moindre autorité ne régule pulsions et
instinct de survie. Les deux premières nuits une tempête fait rage
et les récits racontent qu’une vingtaine d’hommes tombèrent alors
… ou furent poussés à la mer. Suicides, noyades des blessés et
malades, rixes sous l’emprise de l’alcool, s’enchaînent dans un
climat de violences permanentes où les plus forts éliminent les
plus faibles. On est loin là aussi de l’image en forme de
fraternité, y compris entre européens et noirs ou métis, que nous
présente le peintre. Certains survivants, comme d’autres rescapés
un peu plus d’un siècle et demi plus tard au cœur des Andes,
découpent la chair des cadavres pour s’en nourrir. Géricault
interroge aussi ses contemporains renvoyés à la part d’animalité
enfouie au cœur de l’homme et révélée par la crise : « qui
aurions-nous été sur le radeau de La Méduse ? ».
Le 17 juillet au matin enfin, le maître canonnier de la Méduse
aperçoit une voile à l’horizon. C’est le brick l’Argus qui
recherche l’épave pour y récupérer des documents officiels ! Mais
l’Argus s’éloigne sans avoir vu le radeau. C’est semble-t-il cet
instant d’une pulsion de survie que le peintre nous présente. Le
moment de l’espérance à son comble et de la désespérance plus
grande encore qui suivra, la voile s’éloignant à l’horizon.
Quelques heures plus tard cependant l’Argus repassera à proximité
du radeau et cette fois l’aperçoit. C’est, enfin, la délivrance.
Le héros est-il le métis fruit de l’union des deux races et
qui, juché sur un tonneau, soutenu par les bras d’un compagnon
d’infortune, adresse des signaux désespérés au lointain navire ?
Un marin noir, un « nègre » dit-on alors, se distingue également
parmi les survivants, hommes blancs noirs ou métis égaux devant la
mort et l’espérance.
Le caractère politique de l’œuvre est incontestable bien que
longtemps nombre de commentateurs lui refusèrent toute
intentionnalité. Ce qui est tout de même une singulière
appréciation pour un peintre qui, en rupture avec toutes les
conventions en vigueur, a choisi de prendre son sujet dans un fait
d’actualité encore brûlante et qui fut au cœur du débat politique.
C’est ce que rappelle dès le dévoilement du tableau la censure du
catalogue du Salon d’août 1819. Quelques années plus tard avec son
Chasseur de la Garde puis avec le Cuirassier Blessé Géricault
récidivera dans des œuvres aux clés de lecture politiques. « Jeune
homme de bonne famille » nombre d’auteurs ont considéré qu’en
Géricault « le peintre dominait le penseur », un peintre certes au
génie incontesté mais un « peintre seulement ». Ce n’est pas notre
interprétation de l’homme et de ses intentions (notamment son
engagement personnel dans les Cent Jours dans les « Mousquetaires
Gris » vient démentir un comportement de simple observateur), mais
qu’importe, car en matière de crise ce n’est guère l’intention du
médiateur qui compte mais la perception qu’en a le public.
Les gazetiers de 1819 ne s’y trompent pas d’ailleurs quand ceux
qui soutiennent le gouvernement, comme La Gazette de France ou Le
Drapeau Blanc, s’attaquent à l’œuvre d’un pur point de vue
pictural et violant les canons académiques, en évitant de
mentionner le nom de La Méduse. Tout comme la pièce de théâtre «
Le naufrage de la Méduse » avait un an plus tôt été rebaptisée par
la censure « Le banc de sable » et maquillée à force de pirates et
d’équipage Malais (alors que Géricault était en plein travail,
quittait les esquisses pour passer à la toile finale), l’œuvre
peinte doit être neutralisée en « Scène de naufrage ».
Il n’y aura cependant ni ambigüité ni Malais ici. L’observateur
attentif en effet (le tableau était initialement exposé à hauteur
d’homme) notera que l’un des personnages principaux, celui qu’on a
souvent désigné comme « le père », homme mûr assis au premier
plan, le seul tourné face à nous, le seul qui se détache comme
souligné par l’étoffe rouge qui entoure sa tête et drape son dos,
porte autour du cou la croix de la Légion d’Honneur, ne laissant
aucun doute sur la nationalité et le caractère contemporain des
naufragés, même si l’on aurait pu s’attendre à trouver sur la
toile davantage de témoignages des uniformes de l’équipage. La
Méduse est bien un acte d’opposition, d’une double opposition
artistique et politique.
En faisant poser et figurer sur le tableau Corréard et Savigny,
deux rescapés qui dès le 13 septembre 1816, de retour en France,
publiaient dans le très opposant Journal des Débats leurs
révélations sur le scandale de l’échouage, l’incurie du
commandement, l’abandon de l’équipage, la tragédie du radeau à la
dérive, Géricault conforte la portée réaliste et donc politique de
son œuvre. Ce drame qu’avait tenté d’étouffer le gouvernement –
c’est même la marine britannique qui avait rapatrié en France les
survivants devant les réticences du Ministère français de la
Marine à y procéder ! – est donc ravivé par une représentation de
7 mètres sur 4 qu’il est difficile d’ignorer… Toutefois,
contrairement à la tradition, la toile ne sera pas acquise par le
Musée du Louvre dès la fin du Salon, sanction et échec cuisant
pour un Géricault quelque peu découragé après s’être donné corps
et âme pendant une année et demie à ce projet. Il décidera alors
de quitter la France pour l’Angleterre (et une nouvelle
passion…pour le cheval !). Mais la renommée de l’œuvre est déjà
établie.
Le peintre nous offre la vision d’une crise dans la crise,
l’instant où les naufragés espèrent un salut incertain d’une voile
à l’horizon.
Les survivants font une évaluation immédiate de la situation ;
le risque de ne pas être vus par le seul navire dont ils croisent
la route après douze jours à la dérive, autant dire une
condamnation s’il poursuit sa route. La tension des hommes vers
l’horizon donne une appréciation de la dangerosité tandis que
leurs moyens de maîtrise sont dérisoires : agiter quelques
lambeaux de vêtements et d’uniformes pour tenter des signaux
désespérés. On imagine encore les cris faibles des naufragés, dans
une mer toujours bien agitée dont le creux des vagues à droite du
tableau donne la mesure sous un ciel lourd. Les désespérés
éprouvent la certitude que c’est leur seule chance, le sentiment
de l’urgence du navire qui s’éloigne, tandis que la « crise » est
d’une ampleur totale dont témoignent des corps sans vie, au
premier plan à droite un corps dénudé à demi émergé… Géricault, au
réalisme violent mais qui sait composer pour son propos
artistique, nous fait grâce de corps… ou morceaux… qui
témoigneraient trop explicitement des scènes de cannibalisme.
Le peintre nous offre ici deux horizons temporels ; le temps
qui s’écoule lentement au cœur de la crise durant les douze jours
d’errance depuis le naufrage dont témoignent les corps et le
radeau, et ce temps de rupture, lorsqu’on entrevoit une sortie de
crise, la voile salvatrice, quand bien même est-elle une illusion
car à cette distance le sauvetage est improbable, même à la longue
vue aucune vigie ne pourrait distinguer ces quelques hommes
accrochés à des rondins.
Aucune organisation dans cet instant, mais l’improvisation et
le chaos comme depuis l’échouage de La Méduse. Chacun y va de son
initiative, tour de Babel paradoxale dans un espace aussi réduit.
Les alliances ne sont plus que temporaires et aléatoires en petits
groupes épars. Est-ce pour cela qu’un insupportable sentiment
d’impuissance semble habiter l’homme à l’étoffe rouge, déjà
témoin, comme le révèle sa décoration, d’un Empire déchu. Son
regard se perd dans le lointain, au-delà du spectateur. Seul un
naufragé pratiquement au centre du tableau semble encore témoigner
d’une tentative de transcendance, les mains jointes en un geste
d’appel désespéré à la Providence.
Et ainsi Géricault nous fait entrer dans la crise, dans un
réalisme qui submerge l’idéal, le peintre se fait médiateur entre
l’événement et ses contemporains, à peine trois ans après les
faits, deux ans après le retentissant procès qui suivi.
Géricault dans son œuvre audacieuse s’engage dans la voie d’une
« crise créatrice ».
Par sa technique le peintre refuse les contraintes des normes
classiques. Il cherche une liberté de création. L’audace de
Géricault influencera probablement Delacroix, futur chef de file
des romantiques, qui a partagé la longue création de l’œuvre
pendant près de dix-huit mois et posé pour l’un des personnages du
radeau (un cadavre face contre le plancher du radeau face contre
le radeau, bras gauche étendu). L’œuvre n’est pas encore
romantique. Elle se place au terme d’un néo-classicisme qui
s’épuise et à l’aube d’un romantisme en gestation dans le réalisme
cru qu’expose le peintre. Jusqu’alors les souffrances de l’homme
se paraient des fastes de l’Histoire, les grands épisodes
bibliques, les exploits des héros antiques et hauts faits des
monarques. Aucun héros n’émerge vraiment de la crise étalée sous
nos yeux. Pas de noble figure évoquant l’imagerie d’un Achille ou
d’un Hector du David. Ici les hommes souffrent, un souffle de vie
anime encore certains d’entre eux, soutenu par le seul instinct de
conservation. Pas de héros mais une réalité toute animale.
Après l’idée du tableau qui naît dès 1817, puis des croquis,
études et de nombreuses esquisses, le tableau lui-même fut peint
de novembre 1818 à août 1819. Il est le fruit d’une recherche
approfondie. Géricault a réuni tous les éléments lui permettant
d’atteindre un réalisme extrême, allant même jusqu’à soudoyer des
infirmiers de l’hôpital Beaujon voisin du vaste atelier qu’il a
loué, pour se faire porter des fragments anatomiques, bras, pieds,
têtes de décapités, pour mieux saisir dans ses études anatomiques
les images de la mort. Deux tableaux également célèbres naîtront
de cette préparation minutieuse, les Têtes (Musée de Stockholm) et
les Membres (Musée de Montpellier). Il retrouvera et interrogera
longuement des survivants du radeau ; l’ingénieur géographe
Alexandre Corréard et le jeune chirurgien auxiliaire Henri Savigny
qui avaient publié dès la fin 1817 un récit de leur calvaire. Il
fera même poser pour lui dit-on sept des survivants !
Les visiteurs du Salon de 1819 seront d’emblée frappés par la
tonalité brunâtre et le clair-obscur qui dominent l’œuvre, en
rupture violente avec les couleurs vives de la peinture
néo-classique. Pour obtenir cet effet particulier Géricault
utilisera le bitume alors en vogue. Ce matériau a cependant comme
caractéristique de demeurer instable et de s’assombrir avec le
temps. Ce qui conduira même le Louvre à faire réaliser en 1859 une
copie grandeur nature de l’œuvre (aujourd’hui conservée à Amiens).
La palette des couleurs, dans la veine des baroques napolitains
ou du Caravage, traitée avec la technique du grattage, est ainsi
particulièrement réduite pour mieux entrer en résonnance avec les
naufragés. Elle va du noir au beige avec tous les tons de bruns
fondus dans des contours flous et confortant l’impression
dramatique. Un élément se détache cependant, l’étoffe rouge foncé
que porte l’homme mûr au premier plan à gauche.
Cependant Géricault, qui s’est parfaitement documenté, bien que
disposant de tous les éléments lui donnant les moyens d’une
expression pleinement réaliste, sublimera cette réalité. Les
personnages, rasés, coiffés, aux muscles particulièrement marqués
ne reflètent pas la pitoyable réalité des corps meurtris par douze
jours de famine. Les cadavres présentent une peau certes pâle mais
idéalisée sans les marques violettes de la décomposition. De même,
l’artiste se libère de la réalité contextuelle en nous présentant
le radeau au creux des vagues d’une mer violente sous un ciel
sombre et lourd. Mais comment exprimer la tension de la crise sous
un ciel dégagé bleu azur dominant une mer d’huile ? Il résume son
message : des naufragés abandonnés, en proie à la douleur,
victimes appelant à la compassion.
Enfin le radeau tel qu’il apparaît ici est le frêle esquif que
l’on peut imaginer, le peintre se centre sur la perception que le
public bien informé par le procès et les récits publiés pouvait
avoir du radeau. Géricault avait même retrouvé le charpentier de
La Méduse qui comptait parmi les survivants et lui avait demandé
de reconstituer le radeau dans le vaste atelier qu’il avait loué.
Pour autant quel réalisme ? L’artiste mêlera réalité et allégorie.
Le véritable radeau avait certes été construit à la hâte et mal
construit (il subira d’ailleurs nombre de voies d’eau), mais il
était d’une taille sans commune mesure avec le modeste radeau
d’environ quatre mètres de côté que nous présente Géricault. Le
radeau, sur lequel s’entassèrent 150 marins lors de l’abandon du
navire échoué était long d’environ vingt mètres et large de sept.
L’artiste n’a que faire d’une reproduction rigoureuse de la
réalité. C’est l’intention, le message, qui lui importe. Sublimé
dans la monumentalité de l’œuvre il veut frapper l’imaginaire de
ceux qui contemplent l’œuvre, quitter le fait divers et l’élever
au rang de l’Histoire.
Pour l’anecdote, l’observateur attentif notera que l’on ne peut
distinguer le moindre pied nu de l’un des dix-huit passagers et
cadavres du radeau, les pieds qui devraient apparaître en raison
de la position des corps, comme celui du cadavre au premier plan
gauche, sont bandés, masqués par des linges. Une étude de la toile
aux rayons X aurait depuis fait apparaître la difficulté du
peintre, et finalement son renoncement, à représenter des pieds
nus qui le satisfassent…
Le tableau n’offre au regard aucune symétrie ; il reflète le
désordre et le chaos de la survie dans le radeau. Plusieurs lignes
de force s’en dégagent dont au premier plan le radeau surchargé et
au second plan la mer menaçante, au loin quasi-invisibles, les
voiles de l’Argus. Au fur et à mesure de la réalisation de son
œuvre Géricault réduira la taille du bateau salvateur, rendant
d’autant plus incertaine l’issue. D’ailleurs, si l’on observe
attentivement la voile du radeau, on constate que celle-ci est
gonflée par un vent qui l’entraîne vers la gauche, à l’opposé même
de la route de l’Argus, à l’opposé du sens de la lecture,
symboliquement vers le théâtre de la mort, le théâtre d’un martyre
sans gloire.
Des cent cinquante deux naufragés qui avaient pris place à bord
du radeau douze jours plus tôt, seuls quinze embarquent le 17
juillet à bord de l’Argus, cinq encore mourront peu après leur
arrivée à Saint-Louis du Sénégal.
Géricault dans son œuvre a saisi les ingrédients de la tragédie
qui s’est jouée dans et autour du radeau, nourrie des ingrédients
de la tragédie classique ; unité de lieu de temps et d’action.
Mais ici la tragédie se fit crise ; crise humaine avec des
désespérés livrés à eux-mêmes, mus par le seul instinct de survie
et qui se livrèrent même à des actes de cannibalisme, crise
politique avec le rappel qu’apporte son œuvre monumentale alors
que l’intense émotion et le procès qui suivirent le retour en
France des survivants étaient encore dans toutes les mémoires, la
condamnation en cour martiale de Chaumareys et la démission du
vicomte Dubouchage Ministre de la Marine, et enfin crise
artistique, par la rupture avec le néo-classicisme qu’il engage,
annonçant au cœur même des murs de l’Académie le mouvement
romantique.
Avec beaucoup d’autres après lui – on peut penser au Guernica
de Picasso, au Cri de Munch -, Géricault aura ainsi libéré le
peintre du cadre des conventions picturales pour le rendre acteur
et médiateur de ce moment privilégié car paroxystique qu’est la
crise.
Philippe THIRION est intervenant au CELSA (MBA)
Retrouvez l'article complet sur :
Le magazine de la communication de crise et sensible
Vol 16 - pdf - 70 pages - 4 Mo (gratuit)
|