L’art et les crises
Persépolis, la crise rendue à l’universel.
Par Didier Heiderich
Interdit par le régime des mollahs en Iran et stupidement
censuré au Liban où il s’achète sous le manteau pour 2$, le film
d’animation « Persépolis » de Marjane Satrapi perpétue ainsi
l’histoire qu’il raconte, celle de l’universalité du comportement
des êtres en situation de crise.
Comment expliquer un tel succès pour un film d’animation et
autobiographique qui raconte l’histoire de Marjane, de petite
fille à femme, plongée au cœur des crises qui ont secoué la
lointaine et étrangère Iran ? Probablement par cette volonté
d’universalité voulue par Marjane Satrapi « le dessin, par son
côté abstrait, rend le propos universel » déclare-t-elle avant
d’ajouter sans ambages « l’image réelle aurait donné un côté film
de bougnoules.» En désincarnant les personnages, en évitant
soigneusement le pathos de l’horreur, elle nous fait ainsi grâce
de nos propres turpitudes : sans image typée, chacun peut
reconnaître une part de lui-même dans Persépolis.
Universel également car c’est du particulier, de la singularité
que nait l’universalité. L’anecdote vaut ici mille exposés savants
qui s’égareraient dans les limbes anecdotiques. Et cette histoire
universelle qui nous est conté est celle du choix en situation de
crise. Car malgré les bombardements et le million de morts de la
guerre Irak - Iran, malgré l’enfermement idéologique imposé par
les mollahs, malgré le carcan des gardiens de la révolution,
malgré la dépression qui étouffe un temps Marjane, les personnages
du film se glissent dans chaque espace de liberté vacant,
profitant du moindre souffle de vie. Universel, encore, grâce à la
grand-mère, personnage attachant et tellement libre qu’il bouscule
les conventions européennes qui nous semblent subitement
moralisantes. Pour cette grand-mère, rien n’est grave sinon la
mort et lorsque Marjane lui annonce en pleurs qu’elle va divorcer,
la réponse de l’Iranienne est cinglante pour le convenu « ce n’est
que ça ? » Car les crises nous apparaissent ici comme autant de
conventions, d’arbitrages entre volonté et réalité. C’est ainsi
que lors d’un long séjour à Vienne à l’abri des bombes, Marjane
perd sa liberté en s’enfermant dans la mémoire d’une trahison
amoureuse. Il lui faudra paradoxalement retourner en Iran pour
retrouver son libre arbitre, même si le film permet de mesurer la
force et le courage nécessaire pour regagner cette liberté. Car
Persépolis nous rappelle que la liberté n’est pas uniquement le
fait d’espaces, mais le fruit de la volonté. C’est ainsi que les
personnages européens, une bande de punks, semblent ne plus savoir
quoi faire de la liberté qui leur est accordée, se compromettent
dans des superficialités qui deviennent autant de prisons : pour
l’auteur, ce n’est pas le monde qui fait obstacle à la liberté, ni
même la pesanteur du destin, mais soi. Mais ce film qui est tout
sauf moraliste donne une limite à cette liberté : l’intégrité.
C’est ainsi qu’ayant dénoncé un inconnu pour échapper aux gardiens
de la révolution, Marjane se trouve face à sa grand-mère en rage
qui lui rappelle toute l’importance de l’intégrité. Marjane qui se
défend « Je n’avais pas le choix…» reçoit pour réponse définitive
« On a toujours le choix ! »
Universel, aussi, lorsque le film ridiculise l’autorité des
mollahs et les gardiens de la morale islamique. Sur ce plan les
moralistes autoritaires de tous poils, que l’on voit resurgir au
détour des crises, peuvent retourner dans le placard qu’ils
n’auraient jamais du quitter. Car l’autorité nous est montrée sous
le visage de l’absurdité la plus cruelle et Persépolis nous
rappelle que la morale d’Etat, fait du roi, confine forcément au
ridicule. C’est ainsi qu’il nous est narré que faute de pouvoir
tuer une vierge, il est d’usage de la marier de force afin de
l’exécuter ensuite : ainsi l’autorité peut s’exercer tout en
sauvegardant la morale. Et l’auteur de s’en emparer pour les
tourner en dérision. Les mollahs et autres gardiens de la morale
ont le pouvoir de faire régner la terreur et de tuer ? Qu’importe,
Marjane les résume pour mieux les réduire à leur sombre condition
: « Des cons. »
Universel enfin, car Persépolis nous rappelle que toute crise,
même la plus épouvantable, révèle une part d’opportunité. Ici
Marjane, devenue femme, décide de s’approprier la crise pour en
sortir grandie. L’instant est important. Il est symbolisé par une
promesse faîte sur la tombe de son oncle « Je serai intègre. » Et
Marjane Satrapi, l’auteur, de faire de cette crise le prétexte de
Persépolis, devenu déjà un classique, qui nous permet à chacun de
grandir. Persépolis n’est pas un film, c’est un accomplissement.
Résilience oblige.
DH
Persépolis fut d’abord une BD en 4 tomes avant de devenir un
film d’animation. Le film est visible à partir de 10 ans a obtenu
le prix du jury du Festival de Cannes 2007.
Aux Césars 2008, il obtint celui du Meilleur Premier Film
ainsi que celui de la Meilleure Adaptation.
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