L’art et les crises
BD et communication de crise : la saga Largo Winch
Jean-Marie Pierlot
Depuis une vingtaine d’années, le célèbre duo composé du
dessinateur Philippe Franck et du scénariste Jean Van Hamme met en
scène la vie trépidante d’un aventurier qui a hérité, en tant que
fils adoptif, de la fortune colossale d’un homme d’affaires à la
tête d’un empire financier. Son nom : Largo Winch.
Largo Winch, beau gosse, diplômé des plus célèbres écoles
commerciales du Royaume-Uni et des Etats-Unis tout en cultivant
l’art de la fugue, succède donc à son père adoptif à la tête du
groupe W qui comporte groupes pétroliers, chaînes d’hôtels de
luxe, compagnies aériennes, etc. Le père adoptif de Largo avait
bâti son empire financier en appliquant la seule loi qui semble
selon toutes les apparences prévaloir dans le milieu des affaires
: celle de la jungle. Tous les coups y sont permis, même les plus
immoraux, à condition qu’ils soient gagnants. Largo va tenter de
mettre de l’ordre dans cette jungle au nom de certaines valeurs
chevaleresques, et vivra donc des aventures tumultueuses, sa
méthode de management hors normes se combinant avec un mode de vie
trépidant à la James Bond, ce qui fait le charme de la série.
A la différence précisément de James Bond, qui travaille au
service (secret) de l’empire britannique, Largo Winch évolue dans
les milieux d’affaires internationaux, le siège du groupe étant
situé à New York. La longue familiarité qu’a entretenu le
scénariste Jean Van Hamme avec les sociétés multinationales rend
particulièrement vraisemblables les déboires et accrocs financiers
qui surgissent dans ce milieu. La crise y est omniprésente, tout
au long des quatorze épisodes déjà parus de cette ultra-célèbre
B.D. (le succès n’en subit pas les effets : chaque tome a en effet
été vendu à plus de 500.000 exemplaires). On y voit défiler des
hommes d’affaires libyens prêts à tout, manipulant le patron peu
scrupuleux d’une compagnie pétrolière concurrente, quand il ne
s’agit pas des milieux de la drogue, du cinéma hollywoodien ou de
la mafia chinoise. Deux des épisodes donnent même droit à un
sentimental redressement d’une entreprise de fabrication de skis,
dans une vallée où l’emploi se fait rare.
Comment la communication de crise est-elle présentée dans les
Aventures de Largo Winch ? Concentrons-nous sur le premier épisode
de la série, intitulé « L’Héritier ». Cette première livraison est
en effet emblématique de l’ensemble de la saga, qui présente Largo
Winch comme un P.D.G. hors norme, dont le modèle aventurier,
lanceur de couteaux, doit être peu courant dans la vie réelle des
entrepreneurs. Les premières pages de L’Héritier mettent en scène
le père adoptif de Largo, Nero Winch. Atteint d’un cancer du
cerveau, il vit ses dernières heures dans une confrontation
dramatique avec l’un de ses chefs de division contre lequel il a
monté un dossier l’accusant de manière irréfutable d’avoir
détourné l’argent du groupe à son profit. Celui-ci précipite Nero
Winch du toit de son gratte-ciel et déguise le meurtre de son
patron en suicide. Cette mort brutale suscite, on s’en doute, un
trouble énorme au sein de l’équipe de direction du groupe W. Le
board se réunit au grand complet pour examiner comment communiquer
l’annonce de cet événement. Il décide cependant de laisser la
presse commenter le suicide dans le registre judiciaire, dans
l’attente de l’annonce de la succession de Nero Winch. L’héritier
fait figure d’inattendu, car personne au sein du groupe, à
l’exception du principal collaborateur du défunt, John D.
Sullivan, n’était au courant de l’existence de ce fils adoptif,
qui avait jusque là été tenue secrète. Les épisodes suivants de la
série ne manqueront pas de rebondissements, c’est même le moteur
du suspense de cette B.D. Mais cette première succession
d’événements dans la gestion du groupe W met en scène tous les
ingrédients d’un scénario de communication de crise : • Un PDG
milliardaire qui disparaît dans des conditions suspectes • Une
crise de succession difficile, le PDG disparu ayant dirigé son
groupe d’une main de fer en accumulant d’énormes pouvoirs
financiers • L’arrivée d’un inconnu à sa succession. Etrangement,
alors que le vieux Nero Winch semblait fort diminué par la maladie
(il ne pouvait plus se déplacer qu’en fauteuil roulant, victime
d’une paralysie provoquée par son cancer du cerveau), aucune
cellule de crise n’a été constituée pour établir un scénario de
communication de cette succession. On apprendra d’ailleurs, dans
la suite de l’épisode fondateur de la série, que l’héritier a eu
bien du mal à rejoindre le siège new-yorkais du groupe W. Il a en
effet été inculpé de meurtre par la justice turque, pays où il
séjournait et où un mystérieux inconnu qui lui veut beaucoup de
mal s’est arrangé pour le mettre dans ce sale pétrin … La série
Largo Winch met en scène d’innombrables situations de crise du
groupe W. La résolution de ces crises passe par le comportement de
justicier de l’héroïque héritier qui assume son rôle avec brio,
son père adoptif ayant pris soin de le former dans les meilleures
écoles de management. L’effet de vraisemblable produit par le
spectacle de nombreuses expertises financières ne va pas cependant
jusqu’à s’enrichir de simulation de scénarios de communication de
crise. La presse est considérée comme un dangereux amplificateur
de rumeurs, la cellule de crise est constituée des membres du
board, quand il ne s’agit pas de Largo Winch tout seul … Bref, le
jeune étudiant qui espère apprendre par la B.D les stratégies de
communication de crise des grandes entreprises en sera pour ses
frais. Mais il prendra plaisir à imaginer l’aventure que
représente le fait d’être riche …
Jean-Marie Pierlot, Maître de Conférence invité à
l’Université Catholique de Louvain.
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Le magazine de la communication de crise et sensible
Vol 16 - pdf - 70 pages - 4 Mo (gratuit)
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