L’art et les crises
La Crise dans le Cinéma
Par Salem Brahimi
Avant propos : Il convient ici de noter que le sujet
de la crise au cinéma doit s’entendre dans un sens très large et
peu segmenté : la nature du sujet invite à déborder du cinéma pour
explorer la télévision et notamment les séries TV. En effet, aux
Etats-Unis souvent, en France bientôt, scénaristes, réalisateurs
et producteurs content leurs histoires sur ces deux media et il
est de plus en difficile de s’intéresser au cinéma sans penser à
la télévision. Par ailleurs, les évolutions en qualité de la Série
TV aux Etats Unis majoritairement, en France plus timidement,
ainsi que l’omniprésence de la crise sur tous les écrans
(télévision et cinéma) invitent à faire des allers-retours
transatlantiques, et entre TV et Cinéma au cours de notre
explorations de ce sujet.
Le cinéma aime la crise… et la crise le lui rend bien
puisqu’on dit souvent que le cinéma est en crise depuis sa
création… Avènement du parlant, chute puis renaissance des
studios, arrivée de la télévision sur fond de maccarthysme aux US
puis de la « Télévision est à moi » en France, avènement de la
nouvelle vague, du nouveau Hollywood, déferlante des
magnétoscopes, des nouvelles technologies, piratage, opérateurs
internet et téléphoniques jouant les chiens (très riches) dans le
jeu de quilles (moins riche) du cinéma. Tous ces évènements ont
été, sont vécus comme des renouveaux autant que des crises… des
réinventions d’un métier à la fois traditionaliste et innovant.
Mais là n’est pas le sujet bien sûr… quoique… Peut-être que
cinéastes et producteurs entretiennent une relation tellement
intime avec la notion de crise qu’il y a un constant dialogue avec
elle : le serpent insaisissable de la crise se faufile de l’écran
de cinéma à la vie du cinéma, de la narration à la réalité.
Si l’objet ici n’est pas de déraper sur la/les crise(s) du
cinéma mais bien la crise traitée par le cinéma, il y a néanmoins
quelques éléments d’affinité entre le cinéma et la crise
intéressants à explorer… Il ne s’agit pas tant de corréler les
crises que connaît le cinéma aux crises dont le cinéma traite que
de simplement noter ce contexte d’intimité avec la notion de
crise. Aussi, s’il est périlleux de se prononcer sur le fait que
ce contexte soit anecdotique ou structurant, il semble que la
notion de crise sous-tend le cinéma : tout d’abord de manière
chronique (la fameuse « crise/réinvention » récurrente décrite
précédemment) mais aussi la crise « ponctuelle » qu’est un film.
Le tournage d’un film est par essence une période de crise : armée
de techniciens en campagne, menés par un réalisateur et un ou des
producteurs. Le bateau-film peut être un bateau ivre, ou un bateau
d’une organisation prussienne, il peut naviguer sur une
mer-tournage d’huile ou contre vents et marées, mais quoi qu’il en
soit, personne ne s’y trompe : la crise est là. Le compteur
tourne, l’hémorragie financière a commencé, le réalisateur sait
que tout est fragile : ça se passe bien aujourd’hui mais qui sait
ce qui se passera demain ? Le doute est permanent : ces scènes
décousues, tournées dans le désordre seront-elles au moins
montables ? Et si elles le sont, le film sera-t-il l’objet espéré
?
La Nuit Américaine (de François Truffaut, 1973) mais aussi
Dansons sous la Pluie (de Gene Kelly et Stanley Donen, 1952) sont
des films sur les films qui, chacun à leur manière, montrent de
manière criante qu’un film est une crise et que le cinéma est
indissociable de cette notion. La crise-film est ainsi un
exhausteur de passions, qui permet de conter bien plus que le
cinéma… On verra aussi que de cette intimité avec la crise découle
une esthétique de la crise, assez narcissique.
Angoisse, risque financier, artistique, professionnel, doute
sur l’avenir même de l’industrie… La crise et sa cohorte
d’émotions entretiennent une relation intime avec les gens de
cinéma. Ce ne sont pas les seuls métiers qui fréquentent la crise
de si près. D’autres le font de manière bien plus régulière,
spectaculaire avec des enjeux bien plus graves : hommes politiques
(oserons-nous dire « hommes d’Etat », notion devenue tellement
rare qu’elle paraît aujourd’hui désuète ?), forces de sécurité,
journalistes, professions médicales, sportifs…
Oui… nombreux sont les métiers qui fréquentent la crise. Mais
aussi relatives soient celles que connaissent les hommes et les
femmes qui fabriquent des films par comparaison à toutes ces
autres professions, les cinéastes et producteurs sont les seuls
qui ont pour métier d’inventer, de raconter, de montrer des
histoires « entièrement vraies », puisqu’ils les « ont imaginées
d’un bout à l’autre », comme le disait si joliment Vian.
C’est sur ces histoires, plus ou moins inventées, que je veux
me concentrer. La fiction au cinéma et à la télévision semble un
champ déjà immense à explorer quand on pense la crise. Le
documentaire, univers passionnant, a aussi beaucoup parlé de
crises, notamment historiques. Toutefois, traiter du documentaire
et de la crise est un exercice délicat : de quoi parle-t-on
vraiment ? De l’objet documentaire (le film) ou de l’objet du
documentaire (en l’occurrence, la crise) ? De plus, la crise vue
par le documentaire ouvre la porte à d’autres débats plus généraux
et cinéphiliques sur les dilemmes des documentaristes sur la
narration et la restitution des faits explorés : risques de
surdramatisation ; que montre la caméra et surtout que ne
montre-t-elle pas ? Comment le montage influence-t-il la
perception de la réalité ? Où finit l’engagement, ou si ce n’est
l’engagement, au moins le point de vue nécessaire du réalisateur ?
Et où commence la manipulation ? Frôler ces débats passionnants,
tout en risquant de s’y perdre, serait un exercice qui nous
éloignerait du sujet de la crise au cinéma. Ainsi, du fait de
l’étendue du champ de la fiction et des débats-détournements que
renferme l’univers du documentaire, il convient de privilégier le
premier domaine, tout en tournant le dos à regret au second.
C’est une banalité de le dire : la crise est un formidable
ressort dramatique. Elle offre souvent une unité de temps et de
lieu que l’écriture dramatique apprécie. Il s’agit aussi d’une
loupe qui cristallise les doutes et les peurs d’une époque,
magnifiant selon le traitement et le sujet (réaliste ou
fantasmagorique) les qualités des héros ou l’humanité des
protagonistes…
A ce titre, et beaucoup ayant déjà été écrit sur le polar (cf
article de Nadia Dhoukar dans ce n°)
peut-être convient-il de commencer par un genre plus spécifique
(quoique pas exclusif) au cinéma. Un genre parfois considéré comme
secondaire mais fondateur : celui de la Série B en général (cette
appellation regroupant souvent des films allant du grotesque au
passionnant) et du film d’invasion extraterrestre en particulier.
Les années cinquante et soixante ont vu des dizaines de films de
ce genre être tournés. Le schéma typique de ces films apparemment
de science-fiction emprunte, en fait, leur procédé narratif au
cinéma d’horreur. La crise est presque toujours la même : des
envahisseurs souvent monstrueux viennent sur Terre semer le chaos
et la mort… Ce qui rend ces films à la fois passionnants et
perturbants est le fait qu’invariablement l’Autre, l’alien (ce
terme en anglais décrivant tant l’étranger que l’extraterrestre)
est un facteur de crise. Il apparaît un rapport très simple à la
crise : l’Amérique est un univers heureux mais menacé par
l’absurdité destructrice de l’Autre. La récurrence de Mars
désignée souvent comme la Planète Rouge dans les titres de ces
films est révélatrice de l’obsession anti-communiste dans un
contexte de Guerre Froide. Ainsi, ces films tournés à la chaîne,
sans nul autre motif apparent que celui de divertir, sont en fait
porteurs du regard de tout un pays sur lui-même et sur la menace
que pose l’Autre. Dans ce cinéma, la crise est bien plus qu’une
crise. La crise et la réponse qu’on lui apporte cristallisent un
état du monde, un rapport à soi, à ses peurs, et à ce bonheur
triomphant de l’Amérique des Trente Glorieuses mais sous menace
permanente de la convoitise destructrice de l’Autre,
fantasmagorique (le martien) ou réel (l’URSS).
Il y a des variantes à ces films de catégories B, tels que les
films fondés sur la notion de contagion (morts vivants, maladies
mystérieuses etc.) : là encore, la crise que constitue la
contagion -les rangs des individus sains se réduisant comme peau
de chagrin- fait écho à des mythologies fondatrices de l’Amérique
super-puissance (c'est-à-dire post-1945) qui vient de triompher de
l’Allemagne nazie (souvent dépeinte comme une contagion –« peste
brune »- qui s’est abattue sur l’Europe, et qui a donné naissance
à une des iconographies cinématographiques les plus célèbres :
l’ombre nazie s’étendant comme une tache d’huile sur une carte
d’Europe). Une Amérique triomphante mais qui doit déjà encore et
toujours lutter contre une nouvelle épidémie, communiste cette
fois. Dès lors, les narrations fondées sur la notion que la
contagion progresse et que l’avenir de l’humanité est entre les
mains de quelques personnages « sains » permettent de dire que la
crise au cinéma n’est jamais qu’un prétexte, un faux-semblant,
pour exprimer des notions sous-tendant la culture de manière plus
profonde et fondatrice que le sujet du film ne le laisse penser.
Le principe technique du cinéma est fondé sur la projection… et la
crise –qu’elle soit invasion ou contagion- permet elle aussi au
cinéma américain des années 1950 de projeter ses fantasmes de
manière criante.
Les luttes réelles ou fantasmées de cette Amérique, qui sort
d’une guerre « chaude » et se lance dans une autre, froide
celle-là, et cette perception que l’Amérique enchaîne les crises,
résonne fortement avec toutes les narrations « héroïques » depuis
la Grèce antique : le héros, personnage exceptionnel, béni des
Dieux par ses dons mais maudit aussi, du fait que personne ne le
laissera en paix, ses talents étant nécessaires et vitaux à
l’ordre et au « bien », enchaîne les épreuves et les défis. La
quiétude lui est interdite, et malgré sa puissance, le héros ne
peut échapper à son destin qui consiste à porter l’avenir
collectif. Au cinéma, la crise a permis de faire des Etats-Unis ce
héros béni des dieux et condamné à porter l’avenir du monde libre
de crise en crise.
C’est dans le cadre de cette Amérique post-1945 et se lançant à
corps perdu dans la guerre froide et le containment (encore une
expression intéressante : elle désigne tant le contingentement
politique du communisme que l’acte de santé publique visant à
circonscrire une épidémie) que naît une véritable dramaturgie de
la crise que le cinéma et la télévision ne cessent d’explorer
jusqu’à ce jour, de James Bond (divers films de 1962 à ce jour) à
la série 24 heures (créée par Robert Cochran et Joel Surnow, 7
saisons à ce jour depuis 2001) en passant par la série des Die
Hard (de John Mc Tiernan 1988 et 1995, de Renny Harlin 1990, de
Len Wiseman 2007)… Très classique et à la fois très particulière,
la dramaturgie américaine (assimilons ici James Bond au cinéma
américain en dépit de sa composante british, puisque ce sont des
films issus des studios californiens autant, voire plus, que du
génie de Ian Flemming) de la crise repose sur le héros-Amérique
(ou Occident), sur la notion que le bonheur est assiégé et qu’il
va falloir, une fois de plus, s’affranchir de l’agresseur de ce
bonheur, par l’astuce, l’héroïsme, etc.
A noter, enfin que le cinéma américain use et abuse de quatre
éléments récurrents dans sa narration de la crise :
• une esthétique de la puissance face à la crise : les célèbres
plans en mouvements d’établissement de périmètres de sécurité,
d’installation d’impressionnants command-centers pour faire face à
la crise, avec gros véhicules, hommes harnachés et prêts à
intervenir et hélicoptères gravitant sans nul autre motif que le
fait que c’est attendu… Il s’agit là d’une esthétique désormais
standardisée qui raconte la crise mais aussi et surtout, qui
raconte la manière dont l’Amérique souhaite répondre à la crise :
avec puissance, initiative, détermination. A noter que cette
esthétique est une fois de plus le signe de l'affinité du cinéma
pour la notion de crise. En effet, cette image récurrente dans le
cinéma américain est d'une certaine manière assez narcissique,
puisque la vue de ces troupes en campagne maîtrisant
l'immaîtrisable n'est pas sans rappeler ce à quoi aspire à être un
plateau de tournage…
• une foi religieuse dans la technologie et le « système »
comme solutions à la crise. Ainsi, c’est la technologie qui
souvent, telle un deus ex-machina, sauve la situation… Il est
intéressant de noter que 24 heures ne tire aucune conclusion sur
le surinvestissement technologique et l’abandon de la composante
humaine du renseignement américain qu’a révélés l’horreur du 11
septembre, faisant de l’improbable satellite espion allié à
l’informaticien génial le dernier rempart contre la moitié des
crises gérées par Jack Bauer. La foi dans le « système » est
encore plus flagrante: qu'il s'agisse de séries de science-fiction
(Star Trek, créé par Gene Roddenberry, séries de 1966 à 1969 puis
de 1987 à 1994), d'action (24 heures), de films tels qu'Apolo 13
(fiasco devenu triomphe de la Nasa – de Ron Howard, 1995) ou
Alerte (crise médicale traitée avec succès par le CDC américain –
de Wolfgang Petersen, 1995) ou des séries plus réalistes et
politiques (The West Wing, série créée par Aaron Sorkin, 1999 à
2006), il y a toujours un élément : le « système » (La Fédération
dans Star Trek, CTU dans 24 heures, l'équipe de la Maison blanche
dans the West Wing, la NASA ou le CDC) a réuni en son sein les
meilleurs des meilleurs. Le système gère la crise : il a pour cela
sélectionné une élite qui « sait ». Naïf ou idéaliste
(probablement les deux à la fois) ce traitement de la crise par la
télévision et le cinéma est aussi extrêmement rassurant : la
connaissance, la rationalité et la compétence permettent de gérer
la crise et le système quel qu'il soit a choisi ceux qui sont
aptes à le faire. Il n’est pas déraisonnable de penser que la foi
culturelle (et cultuelle) de l’Amérique en la technologie et les
procédures provient du fait que l’Amérique a été conquise grâce à
la technologie et au process, lesquels ont permis à une population
hétéroclite de maîtriser de vastes territoires et d’en tirer des
richesses. La technologie et l'organisation du travail au sein
d'un système de procédures ont donc acquis un statut mythique puis
mythologique qui fait qu’on les retrouve comme inévitables
associées du héros face à la crise
• au sein de ces systèmes puissants et impressionnants
(périmètres de sécurité, déploiement militaire, mise en œuvre de
technologie, élite des élites choisies par le système pour faire
face à la crise), il y a toujours un individu : Jack Bauer,
MacLain, Martin Riggs, peu importe son nom. La crise et son
traitement par le cinéma reproduit fidèlement l’Amérique et ses
contradictions : car si on respecte la puissance du système, on
continue à avoir foi avant toute chose en l’individu… Et c’est
l’individu, tour à tour contre le système et avec lui, grâce à la
technologie et parfois en dépit d’elle, qui aura raison de la
crise…
• développement d'une pédagogie simplifiante de la crise : le
film ou la série expose clairement l'enjeu de la crise et tôt ou
tard révèle une solution qui y mettra fin une fois pour toutes. En
ce sens, la narration américaine de la crise est intimement liée
au goût américain pour le problem solving. La notion que la crise
ne sera jamais vraiment finie est vue par les scénaristes mais
surtout les studios comme trop inconfortable.
Il faut noter ici la différence entre le cinéma américain et le
cinéma français : la France ne s’est jamais lancée dans un tel
cinéma de la crise, fût-elle d’« invasion » ou de « contagion »
(série B) ou d’action (Die Hard, 24 heures, etc.). Cinéma plus mûr
d’une France des auteurs, face à un cinéma plus juvénile et
ludique d’une Amérique devenant plus vite et plus fort une société
du divertissement ? Peut-être… Toutefois, une telle explication ne
satisfait pas tout à fait à elle seule. Car aussi divertissants
(ou médiocres) soient-ils, les films d’invasion et de contagion
sont en prise avec les peurs et les fantasmes les plus intimes de
l’Amérique. Il est donc difficile de les réduire à leur simple
forme de films de catégorie B…
Par ailleurs, ajoutons que des films ou séries moins « négatifs
» ou obscurantistes que la plupart des séries B, tels que Le Jour
où la Terre s'arrêta (de Robert Wise, 1951)» ou les Star Trek,
séries très idéalistes fondées sur la découverte de l'autre, la
foi en la science et sur les espoirs universalistes de paix issus
des Nations Unies (une crise par épisode pour les capitaines Kirk
ou Picard, allant de la crise diplomatique avec les Klingons
jusqu'à la mort mystérieuse d'un membre de l'équipage), révèlent
que la crise dans le cinéma américain permet à tous les fantasmes
américains sans exception, qu'ils soient isolationnistes et
paranoïaques ou pacifistes et généreux de s'exprimer. Il semble
donc qu'il y ait une intime relation entre la narration filmique,
la crise et les peurs et aspirations profondes des Etats-Unis.
En fait, il est raisonnable d’avancer que l’Amérique a toujours
eu un rapport plus immédiat, voire épidermique à ses crises,
politiques notamment, et que le cinéma américain exprime donc ces
crises de manière récurrente et retentissante. La France ayant
sans doute un rapport plus « intériorisé » à ses crises (certains
diraient une culture du tabou et du non-dit), il se trouve que le
cinéma français s'est longtemps tenu plus loin de la notion de
crise.
En ce sens, le cinéma n’est pas tant un reflet des crises d’une
époque que celui du rapport à la crise d’une société ou d’un pays.
C’est à ce stade qu’il faut parler de la guerre. Car la crise
absolue dans la vie des nations est bien la guerre. Période de
lois d’exceptions, de radicalisation des enjeux, où les nations et
les sociétés jouent leur survie autant que le triomphe ou la
dissolution d’un certain rapport au monde, période d’horreur et
d'honneur, de médiocrité et d’héroïsme, la guerre est une crise
qui permet aux grands méchants loups et aux blanches colombes
d’une société, d’une culture de se retrouver…
En effet, là encore les cinémas/films de guerre français et
américain révèlent un rapport à la crise radicalement différent :
l’Amérique narre ses crises en temps réel… quitte à les oublier
aussi vite qu’elle les as mises en images. La France prend du
temps à formuler un discours, filmique ou autre, sur les crises
qui l’ont traversée… L’exemple du cinéma américain pléthorique et
quasi-immédiat sur la Guerre du Vietnam et plus récemment d’Iraq,
opposé au cinéma français sur la collaboration ou la Guerre
d’Algérie, plus rare et qui a pris près de deux générations pour
se faire plus commun est souvent cité comme l’exemple archétypique
de la différence entre les deux grands pays de cinéma que sont les
Etats-Unis et la France dans leur traitement et leur vitesse
d’assimilation des crises majeures qui ont traversé leurs
histoires respectives.
Pourtant, conclure que seul le cinéma américain sait et aime
traiter de la crise serait injuste. Le cinéma européen, français
ou non, a quelques magnifiques fleurons de « cinéma de la crise »
à son palmarès. Mais avant de faire l’éloge de la France,
peut-être convient-il de faire un petit détour par Rome, Venise et
Alger…
Avec La Bataille d’Alger, film algéro-italien de 1966 réalisé
par Gilo Pontecorvo, narrant la prise de la Casbah par les
Français, bataille au cours de laquelle toute l'équation militaire
et politique de l’Algérie française est résumée : (victoire
militaire au prix d'une défaite politique dont la France ne se
relèvera pas), le rapport complexe que la France entretient avec
ses crises, et le fait que le lien entre la crise et le cinéma est
très chargé culturellement et politiquement, trouve un exemple
flagrant : lorsque ce chef-d’œuvre du cinéma de guerre reçoit le
Lion d’Or à Venise, la délégation française quitte la salle en
protestation… Imaginez ce que nous aurions dit si le public
américain du Palais des Festivals avait réagi ainsi à la Palme
donnée à Apocalypse Now (de Francis Ford Copolla, 1979 soit 4 ans
après le retrait américain du Viet Nam comme pour la Bataille
d’Alger, fait 4 ans après l’indépendance) ou Farenheit 911 (de
Michael Moore, 2004). Par ailleurs, La Bataille d’Alger, citée
jusqu’à ce jour comme référence absolue du cinéma de guerre, n'a
été diffusée la première fois à la télévision française que le…
1er novembre 2004 sur Arte.
Pourtant, malgré ces refus initiaux de narrer la crise,
l’étudier, la regarder à l’écran, refus bien incarnés par
l’étonnant destin de La Bataille d’Alger très peu de temps après
ce film, un nouveau type de cinéma de la crise naît en France… un
cinéma qui « fera des petits » partout dans le monde, Etats-Unis
compris.
Avec Z de Costa-Gavras, un nouveau type de cinéma naît.
Certains l’appelleront « cinéma politique », quoique Costa-Gavras
récuserait lui-même ce terme, expliquant que tout film est
politique. Notre propos sur la série B de science fiction et
d’horreur des années 50 tendrait à confirmer cette opinion. En
fait, le cinéma de Costa-Gavras, et de bien d’autres avec et après
lui (Sydney Lumet, Sydney Pollack, puis Ken Loach et bien
d'autres) est un cinéma de la crise : crise politique, crise
morale, crise personnelle, crise familiale… Ainsi, Z n’est pas
simplement un film politique sur le régime des Colonels en Grèce,
c’est aussi l’histoire d’un petit juge qui, par son obstination,
met en crise tout un régime, et ce faisant, s’isole et prend de
grands risques personnels et professionnels au nom de l’idée qu’il
a de sa fonction, de la justice et de la vérité. Dans Z, tout est
crise : le juge, le régime, Irène Papas veuve éplorée, les
camarades de l'homme politique assassiné, et les petites mains
assassines au service du régime... On retrouvera ensuite
l’omniprésence de la crise dans Les Trois Jours du Condor (de
Sydney Pollack, 1975), Network (de Sydney Lumet, 1976) Le Mystère
Silkwood (de Mike Nichols, 1983) et dans un grand nombre de films
durant les années 1970 et 1980. Ces films sont à la fois très
novateurs en ce sens qu’ils appellent un chat un chat, et n’usent
plus de la métaphore alien ou autre pour traiter de sujets
d’actualité ou non… mais surtout, Costa-Gavras, puis Lumet,
Pollack et tant d’autres créent le « standard » de ce que va être
la crise au cinéma : destin collectif porté par un individu
symbolique mais pas forcément héros au sens classique du terme (il
n'est pas un surhomme), narration menée tambour battant,
permanence de la notion d’urgence pour exprimer la crise à
l’écran.
A noter que l'un des traits différenciant ce cinéma du
traitement « archétypique » de la crise dans le cinéma américain
est le fait que le cinéma dit « politique » depuis les années 1970
accepte la crise et ne l'aborde plus en des termes simples voire
simplistes de problem-solving. Peut-être est-ce là que le cinéma
d'auteur, qu'il soit américain, européen en général ou français en
particulier, fait valoir sa plus grande qualité face à
l'efficacité des formules hollywoodiennes de la crise : cette
capacité très adulte à comprendre que la crise n'est pas une
donnée finie, et à ne pas trouver d'inconfort à l'idée qu'il faut
en venir à bout aujourd'hui tout en sachant qu'elle sera là
demain...
Mais ce n'est pas uniquement dans son regard sur la crise que
ce cinéma de la fin des années 60 et de toutes les années 70
innove. Le traitement artistique et technique de la crise par ce
cinéma est aussi un point d'importance. Ainsi, il n’est pas
surprenant que Z, en plus d’obtenir l’Oscar du meilleur film
étranger, ait aussi décroché l’Oscar du meilleur montage : dans ce
film, Costa-Gavras et sa monteuse Françoise Bonnot ont développé
une efficacité narrative (rapidité du montage, recours très
efficace à la musique, mais aussi sens de l’ellipse très poussé)
qui est aujourd’hui utilisée par tous quand il est question de
crise. Après avoir noté que l’Amérique est sans doute plus
coutumière que la France d’un traitement rapide de ses crises au
cinéma, un petit cocorico est donc de mise, vu l’influence de
Costa-Gavras sur le cinéma de crise. Afin de conclure une fois
pour toutes sur l’éternel débat de l’Amérique et de la France du
cinéma face à leurs crises, il faut aussi remarquer qu’il n’est
pas étonnant que Costa-Gavras ait trouvé des histoires à conter en
France autant qu’à Hollywood : auteur au sens « français » du
terme, avec un fort attachement à un traitement profond et subtil
de ses personnages, Costa-Gavras est un cinéaste avant tout
français. Pourtant, vu son influence sur le cinéma de la crise, et
l’affinité que les Américains ont avec le traitement de la crise
au cinéma, il était inévitable que son cinéma ait trouvé une place
aux Etats-Unis, d’abord par la reconnaissance de son œuvre
française (Z aux oscars) puis par une carrière occasionnellement
américaine (Missing, 1982 ; Betrayed 1988; Music Box 1989; Mad
City 1997).
Pour souligner la pérennité de ce cinéma de la crise des années
60-70, on peut suivre les filiations de ce type de cinéma plus
d'une génération plus tard, notamment avec La Haine (de Mathieu
Kassovitz, 1995), le cinéma politique (et de crise) de et/ou avec
George Clooney et la série The West Wing entre autres. Ainsi, s'il
y a un film français qui fait, à sa manière écho à Z, et qui
montre à quel point le cinéma de la crise des années 70 marque le
cinéma d'aujourd'hui, c'est bien La Haine de Mathieu Kassovitz...
Tout comme le régime des Colonels va être mis en crise par un acte
lourd initial (l'assassinat d'un activiste de gauche), le monde
fragile de la banlieue va, dans La Haine, être mis en crise par un
acte lourd initial (des émeutes suivies par la perte d’un pistolet
par un policier)... La crise appelle la crise, dans une fuite en
avant urgente et implacable. Z et la Haine résonnent fortement
l'un avec l'autre...
Plus récemment, Michael Clayton (de Tony Gilroy, 2007) et une
série de films liés à l'Iraq renouaient avec cette grande
tradition française ET américaine du cinéma de la crise
politique... Fait révélateur de l'influence du cinéma dit «
politique » des années 70, la critique faite à Michael Clayton
était d'être fait du même métal que ce cinéma considéré -à tort à
mon sens- du passé. Les louanges sur le film allaient dans le même
sens, le Washington Post allant jusqu'à dire, en substance,
qu'après 25 ans d'abêtissement du cinéma, Michael Clayton, film
sombre, politique, de personnages en crise personnelle et
professionnelle, marquait le retour des films pour adultes.
Ayant exploré les marques de fabrique du cinéma de crise « à
l'américaine » (esthétique, foi dans le système et la technologie,
foi dans l'individu, crise finie) et celles, proches mais plus
nuancées et riches, du cinéma dit « politique », il convient
maintenant de faire une mention spéciale d'une série qui se situe
à la jonction de ces deux univers : The West Wing (A la Maison
Blanche), série éminemment politique créée par Aaron Sorkin,
pétrie de réalisme autant que d'idéalisme, et qui réussit
l'exercice époustouflant de proposer à un public adulte une crise
par épisode, gérée par l'équipe qui entoure le fictif président
Bartlett. Fait unique à la télévision américaine, Aaron Sorkin
fait confiance à son public, ne l’infantilise pas: la réalité de
la crise est complexe, les personnages sont là pour faire face à
la crise et non l'expliquer au public! Qu'on ne s'y trompe pas: la
série est éminemment américaine en ce sens qu'elle respecte de
nombreux « principes » de la crise vue par le cinéma américain:
forte idéalisation du système qui a mis aux commandes les «
meilleurs d'entre nous », pour reprendre une expression célèbre,
foi dans le fait qu'un homme peut tout changer, etc. Toutefois,
par son refus de simplifier la crise à l'extrême, et par son souci
d'accepter l'inconfort de la crise permanente (par opposition à
celle fantasmée par l'Amérique que le héros résoudra), la série
The West Wing est unique dans le paysage de la télévision aux
Etats-Unis. L’article par Olivier Andreu The West Wing : un monde
en crise (ce numéro) offre une exploration passionnante de cette
série et de ses tenants et aboutissants. A noter qu’Aaron Sorkin a
encore frappé avec un long-métrage passionnant sur l’implication
américaine en Afghanistan lors de l’invasion soviétique avec la
Guerre de Charlie Wilson (de Mike Nichols, 2007). Là encore, tout
en collant à la réalité historique de la gestion d’une crise, il
magnifie ses personnages par de brillants dialogues mais aussi
réussit à insuffler un sens de la complexité de la crise grâce au
personnage de Gust Avrakotos (intérprété par Philip Seymour
Hoffman). Ce personnage en charge du bureau Afghan de la CIA offre
au film la distance d’Aaron Sorkin : sans illusions, à la fois
amusant et fin observateur, il n’a de cesse de rappeler que rien
n’est jamais clair dans la crise : l’horreur d’aujourd’hui est la
victoire de demain. La victoire d’aujourd’hui prépare la crise de
demain… L’Afghanistan ne pouvait pas offrir de meilleure
illustration à la nature polymorphe d’une crise à tiroirs.
Ce rapport adulte, subtil à la crise revient donc au cinéma,
grâce à Aaron Sorkin, mais aussi –au cinéma- Paul Haggis (Crash,
2004 ; Dans la Vallée d'Eilah, 2007) ou George Clooney (notamment
avec son très beau Good Night and Good Luck, 2005)... Toutefois, à
l'heure où la télévision joue un rôle si puissant dans
l'imaginaire collectif et où le rapport à la crise de l'Amérique
prend des formes inquiétantes sur tous les écrans (Fox TV, 24
heures où la torture est la réponse à tout problème, Cloverfield
de Matt Reeves, 2008 ; etc), on se prend à rêver qu'Aaron Sorkin
revienne à la télévision pour apporter son regard qui joue des
règles scénaristiques éprouvées (émotion, éléments mythologiques
américains dans la narration, etc.) tout en apportant un regard
adulte et subtil sur les crises nombreuses qui transpercent la vie
politique, sociale et économique américaine.
Avec le cinéma de Guerre puis avec Costa-Gavras et certains de
ses homologues, nous avons surtout traité de la crise au cinéma au
travers d’un spectre « sérieux », réaliste. Seule notre référence
au cinéma d’action et à celui de catégorie B des années 50 a (-t-elle)
permis de regarder la crise au travers d’un spectre différent que
celui du réalisme… Mais même là… aussi fantasmagorique soit-elle,
la vision de la crise de ce cinéma de catégorie B ou d'action est
très « premier degré ». Elle ne propose pas de distanciation face
à la crise. C’est là, au passage, qu’on peut fortement critiquer
un tel cinéma qui –contrairement au cinéma dit « politique »-
n’avoue pas son point de vue, son regard sur le monde, et au lieu
de narrer la crise de manière ouverte, associe la crise à des
émotions, des réactions de dégoût et de peur, induisant entre le
spectateur du film et la crise un rapport pavlovien (« L’Autre =
peur », « Rouge=destruction »).
Est-ce à dire que le cinéma ne peut traiter de la crise que de
trois manières ? Soit l’allégorie fantasmagorique (et souvent
dangereuse), soit le cinéma d'action, soit le réalisme « politique
» ? Bien sûr que non. C’est là que la comédie entre en scène. Bien
entendu, dire que la comédie, fût-elle au théâtre ou au cinéma ou
en littérature, est souvent fondée sur un état de crise relève du
truisme. Le plus basique des vaudevilles est fondé sur l’état de
crise : les amants cachés dans des placards, les mariages menacés
par l’arrivée d’une ancienne flamme, le méridional directeur des
postes éloigné de sa famille et jeté dans un environnement ch’timi
nouveau, etc…
Il ne s’agit pas ici de faire un inventaire à la Prévert de
toutes les crises mineures génératrices de comédies plus ou moins
mineures mais plutôt de se limiter à quelques cas majeurs tant de
crises que de comédies. Et dans ce cas, comment ne pas commencer
par Docteur Folamour de Stanley Kubrick (1964), un chef-d’œuvre
(rien de moins) dont le titre alternatif en dit long : «or : how I
learned to stop worrying and love the bomb » (ou : comment j'ai
appris à ne plus m'inquiéter et à aimer la bombe). Par sa galerie
de personnages hauts en couleurs et extrêmes, dont la plupart sont
magistralement interprétés par Peter Sellers, tous les aspects de
la crise nucléaire et des dangers de la fission de l'atome se
déploient dans un délire drôlissime. Le cas du Dr. Folamour est
intéressant car il montre comment le cinéma peut être une machine
à raconter la crise tout en la « convertissant ». Il y a dans le
Dr. Folamour un conte plein d'avertissements sur l'ère nucléaire,
mais ce n'est bien entendu pas un film moraliste : c'est là que la
conversion intervient. En poussant tous les curseurs de la crise
(folie guerrière, inconséquence politique, amoralité) à l'extrême,
Kubrick et Sellers ont converti la crise en hystérie, le drame en
comédie. C'est sans doute là l'un des types de traitement de la
crise par le cinéma les plus jubilatoires.
Pourtant, rares sont les metteurs en scène qui réussissent ce
type d'exercice. Steven Spielberg, avec le film 1941 (1979), sa
seule tentative de comédie, montrait que malgré tout son talent,
n'est pas Kubrick qui veut, et que la crise convertie en comédie
est une prouesse cinématographique rare. Ironie du sort, Spielberg
est pourtant l'un de ceux, notamment avec Rencontres du Troisième
Type (1977) qui aura inventé certains des procédés les plus copiés
du cinéma de crise américain : petits éléments du quotidien
annonciateurs de la crise à venir, imagerie du « système »
répondant à la crise avec une puissance aveugle, et un héros «
challenger » d'abord ignoré par le système puis intégré à lui...
Il aura inventé ces procédés mais n'aura jamais réussi à les
détourner pour en dériver un rire subversif et critique sur la
crise.
Ce n'est peut-être qu'avec Tim Burton que ce talent rare
réapparaît sur les écrans américains avec un film qui, sans être
le chef-d'oeuvre qu'est Dr. Folamour, est toutefois très réussi
dans sa capacité à tourner au ridicule une crise, et au passage,
critiquer une Amérique avec gourmandise et complicité : Mars
Attacks (1996) boucle la boucle. Reprenant le cahier des charges
du film de catégorie B des années 50, Tim Burton génère une crise
classique du cinéma d'horreur et de science fiction, mais pas tant
pour terrifier le public que pour moquer l'Amérique et ses excès.
Tout comme Dr Folamour, la crise est là pour offrir un regard
critique mais détaché... En ce sens, la comédie de la crise n'est
pas tellement éloignée d'un certain type de cinéma dit « politique
» : il y a un fort regard critique, un fort attachement à
comprendre ce que la crise raconte sur notre société, vers où elle
va. Seul le détachement qu'impose la comédie fait que ces deux
genres si différents sont... eh bien... différents.
La crise est donc partout dans le cinéma. Dans sa vie autant
que dans ses préoccupations et ses sujets de prédilection... Mais,
alors que l'on serait en droit de penser que tout a été dit, fait,
écrit, et filmé en ce qui concerne la crise au cinéma, le 11
septembre 2001 a introduit dans l'imaginaire collectif un nouveau
type de cinéma de la crise. Il s'agit là d'une évolution tragique,
passionnante mais surtout perturbante quant au propos que le
cinéma peut tenir au sujet de la crise.
En effet, jusqu'à récemment, les grands « films-crise »
hollywoodiens reposaient sur une forme de rationalité : Deep
Impact (de Mimi Leder, 1998) ou Armageddon (de Michael Bay, 1988)
montraient selon les calibres précédemment décrits (une élite qui
fait face avec héroïsme à l'arrivée d'une météorite géante sur la
trajectoire de la terre ; la connaissance scientifique et le
leadership, américain en l'occurrence, qui triomphent de
l'adversité) une crise suscitée par la nature et gérée avec
succès. Independence Day (de Roland Emmerich, 1996) suivait aussi
les mêmes préceptes, mais là, face à une énième invasion
extraterrestre (tout y est dans ce cas: le pilote héroïque,
l'informaticien génial qui plante un virus informatique menant
l'ennemi à sa perte, et la foi dans le système puisque le
président américain est lui-même un héroïque pilote... tout ce
petit monde travaillant pour les USA, mais sauvant le monde et
faisant, au passage , du 4 juillet la fête d'indépendance de la
planète entière). Bref. Des calibres connus, donc... Des standards
« positifs » : on comprend la crise, on la surmonte et, au bout de
la crise, l'espoir.
Mais face à l'hébètement d'une Amérique frappée un mardi matin
aveuglément et de manière si graphique et violente, un nouveau
type de crise est paru sur les écrans américains. La crise qu'on
ne s'explique pas. Plus de rationalité. Ca arrive, un point c'est
tout. Dans cette crise, nouvelle au cinéma hollywoodien du moins,
la fin de la crise ne permet plus l'espoir : au contraire, après
la crise, rien ne sera plus jamais pareil. La crise n'est plus
dépassement de soi. Elle est fin d'un monde tel qu'on l'a rêvé.
Dans une certaine mesure, Spielberg annonçait cette tendance,
avec sa version de la Guerre des Mondes (2005). Il est intéressant
de voir que cette histoire de H.G. Wells est réinterprétée
régulièrement pour faire écho aux angoisses de l'époque : dans les
années 50 puis les années 2000. Dans le film de Spielberg, la
crise que constitue l'attaque des tripodes géants génère une
imagerie très post-11 septembre: New-York en sang et en larmes,
fuselage d'avion en plein Manhattan. Durant la promotion du film,
Spielberg a d'ailleurs dit qu'il pensait à Ben Laden quand il
s'agissait d'incarner cette destruction aveugle. Par ailleurs, les
mots sont aussi importants que les images dans le cas de ce film :
Guerre des Mondes ? Nous ne sommes pas si loin d’un choc des
civilisations, notion à la mode et pourtant fort contestable. On
notera l'ironie du fait que personne n'a jamais souligné que H.G.
Wells avait conçu ce récit pour tenter d'expliquer en quoi les
guerres coloniales et les visées colonialistes des grands empires
étaient intolérables de cruauté et d'arbitraire pour les peuples
soumis à ces agressions.
Plus récemment, Cloverfield poussait ce regard hébété, sans
explication sur la crise plus loin : le film se veut entièrement
filmé par une caméra amateur qui change de main... La crise est
simple mais sans explication : New-York est attaqué par une bête
géante, sans que personne ne comprenne d'où elle vient. Le film
n'offrira jamais la moindre explication « rationnelle ». Seule la
peur, la dévastation et la survie sont filmées à hauteur de «
monsieur tout le monde ». Le système n'anticipe rien, ne résout
rien: il compte les pots cassés et ne peut que décider de raser
Manhattan afin de venir à bout de la bête. Le système parachève la
crise au lieu de la résoudre. C'en est fini des surhommes, de la
foi dans le système, de la rationalité et de la conviction que la
connaissance puisse permettre de maîtriser quoi que ce soit.
Depuis le 11 septembre, le cinéma américain lâche, petit à petit,
ses illusions que quoi que ce soit puisse être maîtrisé par qui
que ce soit. La crise est donc désormais aveugle, inévitable et ce
n'est pas tant l'élite censée en venir à bout qui intéresse la
caméra des cinéastes, que la crise vécue par de simples gens. Si
Cloverfield est soit une réaction épidermique soit une
exploitation cynique de ce que peut être une crise en Amérique
après le 11 septembre, il sera intéressant d'attendre les
prochains films-crise américains et ce qu'ils raconteront du
rapport passionnant, et profondément culturel que les Etats-Unis
entretiennent avec leurs crises. Il faut craindre que le
politiquement correct et les formules éprouvées du scénario validé
par les studios « reprenne la main »... Toutefois, il y a fort à
parier que les explorations de la crise façon post-11 septembre
continueront à se déployer sur les écrans dans les années à venir,
d'une manière ou d'une autre.
La France aussi se cherche dans sa manière de montrer des
crises à l'écran. Mais alors que le cinéma réagit à la crise bien
réelle en proposant comédies inoffensives et divertissements plus
ou moins adolescents, c'est la télévision qui se réveille, sans
doute mi-complexée par les percées de la fiction britannique et
américaine, mi-contrainte par l'érosion des audiences face à la
fiction télévisée « de papa ».
Canal Plus en tête, la fiction française commence à regarder la
crise avec plus d'ambition. La série Engrenages (série créée par
Alexandra Clert et Guy-Patrick Sanderichin, 2005 à ce jour) et les
fictions politiques de Canal Plus sont les premiers bébés de ces
désirs nouveaux de crise à la télévision... Ce qui est innovant
dans ces fictions n'est pas tant leur traitement que la volonté
nouvelle dont elles témoignent... Une autre histoire de crise sur
nos écrans à suivre...
Mais alors que nous attendons de voir le cinéma et la
télévision français et américains explorer le monde de la crise
encore et encore, de manière nouvelle, la dramaturgie de la crise
nous pose d'autres questions bien plus inquiétantes... Car les
dernières années n'ont pas seulement vu la crise venir sur nos
écrans, elles ont aussi vu la dramaturgie et la méthodologie
scénaristique venir dans nos vies et les crises bien réelles. Les
agences de pub, les marques, les spin-doctors politiques n'ont que
le story-telling à la bouche. La narration fait maintenant partie
de la gestion des crises bien réelles... Encore mieux... Après le
11 septembre, les services de sécurité américains, encore étourdis
par le scénario totalement imprévisible qui s'était déroulé sous
les yeux du monde, ont invité les scénaristes hollywoodiens à
plancher sur tout l'univers des possibles terroristes qui pourrait
s'abattre sur le pays... Enfin, nouvel ajout dans la boîte à
outils du consultant, le « scenario planning » -technique assez
rigoureuse dans l’absolu mais dont on imagine aussi les dangers si
elle est mal digérée ou appliquée- s'est beaucoup développé ces
dernières années. Les méthodologies scénaristiques et
cinématographiques sont sans doute un outil séduisant pour faire
face aux incertitudes du réel en général et des crises en
particulier... Toutefois, il est inquiétant de noter qu'entre «
raconter une histoire » et « raconter des histoires », il n'y a
que quatre petites lettres. Quatre petites lettres dans lesquels
peuvent se trouver le mensonge, l'artifice et le manque de
lucidité... trois éléments bienvenus au cinéma, mais déjà plus
effrayants dans le monde bien réel des crises...
Salem Brahimi est producteur au sein de Wamip Films, société
qu’il a créée en 2001 et qui a pour vocation de produire des
ouvres de catalogue. A la sortie de son école de commerce (Edhec,
promotion 1994), Salem apprend les métiers du cinéma en étant tour
à tour stagiaire, assistant (notamment de Costa-Gavras), puis en
devenant régisseur général ou directeur de production sur de
nombreux films. Salem a aussi co-écrit « L’Ange de Goudron » un
long-métrage québécois de Denis Chouinard. Salem est né en mai
1972 et a passé son enfance à Londres, Alger et Tunis. Il a
produit en 2006 le film « Mon colonel » avec Olivier Gourmet,
Cécile de France et Charles Aznavour et en 2007 « Cartouches
Gauloises » un film de Mehdi Charef avec Hamada, Thomas Millet,
Tolga Cayir, Julien Amate, Zahia Said, Assia Brahmi. Il est membre
de l’association Futurbulences.
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