L’art et les crises
Crise et théâtre
Par Marie Claude Cazottes
Le théâtre, l’art dramatique par excellence ! La crise, un
événement dramatique, tragique ?
Athènes est le berceau du théâtre, des concours tragiques
existent depuis le VIe siècle av. J.-C. Depuis lors, 27 siècles se
sont écoulés et des genres théâtreux nombreux sont apparus, mais
la tragédie a laissé son empreinte indélébile.
Tragédie, drame, peut on donc en conclure que a scène de
théâtre est le lieu de représentation de la « crise », quelle soit
de la sphère publique ou privée ? La tragédie, en tous les cas
s’ouvre sur une situation de crise ,qui progresse jusqu’à un nœud,
moment où les événements sont agencés de telle façon qu’ils ne
peuvent qu’entraîner une chaîne d’actions qui mèneront la crise à
sa résolution, le dénouement. La pièce « Électre » par exemple
s’ouvre sur un état de crise familial -réactions au mariage
d’Électre- qui détermine les conflits entre familles et au sein
des familles, auquel s’ajoute une crise politique : menace
d’invasion d’Argos par les Corinthiens. Par ailleurs , compte tenu
des règles strictes des trois unités définies par Aristote dans sa
« poétique » , et notamment de l'unité d'action qui implique qu'il
n'y ait qu'une seule intrigue principale dans la pièce, l’action
est donc par conséquente circonscrite à la crise et à sa
résolution . Cette crise est ressentie par le spectateur d’autant
plus concentrée et prégnante du fait de l’unité de lieu et de
temps (24heures). Racine le premier, par l'application subtile des
trois unités a magnifiquement servi l'art de la tragédie, et du
théâtre en général. La tragédie racinienne, en effet, est économe
et concentrée: elle est tout entière focalisée sur une « crise»,
qui peut logiquement éclater et se résoudre en quelques heures;
mais ces quelques heures suffisent à décider de toute une vie, de
toute une destinée. Conséquence de cette intrigue réduite à un
paroxysme critique, l'unité de temps apparaît tout à fait
naturelle, de même que l'unité de lieu, car cette crise n'a pas
besoin de beaucoup de temps ni d'espace pour se dérouler. C'est
donc une esthétique de la concentration extrême: le temps de la
crise est bref mais riche en tension émotionnelle; le lieu
tragique, par son exiguïté même, devient un lieu théâtral parfait
car c'est un carrefour de forces qui s'affrontent, en une lutte
puissante et fatale, telle que la volonté de puissance dans
Athalie, ou la jalousie dans Phèdre, qui amène les héros tragiques
à leur ruine. Est ce dire qu’une tragédie comme une crise peuvent
avoir un heureux dénouement ? Et que toutes actions seraient
vaines car l’issue serait néfaste ? Dans le langage courant, le
mot tragédie est teinté de pessimisme: on qualifie de tragiques
des événements terribles, tels que des guerres, des massacres, des
désastres naturels...
Aristote insistait sur l'importance de la « catastrophe »
finale et cette règle est suivie par Sophocle quand Œdipe se crève
les yeux et s'en va comme un mendiant, après avoir appris
l'horreur de son destin.
A l'époque de Shakespeare, en Angleterre, on définissait la
tragédie comme l'histoire de la chute d'un personnage illustre,
qui passe de la prospérité au malheur, et finit misérablement. Au
début du XVIIe siècle existait un genre théâtral appelé
tragi-comédie: ce genre de pièces n'était pas un mélange de
tragique et de comique, mais une tragédie à fin heureuse, il avait
donc paru nécessaire de créer un mot différent pour désigner ce
genre hybride. Pourtant, Corneille et Racine oseront, sur ce
point, contredire Aristote et l'opinion traditionnelle. En effet,
dans Cinna, Corneille s'inspire d'un épisode de l'histoire
romaine: l'empereur Auguste découvre que Cinna, qu'il aimait et
protégeait comme un fils, a dirigé un complot visant à
l'assassiner. Cinna, un peu comme Rodrigue dans Le Cid, agissait
surtout par amour: la femme qu'il aimait, Émilie, dont le père
avait été exécuté sur l'ordre d'Auguste pour des raisons
politiques, avait chargé Cinna de sa vengeance. Pourtant, à la fin
de la pièce, c’est la clémence d'Auguste, et non son courroux, qui
se manifeste. C'est la grandeur héroïque, pour Corneille, qui est
la base du tragique. L'essentiel est de voir le héros aux prises
avec les forces de l'adversité; c'est ce combat, et non pas
l'issue heureuse ou malheureuse, qui constitue l'essence du
tragique. Racine explique dans la préface de Bérénice, qu’il est
nul besoin de sang ni de mort violente, « Il suffit que les
passions y soient excitées, pour provoquer cette tristesse
majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » C’est donc
l’histoire de la pièce et notamment les péripéties (retournement
de situation qui fait passer le héros du bonheur au malheur, ou
inversement), et les reconnaissances, passage de l’ignorance à la
connaissance, (par exemple, Œdipe apprenant que la reine Jocaste,
qu'il a épousée, est en fait sa mère) qui procure des émotions aux
spectateurs. Émotions dont au final ceux-ci tireront des
enseignements pour leur vie réelle .On retrouve ici l’effet
cathartique du théâtre. De nos jours, la crise réelle, quelque
soit son domaine, devrait aussi permettre à toutes les
institutions ou partie prenante d’en tirer des enseignements à
court ou moyen termes. En Chine d’ailleurs, les mots crise et
opportunité s’écrivent de la même manière, laissant ainsi chaque
acteur interpréter les événements à sa façon. A partir de1789 il
n'est plus besoin d'aller au théâtre: la tragédie, catastrophes,
et autres crises, existent dans l'Histoire elle-même, dans la rue.
Stendhal dès 1823, dans Racine et Shakespeare oppose le modèle
désuet de la tragédie et de ses règles strictes à un théâtre
résolument moderne, saluant en Shakespeare un précurseur. Les
années 1830 – 1835 voient la création de tous les grands drames
romantiques de Hugo, Musset, Vigny : Hernani, Les Caprices de
Marianne, Lorenzaccio, Chatterton. Les romantiques veulent souvent
saisir l’évolution d’un personnage dans le temps, et non plus
nécessairement analyser un caractère au moment d’une crise, comme
le faisaient les classiques.
Au XXe siècle, un nombre important de pièces, ne suivent plus
les règles de la tragédie classique, mais comportent néanmoins des
éléments tragiques. Certaines reprennent des sujets de la tragédie
grecque antique: Antigone, de Jean Anouilh, et La Machine
infernale, de Jean Cocteau. Le tragique, de nos jours, est tout
aussi présent qu'au XVIIe siècle, mais il sort de plus en plus des
cadres du théâtre, tandis que ce dernier relate de plus en plus
des crises réelles. C’est le cas de genres théâtraux nouveaux
comme le théâtre témoignage qui aborde des drames vécus par les
personnels ayant subi des licenciements économiques (Les yeux
rouges pour les employés de Lip ; 501 blues pour ceux de
Levis).Plus récemment des pièces témoignant des horreurs des
génocides de la fin du XXe siècle : Olivier Py et son Requiem pour
Srebrenica, ou encore Jacques Decuvellerie avec Rwanda 94. Le
théâtre forum ou théâtre-action, quant à lui, proche de
l’improvisation a été inventé par le brésilien Augusto Boal dans
les années 1960 avec pour objectif de résoudre des crises. La
technique consiste à faire interpréter aux personnes des
situations conflictuelles sur des lieux même de la crise ( les
favelas brésiliennes par exemple) en échangent leur personnage ,
par exemple, le directeur qui avait licencié tel salarié jouait le
rôle du salarié et, à la fin de la scène, - dont la conclusion est
en général catastrophique - le meneur de jeu propose de rejouer le
tout et convie les membres du public à intervenir à des moments
clé où il pense pouvoir dire ou faire quelque chose qui
infléchirait le cours de la crise.
De la tragédie grecque qui mettait en scène des crises
mythiques d’inspiration divines pour éclairer l’opinion et par la
prise de conscience prévenir les spectateurs de maux potentiels ,
à une certaine catégorie de théâtre actuel qui utilise le jeu pour
régler des conflits existants , il apparaît évident que de tout
temps crise et théâtre ont été l’un pour l’autre des sources
d’inspiration réciproques. D’ailleurs ne dit on pas du reporter
qui part sur les lieux d’une crise, qu’il rejoint le théâtre des
opérations…
MCC
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