Storytelling
Du storytelling au « sorry-telling »
Par Catherine Malaval, docteur en histoire (Lowe Strateus)
et Robert Zarader, docteur en économie (Equancy & Co),
auteurs de
La bêtise économique, Perrin, 2008
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Dans un monde d’information accélérée, raccourcie et zappée,
souvent vite oubliée, la médiatisation et la captation du
lecteur/auditeur empruntent souvent des chemins faciles, tentants
et tortueux à la fois, ceux de la déformation, l’amalgame, la
psychologisation des faits. La sélection subjective de la parole
rapportée prime, comme l’oubli de la polyphonie, cette exigence de
l’histoire d’être racontée à plusieurs voix. C’est dans ce
contexte marqué que le concept de « storytelling » est né et se
développe. Storytelling aujourd’hui, narratologie ou science du
récit hier : le storytelling, par l’interprétation, se substitue à
l’histoire des faits, pour devenir avant tout un mode de
communication que se partagent tout autant des spin doctors que
des journalistes, soumis à la pression de la nouveauté et de
l’éclat médiatique. Pire même, il devient une sorte de passage
obligé qui permet aux premiers de vendre leurs histoires aux
seconds, aux seconds de vendre leurs histoires à leurs
lecteurs/auditeurs. Raconter l’Histoire, raconter une histoire ou
raconter des histoires : c’est dans ce pas de trois que se joue
souvent la transformation du storytelling… en sorry-telling, autre
manière d’exprimer le passage de la narration des faits à la
désolation des acteurs.
Raconter des histoires : quand le « vrai n’est qu’un moment du
faux » A la fin du XIXe siècle, les grands quotidiens qui
contribuèrent à la naissance du journalisme moderne avaient édicté
la séparation des faits et des commentaires, comme une règle de
base, les « news » d’un côté, les « stories » de l’autre. Il ne
s’agissait pas de considérer le récit comme inférieur ou moins
noble à la chose journalistique, bien au contraire, c’est bien
dans l’équilibre de ces deux univers, l’information et le
divertissement, que le journaliste devait pouvoir exercer sa
mission, ainsi définie, parmi d’autres, par Pulitzer. La médiation
de l’information, fonction noble du journalisme, est aujourd’hui
devenue plus confuse. En témoignent avec évidence le débat très
controversé qui s’est ouvert sur le rôle de la presse et des
médias, a fortiori les interrogations posées sur leur influence
sur l’opinion, ou les doutes et la défiance exprimés par la
société civile dans les baromètres de confiance publiés depuis
vingt ans par la Sofres. Une rupture fondamentale dans ce qui fait
l’essence de la fonction journalistique se serait créée. A
l’échelle de l’histoire, ce débat sur le rôle des médias et le
métier de journaliste n’est pas nouveau. L’histoire des médias, au
XIXe comme au XXe siècle, montre combien l’information a souvent
joué de l’émotion des foules, capable d’entraîner un élan de
pulsions collectives, comment les politiques aussi ont parfois su
aller contre la voix de l‘opinion. A travers la surenchère que se
livrèrent les journaux populaires à la fin du XIXe siècle, de
mémorables affaires médiatiques et politiques, mais aussi la
recherche d’assainissement des médias après la Seconde Guerre
mondiale ou des résistances à la tentation d’une presse populiste,
l’histoire rappelle les manquements à l’éthique et les effets de
balanciers qui la ponctuent. Evoquant récemment, parmi d’autres
exemples, le traitement partial de la guerre d’Algérie,
Jean-François Kahn souligne ainsi : « objectivement, aujourd’hui,
cela s’est améliorer de façon considérable. Les rédactions ne
permettraient plus une telle autocensure. La déontologie a été
intégrée à la réflexion journalistique. (…) Mais le fossé entre
une base journalistique de plus en plus émancipée et une
techno-structure de plus en plus dépendante des pouvoirs
politiques et financiers s’est considérablement creusé. » Mais ce
débat, qui, d’un siècle à l’autre, de Balzac à Camus, trouve aussi
des échos critiques en littérature, a pris un tour tout à fait
nouveau. Cela tient du contexte. Jamais les sources d’information
écrites et visuelles n’ont été si nombreuses (essor de l’Internet,
médias gratuits, etc.), et finalement les possibilités de croiser
l’information ou de couvrir précisément et largement un sujet ;
elles occupent désormais une place centrale dans les relations
entre les individus. La maturité de l’opinion a progressé, qui
n’hésite plus à critiquer l‘information donnée (cf. l‘essor des
rubriques « Le Médiateur »), à la commenter ou, pour certains
lecteurs plus experts, à devenir « journalistes-citoyens » ou «
journalistes-blogueurs » comme les y incitent de plus en plus de
sites d‘information. Aujourd’hui, finalement, un article vit
rarement seul, mais accompagné des multiples commentaires de
lecteurs, parfois de leurs contributions bénévoles. Mais, le
journalisme, c’est un métier ! Engageant un mouvement de
professionnalisation qui pourrait séduire en France, la société
américaine des journalistes professionnels a-t-elle ainsi
entrepris de former ces apprentis journalistes, tant sur la
technique du métier que sur les limites de la liberté de blogueur
(diffamation, protection de la vie privée, droits d‘auteur)…
Jamais également, la demande d’informations renouvelées et de
vérités immédiates, contraire à l’essence même du métier d’enquête
du journaliste, n’a été aussi forte. Jamais non plus, les moyens
d’expressions et de contradictions individuelles ou communautaires
n’ont été si puissants, notamment à travers la démultiplication de
la parole à travers des blogs. Si puissantes également les
possibilités de désinformation et de marketing viral appliquées à
l’information. Enfin, l’esprit de mesure, que caractérise
l’abondance désormais quotidienne des sondages d’opinion ou des
votes en ligne, ajoute à cette confusion sans mesure, donnant
l’illusion d’une analyse objective car, selon l’expression
consacrée, statistiquement représentative, quantitative,
communément partagée par l‘opinion. Mais qu’importe le plus ? Que
l’échantillon interrogé soit représentatif ou, tout simplement
parfois, que la question posée ait un intérêt ou ne soit pas posée
de façon tendancieuse?
Sur cette dérive du métier de journaliste, depuis la première
critique argumentée et focalisée sur Le Monde écrite par Pierre
Péan et Philippe Cohen en 2003 , d’anciens journalistes ou
toujours en activité sont même les critiques les plus acides . De
leurs analyses, outre le renforcement des exigences
déontologiques, il apparaît que le journaliste, au risque sinon de
mettre en jeu l’avenir de sa profession, doit prendre ses
distances avec l’exploitation médiatique, quand bien même elle
apporte de l’audience, des lecteurs, de la publicité, de l’argent,
de l’ascension sociale ou du pouvoir. Force est de constater que
cette distinction entre le journalistique et le médiatique vaut
plus en théorie qu’en pratique… Presse d’opinion, presse
d’information, voire presse à sensation, c’est épisodiquement le
grand bazar du genre… A chaque écart porté à la Une, les médias
font leur autocritique, chacun se promet de ne plus céder à
l’emballement, à l’envie du scoop, aux effets pervers de ses
liaisons parfois dangereuses avec les politiques : d’aucuns de
citer ainsi en exemples très récents de ce « grand malentendu »
décrit par Jean-Marie Charon, le traitement de la campagne pour le
référendum européen en 2005, l’affaire du RER E, « l’affaire du
sms » sur le site du Nouvel Observateur, l’annonce prématurée de
la mort de Pascal Sevran sur Europe 1 ou encore des interviews
truquées et des documentaires réalisés avec des figurants. De
rappeler également, signe des temps, combien de simples faits
divers aujourd’hui ont leur place dans les rubriques Société de
grands médias nationaux. Ou simplement le choix de couvertures «
people » qui certes font vendre et alimentent la surenchère, mais
n’en demeurent pas moins discutables d’un point de vue éditorial.
Au-delà de ces quelques exemples, ne faut-il pas simplement
rappeler, et plus que jamais aujourd’hui, que les médias sont
aussi des entreprises en concurrence, propriétés de grands groupes
de communication, soucieux de rentabilité et de rentrées
publicitaires liées à l’audience et au lectorat de leurs médias…
Outre ce contexte de recomposition économique et d’éclatement des
médias, les mutations de la « fabrique » de l’information, sa
sélection, sa construction comme son traitement, occupent et
préoccupent également historiens et sociologues des médias, pour
qui les notions même de médiation et de confiance sont, soit en
crise, soit fortement remises en cause. Le schéma classique,
presque universel, du journaliste intermédiaire de l’information
par un processus descendant émetteur-récepteur a vécu, au profit
d’une toile interactive faite de multiples émetteurs eux-mêmes
récepteurs. Abondantes sur les questions sociale, sociétale et
politique, peu d’études sur les médias abordent cependant la
question de l’information économique . Sans doute son traitement
problématique est-il plus subtile, moins facilement décryptable
pour le lecteur/auditeur, mais l’information économique ne doit
pas pour autant échapper à ce débat sur les relations complexes
qu’entretiennent les médias et les autres parties prenantes de
l’actualité (là, les politiques, ici les entreprises), comme
l’illustrent quelques « affaires » qui ont fait récemment la Une
des médias pendant de longs mois. « Affaires », la dénomination
n’est ni neutre, ni innocente ; elle joue et bénéficie du double
sens du mot « affaire » . L’entreprise n’est-elle pas la figure
centrale des affaires et de l‘activité économique? Le mot est à
charge, immédiatement, il est synonyme de soupçon, de
dissimulations, de mensonges et bien d’autres maux encore. «
L’efficacité symbolique des mots ne s’exerce jamais que dans la
mesure où celui qui la subit reconnaît celui que l’exerce comme
fondé à l’exercer », analysait Pierre Bourdieu … Très récemment
encore, revenant sur ces trois « affaires », l’émission
radiophonique de France Inter « J’ai mes sources » titrait : « les
médias pendant les scandales économiques ». « Scandales », le mot
n’est pas neutre là non plus. Quant à la formulation, elle tend à
supposer une empathie naturelle entre les médias et la réprobation
publique, par extenso ériger les médias en gardiens de la morale
économique.
« Raconter des histoires » : dans le langage commun,
l‘expression est tout aussi douce à l’oreille que péjorative…
Comment le récit des « affaires » se construit-il? Comment
s’installe le discours des médias ? A l’inverse, pourquoi,
parfois, la fabrique de l’opinion n’a-t-elle aucune prise et pas
de relais ? Qui désigne les « coupables »? Comment l’imaginaire
collectif les distingue-t-il? N’est-il pas finalement un certain
paradoxe entre le peu de confiance accordée aux médias par
l’opinion, et l’influence, la fusion et confusion des médias avec
l’opinion publique dans ces « affaires » ? Et finalement, la seule
question n’est-elle pas : qui écrit l’histoire ? Ou quelle
histoire s’agit-il de raconter à un moment précis de l’Histoire de
la société ? Sous une forme ou sous une autre (indignation,
inflammation, compassion, etc.), les crises qu’ont récemment
traversé des entreprises telles que LU, Toyal, Metaleurop,
Andersen et d’autres, révèlent que chacun, média ou politique,
peut être tour à tour, ou tout à la fois, narrateur, observateur,
témoin, juge et acteur de l’événement, sans que cela soit
objectivement affiché. L’affaire LU, emportée par toute la
symbolique de la marque et de l’entreprise Danone, sert plus
largement la mise en scène d’une autre histoire, à la veille
d’enjeux électoraux majeurs : pousser le gouvernement socialiste,
particulièrement du premier d’entre eux à ce moment-là, Lionel
Jospin, à clarifier ses positions sur le rôle de l’Etat dans
l’économie. L’affaire est amalgamée à d’autres, contemporaines
(l’affaire Marks&Spencer) ou plus anciennes (l’affaire Michelin),
aux dépens de son sens économique et de tout débat d’idées. Six
mois après le non au référendum, l’affaire Toyal apporte quant à
elle l’histoire réconfortante du berger contre la mondialisation.
Dans cette affaire, le suspens du récit et le choc de l’image du
député en grève de la faim dominent immédiatement la froideur de
l’analyse objective. L’émotion aveugle la réflexion. « Affaires »
: selon la définition du dictionnaire, le mot désigne un ensemble
de faits créant une situation compliquée et embrouillée, où
diverses personnes et divers intérêts sont en jeu. L’analyse des
médias a posteriori montre pourtant que la diversité est rarement
de mise dans la narration de ces différentes « affaires ».
Simplement hélas parce que, dans un monde d’information accélérée
et raccourcie, la médiatisation et la captation du
lecteur/auditeur empruntent les chemins de la déformation,
l’amalgame, la psychologisation des faits , elles passent aussi
par la sélection de la parole rapportée, l’oubli de l’équilibre
des temps de parole… Que vaut la parole d’une entreprise face à
celle d’un député, élu de la Nation, en grève de la faim ? Que
vaut la parole d’une entreprise japonaise à l’heure où des
discours contre la mondialisation et pour le patriotisme
économique séduisent l’opinion? Que vaut la parole d’associations
écologiques face à une usine réputée la plus polluante de France
dans une région où l’emploi devient rare ? Comment ne pas
s’interroger sur la construction de l’affaire LU autour des
nombreux témoignages de syndicats, d’employés ou de politiques
dans des médias qui eux-mêmes rappellent l’impasse de
communication dans laquelle se trouve l’entreprise Danone, muselée
par le risque de délit d’entrave ? « Donner la parole aux
notables, analyse Patrick Charendeau , c’est s’afficher comme
organe d’une information institutionnelle ; donner la parole aux
anonymes, c’est s’afficher organe d’une information citoyenne,
voire populaire. Dans le premier cas, les médias peuvent être
crédités de sérieux mais en même temps ils peuvent faire l’objet
de suspicions ; dans le second cas les médias se fabriquent une
image de démocratie, mais on peut aussi les suspecter de démagogie
». Dans chacune de ces histoires enfin, la confusion règne par un
usage quasi-sacralisé du témoignage. Le vécu prime l’analyse, le
journaliste n‘est plus celui qui a analysé par soi-même.
Superposés, les témoignages se veulent la pseudo expression d‘une
analyse logique, puisque construite sur la base de la vox populi.
« Lors de catastrophes de différentes sortes, rappelle plus
généralement Klaus Scherer , (…) il semble que la présentation de
l’expression de colère d’une personne est considérée comme plus
importante que l’analyse impartiale et non affective de cette
colère par un journaliste. » L’effet stylistique a ses limites,
même s’il a des vertus médiatiques. Un témoignage, faut-il le
rappeler, n’est en réalité qu’une opinion…parmi d’autres.
Raconter une histoire : l’art du récit médiatique «
Innombrables sont les récits du monde » , écrivait Barthes,
constatant l’universalité du récit dans nos sociétés. Mais uniques
et singulières sont-elles les façons de les raconter… Au cours de
ces dernières années, les grandes crises d’entreprise qui ont
marqué les médias pendant de longs mois peuvent en effet être vue
au prisme de l’analyse narrative et des trois fonctions du récit
proposées par Barthes. Au jour le jour, déployant une couverture
exceptionnelle, les médias, presse, radios et télévisions,
nationaux et régionaux ont ainsi raconté, par succession de «
séquences », le feuilleton de l’affaire LU, de l’affaire
Metaleurop Nord et de l’affaire Toyal. En 2001, l’affaire LU, né
de l’annonce dans le journal Le Monde d’un vaste plan de
licenciement, en quelques séquences, est devenue l’affaire Danone
puis l’affaire du boycott. Le scoop, intelligemment orchestré en
deux temps, à huit jours d’intervalle, a permis à l’affaire de
rebondir, pour créer une deuxième « séquence », dans l’attente de
la séquence ultime l‘annonce du périmètre définitif du plan
social, lui-même provoquant un nouveau rebondissement, par sa
proximité avec les élections municipales. Le tout fut parachevé
par la plus vaste opération de boycott jamais organisée en France.
Autre affaire, celle de Toyal : en 2006, l’entreprise Toyal a
disparu du rôle titre de sa propre histoire, effacée au bénéfice
d’une fiction mise en scène en temps réel par le député Jean
Lassalle dans la salle des Quatre-Colonnes de l’Assemblée
nationale. Ces trois histoires ont connu une ampleur nationale.
L’affaire Lassalle a duré 39 jours, le temps de la grève de la
faim. Près de six mois pour l’affaire LU-Danone, de janvier à
l’été 2001. Au contraire, en 2005, l’affaire Metaleurop Nord,
devenue avant tout le scandale du site pollué de Noyelles-Godault
et de ses salariés abandonnés, pourtant scandaleuse, s’est
rapidement délitée. Que raconter, quand « l’affaire » rejoint les
affaires courantes ? Pour qu’il y ait « affaire », il faut qu’il y
ait feuilleton et rebondissements, sur une période relativement
courte! Il faut aussi des « actants », des héros de portée
mythologique qui porteront le récit à son firmament, par ce qu’ils
révèlent des représentations et des mœurs contemporaines. Le
succès médiatique de chaque récit tient en effet du genre
littéraire qui la caractérise aux yeux et dans l’imaginaire de
l‘opinion, la tragi-comédie pour l’affaire Lassalle-Toyal ou le
thriller à dimension internationale pour Metaleurop par exemple.
Il y a de l’Agatha Christie dans l’affaire LU-Danone, du Pagnol
dans Lassalle-Toyal ou du John Le Carré dans Metaleurop. Ne
faut-il pas aussi y voir une forme pervertie, appliquée
aujourd’hui à la presse, du roman réaliste qui fit florès à la fin
du XIXe siècle? Malgré une apparente pluralité médiatique, chaque
des « affaires » évoquées plus haut, montre qu’à chaque fois, un
seul et même récit a été fabriqué, chargeant, positivement ou
négativement, des « actants », une entreprise (Danone), un homme
(Lassalle) ou un lieu (Noyelles-Godault), de l’entièreté
symbolique du récit et de sa morale. La puissance mythologique de
ces « actants », devenus « coupables » ou « victimes » a permis au
récit d’exister en tant que tel. Danone figure en effet parmi les
entreprises préférées des consommateurs, Jean Lassalle est un
député, par analogie, son acte, fort, est un acte politique,
enfin, Noyelles-Godault est l’un des derniers témoins du glorieux
passé industriel du nord de la France. Des crises que l’actualité
médiatique a fait jaillir au cours de ces dernières années,
certaines ont peu duré, au sens médiatique du terme, même si elles
se sont poursuivies ailleurs, devant les tribunaux notamment, en
partie par le manque d’aspérité des acteurs en présence. Par sa
structure, un univers de signes et de mots, mais aussi sa forme de
pensée, un seul et même récit, une et une seule « logique », une
seule vision de l’histoire, se sont installés dans l’imaginaire de
l‘opinion, forgeant ses convictions, ses pulsions et ses
sentiments. Le mélange des faits, des témoignages rapportés et des
commentaires, le mélange volontaire ou non, de l’explication et de
l’interprétation , mais aussi le choix délibéré d’un registre
sémantique et iconique qui fonde le sens de l’histoire racontée
ont largement contribué à cet effet compresseur. Sans se rappeler
des détails, la mémoire se souvient toujours d’une histoire qui a
fait grand bruit et qui selon la règle des trois unités, de temps,
de lieu et d’action, de la tragédie classique, permet au
dramaturge d‘établir la vraisemblance de l‘histoire. « Qu’en un
jour, qu’en un lieu, un seul fait accompli, tienne le théâtre
rempli », écrivait Boileau. Elle se souvient des mots («
patrons-voyous », « mondialisation », « délocalisation », etc.),
dont le renouvellement et l’usage parfois dévoyés sont d’autres
formes visuelles de cette recherche expressionniste du traitement
de l’information, à tout le moins des relations complexes qui
unissent les médias à leur époque. « Tout est récit » ou « tout
est argumentation » ? Les deux thèses sont extrêmes et
régulièrement discutées, à force de tables rondes et débats sur le
rôle des médias aujourd’hui. Le récit ou le commentaire ? Comment
redonner au récit sa juste signification ? Comment créer de la
conviction plus que de la croyance ? Comment ne pas céder aux
représentations communes… au mythe de la caverne ? Il ne s’agit
pas de rejeter les commentaires et les interprétations, pas plus
que d’opposer radicalement le journaliste factuel au storyteller,
la critique serait trop simple. Simplement, il s’agit d’ordonner
la pensée, de sortir des apparences et des simplifications de
toute nature et surtout de se méfier du prêt-à-penser économique
de la « story » bien-pensante ou dans l’air du temps. « Le travail
de doxographie, propose Mariette Darrigrand , consisterait de la
sorte moins à décrypter, comme si les signes avaient comploté
entre eux, qu’à tenter d’observer dans leurs dynamiques les jeux
du Logos (raison/vérité) et de la Doxa (opinion), couple éternel
de la cité. » Pour certains sociologues, l’éviction récente du
journaliste Patrick Poivre d’Arvor, symptomatique du poids pris
par l’information spécialisée, communautaire et démultipliée
(Internet), a annoncé la fin de cet « art du récit », de la «
grand messe » généraliste, qui emporte le traitement de
l’information dans une mécanique uniquement narrative et
émotionnelle. « La délivrance de l’information répond à une
dramaturgie, souligne ainsi Denis Muzet, le directeur de
l’Institut Mediascopie . Les sujets du JT s’enchaînent de manière
à créer une tension, comme dans une fiction. Le paradoxe du 20
heures de TF1, c’est que celui qui construit la narration
dramaturgique par ses choix de rédacteur en chef, en l’occurrence
PPDA, est aussi celui qui vient en amortir le choc par sa
personnalité ». Rien n’est moins certain. Comme le titrait Le
Monde des livres récemment consacré aux Assises internationales du
roman, « Rien n’est plus vrai que la fiction »… Le « partage du
sensible » , qui donne à toute écriture, romancée ou
journalistique, sa dimension politique et son inscription dans les
mœurs du temps présent, caractérise le débat d’aujourd’hui. Entre
réalité et juste analyse, comment lutter contre la tentation d’une
fiction qui rendrait la mariée plus belle pour l’audimat?
Raconter l’Histoire : la part de l’historicité et du réalisme
économique Les trois principales « affaires » évoquées ici, LU,
Metaleurop et Toyal sont trois « stories » , au sens anglo-saxon
du terme, qui ont chaque fois été fabriquées, à partir d’une part
de réalité, plus ou moins importante, mais avec tout ce que cela
signifie de fictionnel, d’intrigant et de subjectif. Ce sont trois
« stories » qui ont permis, à un moment donné, de nourrir un débat
de société plus large, d’imposer une « morale » ou de donner au
lecteur-citoyen le sentiment de faire partie de l’Histoire, quitte
à ce que chacune de ces « histoires » perde une part de son
historicité et de sa réalité économique. Comme l’illustrent ces
trois histoires, l’objet, l’entreprise dans sa réalité, a laissé
place à un unique sujet, la crise, et à une mise en scène
publique, par une médiatisation conformiste qui défie les réalités
économiques, sociales, industrielles ou politiques. Pire, la crise
s’est réduite à la fonction symbolique d’événement, tant et tant
que c’est l’événement médiatique qui s’est installé dans la sphère
publique et l’opinion, et a créé ce « bruit médiatique » que
mesurent les instituts de sondage. Comme le démontrait déjà Pierre
Nora au début des années 1970, l’événement, ne tirant plus sa
valeur historique et sa légitimité de la seule décision de
l’historien, mais du pouvoir des médias, perd son caractère
intellectuel et rejette toutes les dimensions rationnelles des
crises, qu’elles soient industrielles, sociales, financières ou
politiques. L’événement devient un objet de consommation, les uns
le révèrent, les autres le consomment, avant de céder, tous, aux
charmes d’un événement plus appétissant encore. « Les événements
eux-mêmes sont demandés comme une nourriture. S’il n’y a point ce
matin quelque grand malheur dans le monde, nous nous sentons un
certain vide. Il n’y a rien dans les journaux. » écrivait déjà
Paul Valéry en 1930. Inconsciemment, en flirtant ainsi avec
l’écriture de l’histoire en direct, les médias cultivent
aujourd’hui un étrange rapport au temps. L’événement médiatique,
ainsi défini par les médias, devient le nouveau marqueur du temps
; il indique le point de non-retour, le passage d’un régime
d’historicité à un autre. Il devient « avènement », comme le
qualifie Michel Maffesoli . « (…) les événements, ou mieux même
les avènements, sont considérés selon la logique du « devoir-être
», selon ce que l’on aimerait qu’ils soient, plutôt que ce qu’ils
sont. Tout simplement. (…) A trop vouloir tout rentrer dans son
moule d‘interprétation, l‘on passe à côté de la dynamique propre
des choses. Ainsi, la mutation sociétale va être analysée,
indûment, au travers de pensées convenues (…)» C’est là le premier
paradoxe historique de cette rupture dans l’essence même du
traitement de l’information : alors que « l’actualité » est une
notion fondamentalement a-historique , fondamentalement volatile
et périssable, la mise en récit dramatique de l’événement donne à
celui-ci une perspective passée et future nouvelle. L’événement
entre dans un présent historique. Alors que même répétée, même
renouvelée, une information perd de son intérêt par l‘effet de
saturation que crée l’arrivée de nouvelles actualités, la mise en
récit la pare d’une forme de pérennité et d’éternité. C’est là un
autre paradoxe, et bien le contraire du travail historique. Ecrire
l’histoire, n’est-ce pas imposer le temps de l’impossible retour
vers le passé, en donnant aux faits leur part de conscience
historique ?
Dans ce monde où l’économie et la morale ne font pas bon
ménage, comment raconter et décrypter l’information économique,
les crises que traversent les entreprises, dont à l’échelle de
l’histoire, certaines sont en réalité mineures, comment « révéler
» les mutations économiques, comment aborder la question du
changement? En 1959, L’Express relatait ainsi les débuts de
l’entreprise Leclerc et à travers elle le choc produit dans
l’opinion par les premières grandes mutations du secteur de la
distribution. « Au début de la semaine dernière, un homme d’une
trentaine d’années se présente au service économique de L’Express.
Il tire de sa serviette une poignée de coupures de journaux qui,
toutes, parlent de lui - contre lui. Si elles ne le traitent pas
d’assassin, il s’en faut peu : elles le désignent à la vindicte
des commerçants « honnêtes », incitent les fabricants à boycotter
son entreprise, en appellent au gouvernement pour qu’il y mette
fin » . Boycott. Les relations entre l’entreprise et l’opinion,
sont tumultueuses et passionnelles, depuis longtemps ! Victimes du
désamour des opinions au gré des fermetures de sites industriels,
des plans sociaux, des scandales financiers, les entreprises et
leurs dirigeants déploient, tant bien que mal, des stratégies de
communication de crise rarement efficaces. A l’inverse, par temps
calme, tous les patrons désirent séduire l’opinion, les médias et
leurs parties prenantes, financières surtout. La presse médiatise
et vend de l’événement, accessoirement du papier, de l’audience et
de la publicité. Bref, chacun joue pleinement son rôle dans un
spectacle bien mis en scène. Des Unes de presse à l’ouverture des
journaux de 20 heures, les entreprises et leurs malheurs occupent
une place centrale dans l’espace et le débat public. Tout paraît
simple et simplifié.
Ainsi évoquées, les histoires d’entreprise se réduiraient-elles
à une affaire de communication, d’image et de réputation ? Il n’en
est rien. Car les situations sont tout à la fois plus complexes et
contrastées. L’opinion n’a ni toujours tort, ni toujours raison.
Son tribunal est parfois juste, parfois injuste. La presse ne dit
pas « la » vérité, mais « une » vérité. Les politiques sont,
certes, les garants de l’intérêt général, mais ils oublient
rarement leurs intérêts propres. Les patrons ne sont pas tous des
victimes innocentes. Les salariés et les syndicats défendent
légitimement leurs droits et leurs emplois, sans être
nécessairement conscients de toutes les réalités de l’entreprise.
Les conditions pour transformer le storytelling de l’entreprise en
un inextricable sorry-telling sont réunies. Au fil des histoires
d’entreprises, difficile de traquer avec succès l’intelligence des
analyses économiques. Se succèdent au contraire une kyrielle de
concepts artificiels, d’idées fausses, de contre-vérités
économiques, ou pire de mensonges délibérés. La discrétion, voire
l’absence, de la presse économique dans le traitement des crises
d’entreprises est symbolique. Très vite, ces histoires ne sont
plus celles de crises d’entreprises mais des affaires
judiciarisées, médiatisées ou politisées, qui laissent peu de
place à l’économie. Ou quand l’économie, à l’inverse, y trouve une
petite place, c’est le plus souvent pour se montrer réductrice,
voire idéologique, et se perdre dans des slogans populistes les
uns pour défendre le « patriotisme économique », les autres pour
dénoncer les « licenciements boursiers ». La duplicité se
substitue dès lors à l’objectivité et à l’analyse économique :
quand le « patriotisme économique » n’est que le voile malhonnête
d’un protectionnisme qui ne s’avoue pas, et la condamnation des «
licenciements boursiers » démontre l’incapacité de penser la
concurrence et la compétitivité des entreprises autrement qu’à
courte vue. Il y a un bon et acceptable patriotisme économique et
ce ne sont pas les licenciements boursiers qui sont dramatiques,
mais tous les licenciements, boursiers ou non. Bref, l’analyse
doit résister à une lecture manichéenne et démagogue du monde de
l’entreprise. Le simplisme n’a pas de patrie, le bien et le mal ne
délimitent pas les frontières des relations à l’entreprise.
Catherine Malaval, docteur en histoire
(Lowe Strateus) et Robert Zarader, docteur en économie (Equancy &
Co), auteurs de
La bêtise économique, Perrin, 2008
Pour tout savoir sur "La bêtise économique" :
http://labetiseeconomique.wordpress.com/
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