La marine française a longtemps représenté un objet de
grande fierté nationale. C’est avec beaucoup de circonspection que
les français ont assisté il y 2 ans aux derniers soubresauts d’un
de ses plus beaux fleurons, le porte-avions Clémenceau. Battu par
un petit Zodiac affrété par Greenpeace qui voyait là une belle
occasion de rappeler l’affaire du Rainbow Warrior, empêtré par une
polémique sur le désamiantage, retardé par les autorités
égyptiennes lors du franchissement du canal de Suez, anéanti par
le gouvernement indien qui au final refusait son désamiantage sur
ses côtes, le navire croupit toujours dans la rade de Brest en
attendant des jours meilleurs.
Il est intéressant d’analyser le devenir d’un autre bateau, lui
aussi grande gloire nationale, porteur de toute une ambition : Le
France. Ce navire présente un trop grand nombre de similitudes
avec Le Clémenceau. Il est né à la même époque, navigua lui aussi
sur les mers du monde, reçut les plus importants passagers à son
bord et connut aussi sa déchéance. Revendu à la Norvège, il fut
rebaptisé, Le Norway. Aujourd’hui il s’appelle le Blue Lady tout
comme le Clémenceau s’appelle encore pour quelques temps le Q-790.
Mais la ressemblance semble s’arrêter là. Puisque là où le
Clémenceau fut stoppé après une intense campagne de communication
qui tint le haut de l’actualité lors de l’automne et de l’hiver
2006, le démantèlement du France qui a commencé en Janvier dernier
s’effectue dans un silence assourdissant.
Pourtant un autre point commun aurait pu les réunir : la
quantité d’amiante à bord. Il est bien délicat de pouvoir obtenir
le tonnage exact du navire mais la plupart des estimations
considèrent que le France contient environ 1200 tonnes d’amiante à
son bord contre 1000 pour le Clémenceau. Or, et c’est une deuxième
ressemblance de taille, le France est actuellement en cours de
démantèlement dans la rade d’Alang, là même où le Clémenceau
aurait dû se faire désamianter et où les images des conditions de
travail sur le chantier révulsèrent une population consternée.
Mais cette fois aucune voix discordante ne s’est levée. Aucune
contestation ne s’est fait entendre alors que le désamiantage, qui
plus est, sur un chantier présenté comme précaire au niveau des
conditions de travail est semblable, pour ne pas dire plus
suspect. En dehors de Greenpeace qui délivra un communiqué de
presse, Aucune ONG n’a évoqué le problème, mobilisées qu’elles
étaient par le Grenelle de l’Environnement. Et jusqu’à la Cour
suprême indienne qui a autorisé le désamiantage le 11 septembre
dernier. Comment expliquer cette différence de traitement ?
Pourquoi donc y a-t-il d’un côté un soulèvement concerté,
médiatisé pour refuser le désamiantage du Clémenceau et de l’autre
un laissez-passer pour un paquebot dont les quantités d’amiante
sont au moins aussi importantes ?
Les arguments et l’activisme de certains opposants au
désamiantage du Clémenceau mêlant les dangers de l’amiante, les
conditions de travail des chantiers d’Alang sur fond de débats sur
les décharges de l’Occident ne semblent pas avoir eu prise pour
l’ex-France. Pourtant l’examen des données techniques des navires
semble les confondre. Dans un cas on a parlé de la crise du
Clémenceau d’ailleurs largement gérée à l’aide de spécialistes de
la question, dans l’autre l’événement est passé presque inaperçu.
Il y a là matière à réflexion pour le spécialiste des crises qui
s’aperçoit que deux événements semblables peuvent engendrer deux
situations en tout point différentes, ce qui le conforte dans
l’idée que décidément il n’y a pas de crises, il n’y a que des
événements que des acteurs clés exploitent et que les médias
nomment « crise ». L’événement n’est souvent qu’un prétexte à
cristallisation, il n’est pas une crise en tant que telle et la
dramatisation des enjeux, dans un cas notamment via les médias,
lève souvent le voile sur des données de contexte bien spécifiques
expliquant ces différences de traitement. Car finalement plusieurs
centaines de bateaux se font désamianter dans le monde, parfois
dans des conditions de chantier inacceptables sans que personne ne
s’en offusque.
En vérité plusieurs raisons peuvent rendre compte des
différences. Contrairement à l’ex-France, le Clémenceau dispose
d’une identité claire et symboliquement chargée. C’est un navire
de guerre dont l’état est propriétaire. D’emblée il rassemble des
conditions favorables au débordement médiatique dont il a été
l’objet. L’ex-France n’a plus d’identité aussi marquée que celle
du Clémenceau. Plus personne ne sait qu’il s’appelle maintenant le
Blue Lady et que la multiplication des propriétaires l’avait déjà
vidé de la charge symbolique qu’il portait lorsque lui aussi
représentait la France. Ainsi l’identité de l’un suffirait à
rendre soudainement le problème du désamiantage plus prégnant que
pour l’autre. Certainement. Tout comme Danone, fierté industrielle
française, avait fait l’objet d’une mobilisation gouvernementale
sans précédent alors que des rumeurs circulaient sur son possible
rachat par Pepsico et que Arcelor, ex Usinor Sacilor, autre
fleuron de l’identité industrielle française, devenu société
apatride, se faisait racheter par Mittal dans un brouhaha
inoffensif. L’identité offre un puissant moteur à la crise dans ce
qu’elle fournit les raisons de l’activation et de la
cristallisation d’une mobilisation potentielle. C’est parce qu’il
représente la puissance et la fierté militaire française que le
désamiantage dans une rade croupissante d’un pays éloigné devient
intolérable. La collision d’une identité propre et marquée et
d’une destination, voire d’une destinée - en apparence insalubre
et incertaine - fournit le conflit symbolique suffisant au
développement de la crise. L’ex-France de son côté n’oppose pas
les mêmes symboles. Il n’est plus lié à la France que par une
vague nostalgie étrangère aux générations qui grossissent
aujourd’hui les ONG. Son désamiantage ne s’apparente qu’à une
transaction marchande de plus, produit de la mondialisation qui
organise ses propres arrangements sans autre regard sur les
conditions de travail des chantiers sur lesquels ses opérations se
déroulent. L’ex-France se perd dans les coulisses des transactions
de la mondialisation qui n’a que faire des identités nationales.
En réalité le France est mort après sa transformation en Norway.
Le reste n’est qu’anecdote et sa nouvelle identité – le Blue Lady
– ne fait qu’achever l’oubli dans lequel il est tombé. Tout comme
les étoiles mortes, il offre encore un peu de lumière à quelques
nostalgiques mais la source d’énergie est déjà tarie. Elle n’est
en tout cas plus suffisante pour lever les contestations comme
celle exprimées à propos du Clémenceau.
Thierry Libaert est maître de conférences à Sciences-Po
Paris. Il est l’auteur de « La communication de crise ». Dunod.
2005 Christophe Roux-Dufort est Professeur à l’EM Lyon. Il est
l’auteur de « Gérer et décider en situation de crise ». Dunod.
2004. Ils sont tous deux directeurs à l'Observatoire International
des Crises.
Magazine de la communication de crise et sensible.
© Tous droits réservés par les auteurs
|