Avec 4,9 milliards d’Euros de perte, l’affaire de la Société
Générale constituera vraisemblablement LA plus grande perte
financière d’une banque à l’échelle de la planète pendant encore
de longues années. Hors du commun, cette crise semble avoir, au
"mieux", ruiné pour longtemps une réputation acquise de haute
lutte par l’établissement bancaire, situé jusqu’ici au 3ème rang
français, et connu pour sa bonne gestion et sa "parfaite" maîtrise
des risques ; au pire, l’avoir amené au bord du gouffre (la
faillite) tel qu’évoqué par Le Monde du 29 janvier 2008.
Surtout, cet épisode révèle un univers où l’incertitude devient
un principe d’action et où l’aléatoire surplombe la pensée
cartésienne classique. Loin d’être une activité économique comme
une autre, l’analyse et l’activité boursière reposent, autant dans
leurs fondements que dans leur pratique quotidienne, sur des
principes d’action proches de la gestion de crise. En effet, comme
dans une situation ‘crisogène’, il s’agit pour l’opérateur
d’embrasser l’incertitude en gérant au mieux informations
contradictoires et phénomènes de rumeurs, de maîtriser les
comportements à risque en suivant un ‘tableau de bord’ ou de
respecter une ligne de conduite fondatrice pour mieux comprendre
le fil des évènements, d’ancrer son action sur une attitude
d’écoute lucide du marché et, enfin, de visualiser les divers
scénarios en anticipant les grandes lignes de faille. En bref,
pour l’opérateur boursier comme pour le gestionnaire de crise, il
s’agit de déployer des ressorts psychologiques et intellectuels
qui permettent d’ouvrir le champ des possibles pour trouver le
meilleur cheminement dans la gestion systémique de l’événement.
C’est donc bien cette ressemblance, ce parallélisme entre gestion
de crise et activité boursière qui se trouvent être à l’origine de
ce texte court dont le propos est, en s’appuyant sur l’étude de
mécanismes de base, de comprendre quelques principes cinétiques
pouvant être à l’origine d’une crise de cette nature.
Pour ce faire, le Magazine de la Communication de Crise et
Sensible s’est rapproché de Monsieur Thami KABBAJ, chercheur en
finance comportementale / analyse technique, ancien trader
lui-même, professeur agrégé d’économie, auteur de plusieurs
articles et ouvrages de référence sur le trading, directeur de
collection chez Eyrolles (www.thamikabbaj.com) ... Il s’agit donc
d’un article / entretien, mené par Thierry PORTAL, auteur
‘habitué’ de nos colonnes, construit à partir d’un jeu de
questions réponses dont l’ambition est d’éclairer la question de
l’incertitude boursière, sources d’opportunités mais aussi de
risques très importants, comme dans l’affaire Société Générale.
Deux axes primordiaux s’entrecroiseront en permanence pour
mieux guider nos pas. En 1er lieu, il s’agira d’expliquer, sur un
registre assez théorique, en quoi le principe d’incertitude
surplombe toute activité boursière en la soumettant par nature au
jeu indéterminé de l’aléa, et en faisant d’elle une activité
‘extra ordinaire’ proche de la gestion de crise. Le 2nd axe
permettra au lecteur de faire des parallèles entre celui-ci et
celle-là à partir de modalités de perceptions et de gestion
particulièrement concrètes.
Cet article inaugure une série d’entretiens à venir avec de «
Grands témoins » ou des experts reconnus.
T P : Monsieur KABBAJ, vous êtes vous même ancien trader et
êtes l’auteur d’un ouvrage remarqué « La psychologie des grands
traders » (Eyrolles – 2007). Dans ce dernier, vous évoquez
l’incertitude comme une clef fondamentale de l’activité de trading.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi le principe d’incertitude
est-il consubstantiel de l’activité d’un trader ?
T K : « Les cours boursiers peuvent dessiner des mouvements
totalement aléatoires et désarçonner même le plus aguerri des
traders. Ceci est d'autant plus vrai que, lors de notre formation
universitaire, nous avons été habitués à développer une logique
cartésienne implacable. Derrière chaque mouvement, il doit y avoir
une raison. Or, sur les marchés, un cours boursier peut évoluer
sans raison apparente à court terme mais également à long terme.
Une entreprise peut afficher des résultats positifs et voir son
cours baisser. Cela peut donc surprendre le trader qui, dans un
premier temps, évoquera l'irrationalité des marchés. C'est
d'ailleurs souvent le cas des économistes de marché qui
établissent des pronostics sur l'évolution des devises en se
basant sur des critères d’ordre fondamental. Néanmoins, si les
marchés n'évoluent pas dans le sens attendu, ils ne vont pas
hésiter à évoquer une certaine irrationalité des marchés. Le bon
trader doit donc apprendre à vivre avec cette incertitude des
marchés ».
T P : Compte tenu de cela, que nous dit la ‘littérature
économique’ - dont l’objet théorique est de comprendre les risques
pour mieux les qualifier - sur la question de l’aléatoire ?
Présente-elle quelques fondements théoriques au principe
d’incertitude en bourse ? Par exemple, en quoi l’incertitude
s’oppose-t-elle aux théories néoclassiques du marché qui posent le
postulat de la rationalité des individus ainsi que le modèle d’une
concurrence pure et parfaite ? De plus, en quoi contribue-t-elle à
exclure la prédictibilité des évolutions boursières ?
T K : « Sur votre 1ère série de questions, je répondrai que la
théorie néoclassique a toujours mis en avant l'hypothèse d'un
individu extrêmement rationnel capable de prendre une décision en
se basant sur toute l’information à sa disposition. En outre,
cette théorie considère que la condition nécessaire pour qu’un
marché soit efficient est l'élimination de toute possibilité
d'arbitrage. Dès lors, il s'agit de rendre les marchés beaucoup
plus ‘liquides’ et concurrentiels. Dans les faits, on s'aperçoit
qu'en situation d'incertitude, les individus sont souvent dominés
par des biais psychologiques et que les marchés ne sont pas
toujours efficients (…)
Quant à votre question sur la prédictibilité, c’est la théorie
de l’efficience des marchés qui postule justement que les
mouvements boursiers sont totalement aléatoires. Il est vain de
chercher à prédire les cours boursiers car cela est impossible.
Dès lors, en situation d'incertitude, nul ne peut battre les
marchés à long terme … ».
T P : Gérer en bourse ce principe d’incertitude revient-il donc
exclusivement à éviter les positions trop risquées ? Ou bien
existe-il une ‘méthode’ psychologique qui aille au-delà du seul
plan de trading, c’est à dire une ‘écologie des émotions’ qui
serve à éclaircir l’horizon dans le ‘bruit’ crée par l’ensemble
des informations contradictoires, y compris les rumeurs ?
Autrement dit, que signifie ‘embrasser l’incertitude’, expression
employée dans vos divers ouvrages et articles ? Par exemple, cela
sous entendrait-il que le trader doive, pour ce faire, disposer
d’un quelconque ‘tableau de bord’ qui se rapprocherait des outils
utilisés lors de la gestion d’une crise ?
T K : « L'incertitude est inhérente aux marchés. Le trader doit
l'accepter totalement. En effet, si les mouvements boursiers sont
potentiellement illimités, la seule manière d’y faire face est de
structurer son esprit pour mieux affronter cette incertitude.
L'expérience menée par les deux économistes du MIT Andrew Lo et
Dmitry Repin (illustre parfaitement nos propos. Ils ont cherché à
mesurer les émotions de plusieurs traders opérant en temps réel.
Les résultats de cette recherche montrent que les traders
expérimentés réagissent bien mieux face aux évènements aléatoires
que les traders novices. Ils ont effectué le travail nécessaire
pour opérer dans ce type d'environnement. Une erreur récurrente
commise par de nombreux traders consiste à rechercher des
certitudes dans un environnement où l'aléa règne. Les traders
maîtrisent mal les probabilités ! Et confondent souvent
l’existence de récurrences sur les marchés financiers avec la
possibilité de prévoir de manière certaine l’évolution des cours
boursiers. Ainsi, ils sont surpris lorsque le marché ne dessine
pas leur scénario.
Embrasser l’incertitude permet en fait au trader de se préparer
mentalement à toutes les éventualités. Ainsi, il n'hésitera pas à
sortir d'une position perdante si la situation l’impose. Pour y
parvenir, le plan de trading constitue un outil incontournable et
extrêmement performant. Il permet au trader de développer
plusieurs règles précises et détaillées qui devront être suivies à
la lettre. La visualisation constitue une autre technique
performante et elle est utilisée par des trader d'exception comme
le célèbre Bruce Kovner. Cette technique consiste à répéter
mentalement les configurations de marché et les différents
scénarios possibles. Ainsi, en situation réelle, le trader sera
capable d’agir froidement et de manière optimale ».
T P : A vous entendre, savoir gérer l’incertitude relève
davantage d’une attitude, d’une prédisposition psychologique face
à l’aléa plutôt qu’au fait de disposer d’outils ad’ hoc
susceptibles d’aider l’opérateur à mieux conduire l’évènement … De
fait, en tant que chercheur, vous vous réclamez de l’école
comportementaliste (qui étudie les finances sous l’angle du
comportement - ndlr). En quoi celle-ci permet-elle de mieux
étudier les disfonctionnements du marché, par exemple d’en
détecter certaines anomalies, voire d’en prévenir les crises ?
T K : « Pour la théorie néoclassique, les cours boursiers ne se
décalent jamais très longtemps de leur valeur fondamentale pour
les raisons évoquées précédemment. Les individus étant rationnels,
toute anomalie sera rapidement détectée et éliminée. A mon sens,
le grand tort de la théorie néoclassique est d'avoir totalement
occulté la dimension psychologique. Or, de nombreux travaux de
recherches menés par la finance comportementale montrent que les
individus ne sont pas rationnels en situation d'incertitude. Ils
vont donc baser leurs décisions d'investissement sur des critères
peu pertinents comme par exemple une rumeur ou un attrait infondé
pour un certain type d'actif financier pour la simple raison
qu’ils le connaissent bien. De plus, l'activité d'arbitrage, qui
revêt une importance déterminante pour l'efficience des marchés,
s'avère risquée. Il en est ainsi des deux économistes Barberis et
Thaler qui ont mis en évidence deux types de risques : le risque
fondamental, lié à la difficulté pour un arbitragiste d'évaluer
correctement la valeur fondamentale d'un actif financier du fait
de la survenance inattendue de nouvelles d'ordre fondamental ; et
le risque lié aux noise traders, du fait de l'impossibilité de
prédire de manière exacte le retour du cours boursier vers sa
valeur fondamentale …
Ainsi, pour répondre à votre question, ces phénomènes sont
récurrents sur les marchés. Un investisseur peut tirer de ces
récurrences des règles de trading extrêmement efficaces.
Néanmoins, la théorie comportementale n'offre pas suffisamment
d'éléments pour prévenir les crises. Elle permet avant tout de
comprendre en quoi les préceptes de la théorie néoclassique sont
caducs et expliquent pourquoi les marchés peuvent diverger des
valorisations fondamentales. Par contre, cette approche est
extrêmement utile pour comprendre la psychologie individuelle et
permet donc au trader d'opérer au meilleur niveau en évitant les
prises de position trop risquées ».
T P : Dans votre ouvrage « La psychologie des traders », vous
expliquez le phénomène de dissonance cognitive comme l’élément
déclencheur d’une perception biaisée du risque boursier.
Pouvez-vous nous préciser en quoi celle-ci constitue-t-elle une
mécanique susceptible de conduire à des comportements à risque ?
T K : « Les travaux du prix Nobel d'économie Daniel Kahneman
montrent que les investisseurs ont tendance à gérer différemment
les gains et les pertes. Leur perception du risque évolue en
fonction de leur situation financière. Daniel Kahneman met en
évidence une aversion des individus aux pertes. Le trader prend
des risques de plus en plus importants en situation perdante alors
qu'il est extrêmement conservateur en position gagnante. Cette
manière d'opérer est dangereuse et explique sans doute la faillite
de nombreux investisseurs. Les traders professionnels ont appris à
inverser cette manière naturelle d'opérer et à couper rapidement
leurs positions perdantes tout en laissant courir leurs positions
gagnantes.
La dissonance cognitive s'apparente donc à une perception
sélective. Avant la prise de décision, le trader va souvent
effectuer des recherches puis, une fois son choix arrêté il
ouvrira une position. Si le marché évolue dans son sens, il aura
souvent un sentiment de toute-puissance alors que si le marché
infirme son raisonnement il se sentira comme trahi et aura une
sensation de gêne qu'il tentera d’atténuer en ignorant simplement
l'information. Cette attitude est extrêmement dangereuse car le
trader est dans une attitude de déni au lieu d'affronter
l'information et d'y faire face en prenant la décision appropriée
à savoir sortir rapidement de sa position avec une perte limitée
».
T P : On imagine facilement la peur du gouffre du trader face à
des décisions dont il sait qu’elles peuvent impacter durablement
ses positions ou ses résultats. Peut-être est-ce sur ce point que
l’activité boursière se rapproche le plus d’une intervention en
situation de crise … Pouvez-vous expliquer sous quelles formes la
peur est partie intégrante de ‘l’écologie émotionnelle’ du trader
et en quoi consiste-t-elle ?
T K : « Les pertes ainsi que les situations extrêmes vont
souvent déclencher un sentiment de peur et parfois de panique.
Dans ces situations particulières, le trader peut se mettre à
prendre des risques inconsidérés. Il n'a plus d'espoir et ne pense
plus aux conséquences de ses actes. Par ailleurs, le trader peut
également tomber dans un état de paralysie. Il est traumatisé par
la perte et n'est plus en état d'agir sur les marchés. Il ne
comprend pas la raison de ce renversement brutal du marché et, au
lieu de sortir simplement de sa position, il tente de trouver des
explications. Cette attitude est d’autant plus dangereuse en
trading car l'inaction est une décision. Ce point de vue est
formulé par le célèbre trader Michael Marcus : « si vous ne
comprenez pas pourquoi le marché se retourne contre vous, il faut
d'abord sortir de sa position puis rechercher l’explication… ».
Ces situations de peur, de panique et de paralysie sont à ce point
récurrentes sur les marchés que le trader doit fondamentalement en
prendre conscience. Pour cela, il doit habituer son esprit à ces
mouvements aléatoires et cela n'est possible qu'avec l'expérience
et la répétition des différentes configurations de marché ».
T P : Dans le cas précis de la Société générale, le
comportement du trader Jérôme KERVIEL entre-t-il concrètement dans
ce mécanisme qui fait de la prise de risque une spirale dangereuse
parce que sans fin ?
T K : « Les éléments dont nous disposons permettent de mettre
en évidence deux biais psychologiques dont Jérôme Kerviel a sans
doute été victime, à savoir l'excès de confiance et la recherche
de certitudes. D'ailleurs, le cas Jérôme Kerviel n'est pas un cas
exceptionnel et ressemble étrangement à celui de son ancien
confrère britannique Nick Leeson, considéré par sa hiérarchie
comme un trader vedette. Il était adulé par ses pairs et cette
envie de préserver sa réputation l’a sans doute incité à utiliser
sa connaissance des procédures de contrôle pour camoufler ses
pertes et donner l’illusion d’une véritable expertise des marchés.
Kerviel a sans doute été victime du même biais psychologique.
Issu d’un milieu modeste, sa principale motivation était de
prouver qu’il était un trader d’exception. Ce désir a sans doute
été renforcé dans un milieu professionnel peuplé de
polytechniciens auquel il était étranger. Par ailleurs, dans un
article du Monde, Kerviel expliquait à ses collègues qu'il aurait
développé une martingale lui permettant de gagner à tous les
coups. Or, un bon trader sait qu'un tel système ne peut exister et
qu’il est vain, voire même dangereux, de tenter de le développer.
Le trader joue avant tout un système lui offrant des probabilités
avantageuses et évite de rechercher vainement des certitudes. Les
travaux de recherche montrent qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé
et que la plupart des individus sont dominés par l’excès de
confiance … ».
Entretien mené par Thierry PORTAL, consultant et journaliste
indépendant en communications sensibles
Site :
http://portal-communications-sensibles.over-blog.fr
Dernier article sur le Magazine de la Communication de Crise et
Sensible : «
Alliances avec les parties prenantes : une lecture stratégique
selon le jeu de GO »
Livre : Thami KABBAJ – « La psychologie des grands
traders » - Eyrolles 2007 « Emotion, excès de confiance,
comportement moutonnier... Qui peut encore affirmer que les biais
psychologiques n’ont pas d’incidence en terme d’investissement
boursier ? Basé sur un travail de synthèse des meilleurs ouvrages
de psychologie et des travaux de recherche les plus récents en
matière de finance comportementale, ce livre met en lumière la
manière de penser et d’opérer des meilleurs traders ».
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Magazine de la communication de crise et sensible.
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