Depuis Nicéphore Niepce, la photographie, puis le cinéma, puis
la télévision, puis internet, puis les portables nous offrent une
multitude d’images, d’autant plus prégnantes qu’elles font appel à
nos pulsions de vie et de mort, entre sexe, cadavres et
destructions. Multiples, superposées et juxtaposées, ces images
entretiennent une confusion permanente entre le réel et
l’imaginaire. Elles sont particulièrement angoissantes car depuis
le début de l’humanité, à moins d’être en prise réelle avec
l’horreur, jamais l’humain n’aura subi pareille densité et
permanence morbide, de violences mises en scène puis portées sur
l’espace public, jusque dans nos foyers. Elles sont
particulièrement angoissantes car depuis le début de l’humanité,
jamais les imperfections de nos visages et nos corps ne furent
ainsi gommées artificiellement pour créer l’impossible absolu à
atteindre, à ce point que la plus belle des femmes ne supporte
plus son reflet dans un miroir déformé par le prisme social. C’est
donc une guerre qui est déclarée, guerre d’images certes, mais qui
mobilise nos instincts pour mieux mobiliser le corps social,
lorsque ce n’est pas pour le contrôler et lui demander de passer à
l’acte ou au contraire l’inviter à la docilité. Les images
irriguent notre société pour mieux exiger de nous. Mais à l’autre
bout de la chaîne, pour celui ou celle qui fait l’objet, lors
d’une crise, de cette mise à nue, de notre impudeur, de la réalité
amputée au profit de la mise en scène médiatique parfois appelée «
transparence » et autrefois nommée vindicte populaire, de cette
incandescence entretenue par le souffle des exigences sociales,
celui-ci ou celle-là, pénètre parfois en enfer.
Nous avons tous fait cette expérience. Invité chez des amis, la
télévision reste allumée. Inconsciemment, nous sommes attirés par
cet écran plus vif que la paisible réalité à laquelle nous sommes
confrontés en cet instant. De nos sens, la vue est probablement le
plus développé. L’approche clinique nous apprend que la vue induit
une mobilisation générale de notre corps avant même que nous ayons
conscience d’un danger. Dans nos rêves, lors du sommeil paradoxal,
les cliniciens constatent le phénomène dit de REM (Rapid Eye
Movement) mouvement rapide des yeux et une forte activité de
l’hippocampe, qui joue un rôle dans la mémorisation. C'est le
sommeil paradoxal qui semble être responsable des images des rêves
et aussi de la programmation du cortex. Nous croyons ce que nous
voyons, consciemment ou non, car les images nous imprègnent et
s’entrelacent pour constituer notre mémoire.
Mais cette perception n’est rien ou reste un danger
psychologique pour l’individu tant qu’elle n’a pas cristallisée.
Cette cristallisation nécessite l’implication de la sphère
sociale, de l’interaction entre les individus, rendue d’autant
plus possible, que les images sont aujourd’hui partagées à
l’identique par le plus grand nombre. Car ici intervient la notion
d’expérience qui permettra d’ancrer dans la mémoire individuelle
et collective le flot d’images, de faire un tri, de hiérarchiser
et au-delà du voyeurisme stérile, d’interagir avec l’image : sans
expérience, nous restons des témoins passifs face à l’image. Or la
passivité ne correspond pas à notre instinct qui nous pousse à
fuir ou à attaquer. Et faute d’accès au terrain de la crise, nous
avons dû développer deux comportements, l’un passif qui consiste à
donner procuration à des héros médiatiques (ce que le président
Sarkozy et d’autres ont bien compris), l’autre actif qui consiste
à commenter les images, à interagir avec le cercle social pour
forger ce que l’on nomme l’opinion publique. Et quelque soit le
cercle, l’opinion face à l’émotion soulevée par les images se
construit sur trois niveaux qui se superposent : un niveau
pulsionnel (de vie et de mort), un niveau de conscience
individuelle qui est le propre de nos histoires personnelles, de
nos cultures et de notre champ social de proximité qui définissent
ce qui acceptable de ce qui ne l’est pas, un niveau social et
historique chargé de digérer la crise et d’en tirer les
conséquences au-delà de l’émotion. En situation de crise le corps
social procède par exigences. Une des caractéristiques de la
société postmoderne est d’exiger des réponses immédiates sur trois
niveaux :
1 – Une réponse à nos pulsions.
L’émotion soulevée par telle ou telle image, particulièrement
lorsque l’on a affaire à des victimes auxquelles nous pouvons nous
identifier, appelle à la vindicte (besoin de coupables), à une
réponse à la hauteur de l’émoi, une réponse immédiate accompagnée
d’images qui permettront à chacun de s’approprier la réaction, de
diminuer sa propre angoisse et d’en apporter le témoignage dans sa
sphère sociale de proximité. Ici la norme réside dans l’émotion :
elle résiste particulièrement à toute argumentation, peut balayer
les structures sociales (appel au retour de la peine de mort,
focalisation de l’aide humanitaire sur un événement, demande de
démission d’un gouvernement, modification de la législation, etc.)
Ici se livre une guerre sans merci destinée à focaliser l’opinion,
peurs contre peurs, victimes contre victimes, objet médiatique
contre objet médiatique. Ici se trouve le terreau favorable à la
peur atavique de l’autre, à la dénonciation de la différence, au
rejet. Le problème de la densification médiatique, c’est qu’elle
permet de s’adresser en permanence au plan pulsionnel. Ainsi, un
événement chasse l’autre, ne laisse plus le temps à la société de
le digérer et donne un immense pouvoir à tous ceux qui savent
apporter des réponses médiatiques qui s’adressent à nos pulsions
(populisme). Pour l’entité à l’origine d’une crise, seule la
compassion associée à l’action immédiate, visible et de proximité
physique et sociale peut avoir lieu : ici, l’argumentation n’a pas
de place et les coupables aisément désignés. Enfin, comme le
souligne le Centre de Recherche sur les Innovations Sociales
(CRISES, UQUAM) « une fois qu’une image est choisie pour
représenter un objet, elle peut difficilement être délogée. ».
2 – Une réponse à notre conscience individuelle.
Alors que chacun exige haut et fort la transparence, celle-ci ne
peut exister car la réalité est généralement trop complexe pour
être appréhendable . Derrière cette demande de transparence se
situe d’abord un besoin de comprendre. Or cette compréhension
dépend fortement des cultures individuelles fondées sur un cadre
normatif collectif. Car même si certaines analyses, notamment de
Zygmunt Bauman, insistent « sur la détraditionnalisation,
c’est-à-dire le fait que les normes, les manières de faire
véhiculées par la société et ses institutions ne s’imposent plus
d’elles-mêmes, et que chacun est à la fois libre et en devoir de
trouver sa solution aux problèmes qu’il va rencontrer » , les
JT se chargent de déterminer l’agenda, de réaliser le travail de
lissage culturel et intellectuel par l’image permettant au plus
grand nombre de s’approprier les premiers indices, questions et
polémiques qui accompagnent une crise. A ce stade, il y a peu de
place à l’acculturation, seules des explications simples peuvent
prendre corps, car « l’objectivation est un processus plus actif
que l’ancrage, il demande plus d’efforts (Moscovici, 2001) ».
Lorsque Zyg-munt Bauman évoque notre société comme liquide aux
liens sociaux distendus et animés par le mouvement brownien,
lorsque Manuel Castells nous parle de pratiques sociales centrées
sur l’individu, lorsque l’économie ultra libérale nous exhorte à
l’individualisme et l’agilité organisationnelle, nous pourrions
imaginer l’individu plus libre de ses pensés, plus conscient, plus
responsable de sa propre vie. Mais lors de crises, nous constatons
que se dessinent des murs qui canalisent la société liquide,
délimitent la possibilité de conscience, enferment la société dans
des réservoirs à pensées uniques et délétères qui couvrent
l’ensemble du spectre des ancrages. Plus l’émotion est grande lors
d’une crise, plus les politiques et autre lieux de pouvoir
consolident les murs qui enferment la société pour la laisser
s’indigner, gronder et se déchaîner pour ensuite la canaliser et
l’amener vers d’autres murs idéologiques, voir légaux, plus hauts
et plus épais. Le risque pour l’individu est trop grand de ne pas
se ranger à l’opinion d’abord de ses liens sociaux de proximité,
ensuite du groupe auquel il s’apparente, et de faire sienne cette
opinion, simplement pour ne pas être délesté et déversé dans le
Styx qui mène à l’enfer de la désocialisation. D’où l’impératif
pour une organisation de décrire une situation de crise en
imposant trois idées forces et en conformité avec le champ social
: tout argument complexe serait irrecevable, voir suspect. Thierry
Libaert nous rappelle que la notion de vérité fait place à la
notion de vraisemblance . Cette vraisemblance que chacun nomme «
transparence » n’est que la demande d’une représentation conforme
à ses exigences, généralement fondée sur des a priori et limites
culturelles, dans cette société liquide aux opinions fragmentées.
Ainsi « la vérité vraie » n’est que le fruit d’une représentation
qui a cristallisé dans l’opinion pour s’ériger en réalité,
d’autant plus qu’à travers l’image (je l’ai vu, de mes yeux, vu),
les interactions sociales et la suractivité des individus
hypermodernes, nombre de personnes aura fait sa propre expérience
de la crise, même à distance. Mais en se déinstitutionnalisant, la
société - et ses pratiques sociales centrées sur l’individu –
légitime toutes les représentations d’une crise, dont celle
fournie par la structure en crise. En situation de crise, c’est
ici qu’il est nécessaire d’agir à la fois sur le plan rationnel
(les faits, le raisonnement) et irrationnel (l’exemple, la
métaphore, l’image).
3 – Une réponse sociale.
On peut constater que les réponses apportées aux crises
dépendent fortement de l’émoi soulevé dans la population. En
France, récemment, l’apparente multiplication des accidents liés à
des chiens dangereux a conduit à la modification de la
législation. Plutôt que de choisir la réflexion préalable à
l’action, le politique est soumis à la loi pulsionnelle, sommé
d’agir sur la perception de la crise, sur les certitudes qui
jalonnent l’espace médiatique. Or comme le dit Edgar Morin, dans
nos sociétés occidentales, « on enseigne des certitudes, mais
jamais l'incertitude fondamentale. » Faute d’être prête à
affronter « l’incertitude fondamentale », la société médiatisée à
outrance produit de nouvelles peurs qui s’institutionnalisent et
conduisent à la prolifération de nouvelles normes et d’artéfacts
législatifs qui sont autant de rémanence sociale du zapping de la
peur, entre monde et projection du monde. Ce qui est inquiétant,
c’est que l’on assiste impuissant à un indicible mouvement de la
société liquide vers de nouvelles intolérances. Et sur cette base
nous construisons l’inique, entre passeport biométrique, tests ADN
généralisés, caméras de surveillance et autres prisons propres à
enfermer chacun d’entre nous et à contrôler nos interactions,
peurs et désirs jusque dans l’intimité de nos gènes. Pour Edgar
Morin, nous sommes dans « une société qui s'autoproduit sans cesse
parce qu'elle s'autodétruit sans cesse . » Mais ce déplacement de
la société liquide peut également se faire dans le sens de ce que
nous appelions encore peu « progrès », comme ce fut le cas avec le
principe de précaution inscrit dans la constitution française,
l’intrusion de la Fondation Nicolas Hulot dans la campagne
électorale en France ou encore la remise du prix Nobel de la paix
à Al Gore. Mais ici encore, pour que l’enjeu du risque climatique
soit reconnu par l’opinion, il aura fallu le mettre en images.
Figure 1 -
Hélice des crises
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Pour une organisation en crise, toute la problématique revient
à éviter de passer d’une crise passagère à une crise structurelle.
Les trois niveaux que nous venons d’appréhender sont alimentés par
les trois temps d’une crise : le niveau pulsionnel qui alimente le
temps de l’émotion, le niveau de conscience individuelle qui
alimente le temps des questions, le niveau social qui alimente le
temps des polémiques. L’ensemble forme l’hélice des crises (Fig.1)
en mouvement permanent dans la société de l’information. Or, dans
la société de la peur, donc de l’émotion, même imbécile, le niveau
pulsionnel devient le plus prégnant, le plus tangible et le plus
déterminant : c’est pourquoi, il devient de plus en plus important
de se préparer aux crises de demain, imprévisibles dans leur
appréhension par un corps social liquide, brutales pour
l’organisation en crise, crises dont les centres de gravité seront
entre image et imaginaire et l’importance entre persistance
rétinienne et rémanence sociale.
D.H.
Sont cités dans cet article :
Cahiers du CRISES - Collection Études théoriques - no ET0510, «
La promotion du commerce équitable : quatre pièges à éviter », Luc
K. Aude-brand, Adrian Iacobus, 2005
A lire : « La transparence en trompe l’œil », Thierry Libaert,
Descart & Cie
« La société liquidé(e) ? », Xavier Molénat, Sciences Humaines
n°178, janvier 2007
« Les sept savoirs nécessaires », Edgar Morin,
http://www2.ac-toulouse.fr/ien65-bagneres/pedagogie/pedagene/7savoirs.doc
« Le paradigme perdu : la nature humaine », Edgar Morin, Au Seuil,
1973
Version pour l'impression
(pdf, 8 pages)
Magazine de la communication de crise et sensible.
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