Pierre-Jean est responsable de la gestion et de l’accueil
d’un afflux de rapatriés de pays africains se présentant à
Roissy-Charles Gaulle à l’issue d’une série d’événements
politiques locaux ayant conduit le gouvernement français à
ordonner ce rapatriement. Pour l’aéroport, cet événement est géré
sur le mode crise. Il faut absorber rapidement de très nombreux
rapatriés déjà déstabilisés par les violences et le déménagement à
la va vite qu’ils ont du subir. Réveillé dans la nuit, Pierre-Jean
passe des dizaines de coups de téléphone pour mobiliser les
équipes du dispositif et mettre en place la logistique nécessaire
à l’accueil des rapatriés. Ceci fait, il fonce à l’aéroport pour
assurer l’accueil des premiers arrivés, règle plusieurs détails,
répond aux incessants appels et réagit en même temps aux questions
des journalistes déjà sur place. La pression monte vite.
Pierre-Jean se laisse peu à peu déborder par tous les problèmes
qui s’accumulent. Plus il cherche à y répondre plus ceux-ci se
font pressants. La situation commence progressivement à le
dépasser. Puis, à bout de nerfs, il s’effondre en larmes
totalement pris par les événements. Un insupportable sentiment
d’impuissance le submerge. Les pensées affluent malgré lui. Il se
surprend à blâmer sa hiérarchie qui ne le soutient pas dans ce
qu’il ressent à présent comme une épreuve. Puis les blâmes se font
reproches personnels contre sa responsable directe, toujours
absente dans les situations difficiles, plus occupée à se
valoriser en réunion qu’à l’aider dans cette difficulté. Les
reproches se transforment en réactions plus générales sur cette
organisation qui décidément se caractérise par son inhumanité.
Progressivement un retournement se produit. Pierre-Jean prend
conscience de son erreur : à trop vouloir gérer seul le dispositif
d’urgence, il s’est isolé au point de se retrouver la seule
personne de référence. Il est celui sur qui tout repose, de la
logistique à la réponse aux journalistes. Il lui vient alors
l’idée de demander de l’aide et son appel à sa hiérarchie suscite
l’étonnement. En effet, son correspondant lui signifie sa surprise
: «Pourquoi ne l’a t il pas appelé plus tôt ?». Il lui assure son
soutien et se charge immédiatement de mobiliser des renforts pour
achever la mission d’accueil.
Quelques jours après, à l’occasion du débriefing de la crise,
son étonnement se confirme : il n’avait pas été abandonné comme il
l’avait pensé. Ses collègues, tellement confiants en ses
compétences, pensaient simplement qu’il pouvait gérer la situation
seul. A aucun moment il n’est venu à l’esprit de quiconque qu’il
fallait laisser Pierre-Jean seul face à l’adversité comme il en
était pourtant persuadé. Il avait seulement prévu toute son
organisation de telle façon qu’il se rendait unique et
incontournable dans la gestion de crise. Les membres de l’équipe
pensaient donc qu’il avait aussi prévu les soutiens nécessaires.
Fort de cette expérience l’équipe décide de procéder à une
nouvelle répartition des taches dans le but de le soutenir dans
les crises à venir.
A la lecture de cet exemple, plusieurs réflexions viennent à
l’esprit. Comment Pierre-Jean pouvait-il croire qu’il s’en
sortirait seul ? Comment n’a-t-il pas pensé, ni même pris
l’initiative de demander de l’aide avant ? Certes ces questions
sont légitimes mais combien d’entre nous ne se sont-ils jamais
sentis prisonniers de ces perceptions, de ces croyances, de ces
scénarios qui nous emportent progressivement dans une spirale de
suractivité qui ampute notre faculté de prise de recul et qui, au
final, envenime les situations ? Nous sommes au cœur de ce que
pourrait être la crise, étrange mélange d’événements objectifs,
extérieurs et de perceptions qui desservent l’apaisement au profit
d’une cascade de comportements peu propices à la recherche de
solutions objectives. L’exemple de Pierre-Jean donne l’opportunité
d’une prise de recul sur le rôle central de la perception et du
comportement humain dans la production des crises et de ses
conséquences. Il offre la possibilité de mettre à plat les
mécanismes qui font passer d’un événement objectif à une vision de
la réalité en déconnection avec les faits. Cela génère souvent des
états de quasi guerre où seule compte notre propre sauvegarde au
détriment du bien collectif. Notre illustration initiale donne
aussi l’opportunité de comprendre comment peuvent s’opérer des
retournements comme celui par lequel Pierre-Jean est passé au
milieu de l’aéroport. Au moment où la situation devient
insupportable, il prend le temps de tout arrêter. Il reconnaît son
erreur, prend la mesure de sa responsabilité dans ce qui est en
train de se produire et finalement agit de telle façon qu’il
s’apaise et ramène de la sérénité dans l’organisation des équipes
et l’accueil des rapatriés. La crise est aussi une invitation à un
retournement dont l’enjeu pourrait être celui du passage d’un état
de guerre à un état de paix. Dans cet article nous exposons les
bases nécessaires à la compréhension de ce retournement et nous
détaillons un outil comportemental destiné à le faciliter.
1. Evénements extérieurs et perception : Crise et sentiment
de crise
Première observation que nous avons d’ores et déjà esquissée,
la crise résulte de la conjugaison d’un événement objectif et
d’une perception individuelle. Bien sûr l’événement extérieur est
exceptionnel. Il se caractérise par une activité inhabituelle, une
rapidité de développement et un afflux d’informations provenant de
sources multiples. Il se traduit aussi par une agitation
exceptionnelle rappelant ce que certains nomment l’effet brownien.
Cette nature d’événement brouille ainsi la perception des
individus qui le subissent ou le gèrent. Elle produit des
perceptions souvent exagérées qui confinent parfois à une forme de
déconnection de la réalité. D’où l’importance qu’il y a à
distinguer la crise extérieure du sentiment de crise qu’elle
produit et entretient. Le sentiment de crise est différent de
l’événement. Il traduit le vécu personnel de la situation par tous
ceux qui y sont impliqués. Il se forme à partir du brouillage des
perceptions provoquées par l’événement initial. Ce sentiment de
crise induit souvent des comportements excessifs allant de l’hyper
activisme au retrait le plus total de la situation aussi bien pour
les victimes que pour les managers. Ainsi Pierre-Jean se trouve
t-il débordé non pas par les événements eux-mêmes mais par un
sentiment d’isolement et de d’impuissance croissant qui s’installe
en lui. Son vécu personnel de cet afflux de rapatriés se résume à
un sentiment d’abandon qui n’a rien à voir avec la situation. En
résumé vu de l’extérieur il s’agit de gérer un nombre inhabituel
de personnes débarquant à Roissy, vu de l’expérience de Pierre-Jean
la prise en compte de ces rapatriés compte moins que le sentiment
d’abandon qui l’habite et l’éloigne progressivement puis
totalement de la gestion opérationnelle des événements. Une autre
observation réside dans l’idée que le comportement des managers en
situation de crise se teinte souvent d’un activisme forcené
privilégiant la quantité de décisions à prendre et d’actions à
mettre en œuvre à la qualité de celles-ci. Ils réagissent au
surcroît d’activité par un surcroît de choses à faire. Tout comme
Pierre-Jean qui, pendant les premiers moments de son intervention,
multiplie les initiatives pour faire face à l’afflux de problèmes
à régler. Il existe donc une corrélation entre l’événement
extérieur et une perception modifiée de la réalité. C’est la
différence que nous faisons entre la crise qui relève d’un
événement initial objectif et le sentiment de crise qui relève du
vécu de cet événement par les individus. Or ce brouillage de la
perception peut aller jusqu’au point où les individus eux-mêmes
aggravent la situation qu’ils doivent au contraire apaiser au
point parfois de déclencher de nouvelles tensions. Les situations
de crise seront alors d’autant mieux maîtrisées que les individus
apprendront à distinguer leur perception de la réalité objective
de laquelle ils pensent être prisonniers. Or distinguer la crise
des perceptions nécessite une compréhension de la façon dont
celles-ci se construisent et agissent sur les comportements en
situation d’exception. Pour ce faire il nous faut revenir, dans un
premier temps, à la façon dont nos perceptions s’agencent et
agissent en temps normal et démontrer l’idée provocante, nous en
convenons, selon laquelle nous excellons à maintenir des
perceptions erronées sur la réalité comme si nous la fuyions en
permanence. Nous appelons ce mécanisme le cycle d’incompétence
habile * .
2. Subir son cycle d’incompétence habile : du malaise
personnel à la guerre inconsciente
Nous avons tous pu constater que notre perception du monde en
mode normal est tronquée par des interprétations que nous posons
sur les faits objectifs. Si pour un tel un compliment est une
caresse affective, pour tel autre, il sera vécu comme une
tentative de séduction ou pour un troisième comme une prise de
pouvoir. Dans tous les cas nous rajoutons des commentaires sur la
réalité extérieure. D’une façon générale nous avons constaté que
ces commentaires inconscients s’organisent selon un scénario qui
nous fait traverser les événements dans une succession de quatre
états très précis.
1er état : le malaise initial
Le premier état que nous rencontrons se produit lorsque nous
entrons en action. Si nous nous observons en action, nous
constaterons que nous entrons toujours en situation empreint d’un
certain sentiment de nous-mêmes, fugace, subtil mais bien présent.
Ce sentiment peut s’apparenter à un vague malaise qui nous envahit
tout comme par exemple ce directeur de la communication que nous
avons rencontré, persuadé d’être celui que l’on sacrifiera en cas
de pépin au sein de son entreprise. Ainsi pendant le débriefing de
crise, Pierre-Jean découvre que ce qu’il a vécu pendant les
événements se produit aussi dans d’autres situations. Il commence
progressivement à en décrypter les mécanismes. Il confesse par
exemple qu’en se rendant habituellement dans des réunions de
travail, il redoute systématiquement de rencontrer une
indifférence générale aux propos qu’il tient ou aux propositions
qu’il fait. A bien y regarder, ces exemples sont des commentaires
personnels sur la réalité car on imagine mal l’ensemble des
participants à ces réunions se passer le mot pour s’accorder sur
une indifférence générale à l’égard de Pierre-Jean. Il s’agit donc
bien d’un malaise initial provenant d’une perception de soi au
sein du monde, une projection sur la réalité dans laquelle nous
évoluons qui déclenchera les étapes suivantes de notre scénario.
2ième état : le déploiement d’énergie
Si le premier malaise est profond mais fugace, agissant sur
nous de manière sourde, le comportement qu’il déclenche va
nécessiter une dépense d’énergie importante et sera cette fois
beaucoup plus visible et reconnaissable tant à l’extérieur que par
celui qui l’adopte. Pour faire face à ce premier sentiment de nous
même, il nous faut enclencher une stratégie d’adaptation à la
situation. Celle-ci consiste à fuir ce malaise par une débauche
d’actions. Pierre-Jean, qui cherche alors à tout prix à éviter
l’indifférence dans ces réunions, se surprend régulièrement à
parler exagérément fort et sur un ton agressif inhabituel. Son
rythme d’élocution s’accélère car il faut, coûte que coûte qu’on
l’écoute. Non pas qu’il soit convaincu de l’intérêt de ses propos
mais parce qu’il lui faut accrocher un regard, une bienveillance,
éveiller un intérêt pour exorciser définitivement ce sentiment
d’indifférence. Ce deuxième temps implique donc une compensation.
La suractivité, la multiplication des initiatives dont nous
parlions plus haut est un symptôme de cette étape du scénario
durant lequel nous cherchons à faire mentir le sentiment initial
que nous avons de nous.
Mais, ces stratégies d’adaptation comportementale nous amènent
souvent à susciter inconsciemment ce que nous souhaitions fuir. A
force d’efforts excessifs pour se sentir enfin important,
Pierre-Jean finit toujours par lire l’agacement dans les yeux de
ses collègues. Le ton de ses propos achève de lasser ses collègues
qui se détournent de lui. L’indifférence tellement redoutée se
réalise ainsi comme une malédiction incessante, est-il persuadé,
sans se rendre compte que le ton agressif contraint ses
interlocuteurs à se mettre en position défensive, que la vitesse
excessive de ses propos nécessite une attention supplémentaire qui
épuise les participants. Alors que nous avons tout tenté pour
éviter que ce sentiment de malaise initial se reproduise, nous
percevons dans l’attitude des autres que ces efforts ont été
vains. Le malaise est devenu mal être. Nous obtenons exactement ce
que nous avons cherché à éviter au prix d’un effort démesuré.
3ième état : la recherche de responsables
A ce moment précis du cycle, il nous faut supprimer la cause de
cet échec. Et, le scénario inconscient se poursuit dans un
raisonnement habile nous conduisant à imputer aux autres les
causes de notre échec. Nous voilà donc en train de rechercher tous
les prétextes pour justifier notre impuissance à endiguer le mal
être qui nous envahit et pour nous retourner contre ceux que nous
pensons être les responsables. Pierre-Jean fait généralement tout
pour être entendu mais ces collègues ne semblent définitivement
jamais rien comprendre. La cause en est simple, pense t-il : ce
qu’il propose ne les intéresse jamais. Le voilà confirmé dans ce
qu’il pensait dès le départ. Il ressent alors du mépris pour ses
interlocuteurs et devient en apparence lucide sur les raisons de
leur désintérêt : « Ils sont trop concernés par les jeux
politiques internes pour se sentir concernés. Ils ne sont pas
assez compétents pour suivre ma réflexion.». Il accumule
inconsciemment et habilement toutes les raisons qui pourraient
justifier de représailles de sa part. Il se donne les moyens de
déclarer une guerre à ses collègues produisant les conditions
nécessaires au dernier état du scénario.
4ième état : La séparation
Dans le dernier état le mal être devient intolérable. Les
soi-disant responsables de ce mal être nous deviennent
insupportables et il nous faut quitter la situation, nous défaire
d’eux dans l’espoir de retrouver un peu de paix et de calme
intérieur. Nous cherchons alors la meilleure façon de nous retirer
et de rompre avec cette difficile situation. Rapidement
Pierre-Jean n’en peut plus de ces regards désintéressés et les
réunions se finissent souvent de la même façon : il s’assoit et
laisse la réunion se dérouler dans le mutisme le plus complet
faisant ainsi ressentir aux autres que lui-même est aussi peu
intéressé par leur propos qu’ils l’ont été par les siens. La
rupture est ainsi consommée. En se réfugiant dans un silence
méprisant il déclare une petite guerre à ceux qui, croit-il, sont
les principaux responsables de son incapacité à se faire entendre.
A l’issue des réunions, il ressort pétrie d’un malaise, celui-là
même qu’il a cherché à éliminer depuis le début : un sentiment
diffus d’indifférence. Pierre-Jean va devoir à nouveau trouver une
nouvelle stratégie d’adaptation pour tenter d’exister en
enclenchant un autre cycle d’incompétence habile.
Cet exemple démontre la logique implacable qui régit nos
comportements, nos commentaires et nos perceptions. Nous l’avons
baptisé le cycle de l’incompétence habile. Nous avons choisi la
symbolique du cycle car l’enchaînement de ces commentaires
inconscients est répétitif et se reproduit en permanence.
L’exemple de Pierre-Jean nous montre d’ailleurs que ce cycle nous
conduit à sous-exploiter nos potentiels d’action en inhibant notre
liberté de décision, en cela il nous rend incompétent. Ce scénario
nous maintient d’emblée dans une vision biaisée de la réalité à
l’image d’une erreur de visée. Au départ le décalage avec la cible
est minime mais plus les choses avancent et plus le petit décalage
initial s’amplifie pour nous conduire à des positions en
déconnection totale avec les événements. C’est pour cette raison
aussi que nous parlons d’incompétence, non pas qu’il s’agisse
d’une incompétence dans nos savoir-faire ou nos connaissances mais
plutôt d’une incapacité à appréhender le monde tel qu’il est sans
autres commentaires. Nous avons aussi observé que ce cycle se
déroulait à notre insu et, plus nous cherchons à le maîtriser et à
le faire disparaître, plus il se dissimule et continue à
influencer subtilement nos fonctionnements. En ce sens, il est
habile. Habile aussi parce que tout semble se dérouler comme si
nous excellions à rester fidèle à ce scénario inconscient même
s’il nous conduit à des décisions et à des actions de rupture avec
ceux avec qui nous aurions aimés être.
3. Agir sur le cycle d’incompétence habile: de la guerre
inconsciente à la paix en conscience
En mode dégradé et plus spécifiquement en situation de crise,
les commentaires que nous entretenons sur la réalité
s’intensifient car il nous faut à tout prix rechercher des repères
connus dans une situation qui risque de nous échapper. Or rien ne
nous est plus familier que ce cycle de perception qui nous habite
en mode normal. Ainsi, quand les événements s’emballent, nos
interprétations et nos commentaires sont exagérés. Certains diront
qu’il s’agit de stress. Nous dirons plutôt que notre cycle
d’incompétence habile tourne plus vite en créant en nous une
confusion croissante au point que nous ne distinguons plus ce qui
relève des perceptions de ce qui s’apparente à la réalité. Voilà
aussi pourquoi les réactions de Pierre-Jean peuvent paraître
excessives. Mais le cycle d’incompétence habile de Pierre-Jean lui
donne au contraire le sentiment que tout cela est normal et
cohérent.
Revenons dans cette section sur l’épisode de l’aéroport et
observons comment le cycle de Pierre-Jean se déroule. Comme il le
confesse, Pierre-Jean se trouve fréquemment emprunte d’un
sentiment dans lequel il se sent souvent sans intérêt aux yeux des
autres. Comme nous l’avons souligné ceci produit un activisme
important destiné à convaincre de l’intérêt de sa personne.
L’appel qu’il reçoit en pleine nuit marque un point d’accélération
de son cycle d’incompétence habile qui va progressivement le
conduire à un isolement total. Ainsi dès son arrivée à l’aéroport,
si Pierre-Jean enchaîne les initiatives les appels et les réponses
aux journalistes c’est que d’emblée, avant même d’entrer de plein
fouet dans la situation, il est déjà guidé par ce sentiment
d’indifférence chronique qui constitue son malaise initial. Sa
frénésie d’action est le symptôme de ce malaise central qui le
caractérise en mode normal. En cherchant à s’occuper de tout y
compris à s’improviser porte-parole auprès des journalistes,
Pierre-Jean saisit inconsciemment une opportunité pour fuir ce
malaise par une débauche d’activités. Alors que sa mission est
d’organiser un accueil et d’assurer un premier réconfort à des
voyageurs brutalement déracinés, il s’isole, met en péril
l’accueil, oublie le réconfort qu’il a pour mission de produire
auprès des rapatriés. Ce déploiement d’énergie le conduit très
vite à faire face, seul, à la gestion du dispositif de crise.
Aucun renfort ne vient le soutenir et pour cause, son cycle
d’incompétence habile l’a conduit inconsciemment à concevoir une
organisation dans laquelle il joue un rôle central sans aide ni
support de sa hiérarchie, un dispositif dans lequel il est quasi
certain de se trouver isolé et qui produira à un moment où à un
autre le sentiment d’indifférence dont il souffre en permanence.
Lorsqu’il fond en larmes au milieu des rapatriés, Pierre-Jean
découvre progressivement à quel point tout ce qu’il a fait,
organisé, réglé pour faire face à la situation a contribué à cet
isolement. Il réalise que personne ne lui viendra en aide et qu’il
reste donc seul face à la crise. Au bout de cette dépense
d’énergie inutile, il ne peut que s’en prendre à tous ceux qui
auraient pu lui apporter de l’aide : sa responsable hiérarchique
qui n’est jamais là au bon moment ou son organisation tellement
inhumaine qu’elle laisse ses salariés se débrouiller seuls même
dans les pires moments. Il recherche des boucs émissaires qui
selon lui sont à l’origine de son isolement et de l’indifférence
qu’on lui témoigne dont il est finalement…lui-même responsable.
Dans l’aéroport pourtant, Pierre-Jean va agir sur son cycle
d’incompétence habile et enclencher des actions d’une nature
nouvelle pour lui. Habituellement, il aurait continué à s’activer
et attendu la fin de la crise pour reprocher à ses équipiers de
l’avoir abandonné. Mais, dans ce cas, les larmes l’obligent à
s’arrêter et cet instant de recul inopiné lui permet de réaliser
progressivement l’erreur qu’il a commise. Il prend conscience
qu’il s’est mit seul dans cette situation et qu’il a produit
inconsciemment les conditions à cet isolement. A ce moment précis,
les boucs émissaires qui défilaient dans sa tête n’ont plus lieu
d’être tant il prend la mesure de sa responsabilité personnelle
dans ce qui est en train de lui arriver. Tant qu’il cherchait des
responsables à sa propre situation, il ne pouvait qu’imaginer des
solutions de sortie contre ceux-là même à qui il reprochait de
l’avoir laissée tomber. Il aurait pu alors continuer à tout faire
seul jusqu’à l’épuisement en courant le risque de désorganiser
totalement l’accueil et aggraver la crise, ceci sous l’œil des
journalistes. Il aurait pu aussi tout laisser tomber ce qui aurait
vraisemblablement débouché sur une désorganisation complète de
l’accueil. Ces deux solutions n’auraient été que des tentatives
d’imputer son échec à ces boucs-émissaires.
Or le changement de perception puis d’attitude qui se produit
l’amène à passer d’une série de réactions en chaîne contre les
autres à une décision d’agir avec et pour les autres. Il fait ce
qu’il n’aurait jamais envisagé jusqu’alors : demander de l’aide et
du support. Cette décision débloque la situation et fluidifie le
dispositif d’accueil pour l’ensemble des acteurs. Pierre-Jean se
sent déchargé de tâches qu’il n’avait pas à prendre en charge et
peut se concentrer sur les contours essentiels de sa mission. Les
équipes s’apaisent et deviennent plus efficaces car Pierre-Jean
jusque là, faisait peser le poids de ses difficultés sur leurs
épaules. Les renforts mobilisés pour le soutien se sentent aussi
valorisés d’intervenir alors que Pierre-Jean n’avait pas jugé
préalablement bon d’y avoir recours. L’accueil porté aux rapatriés
s’en ressent et s’améliore. Par cet acte posé consciemment,
demander une aide, et le retournement de perceptions qu’il l’a
précédé, Pierre-Jean a trouvé de l’apaisement pour lui-même et a
permis de fluidifier l’ensemble d’une organisation qu’il avait
contribué à bloquer. Il est passé d’un cycle d’incompétence habile
porteur de tensions et de guerres intestines à un acte
rééquilibrant dont toute l’organisation tire bénéfice. 4. Comment
passer de la guerre à la paix : le protocole de retournement
En situation normale tout comme en situation de crise, il est
difficile mais possible de discerner ce qui relève de nos
interprétations de ce qui est objectif puis d’agir pour apaiser
les situations. En ce sens, le retournement vécu par Pierre-Jean
au milieu de l’aéroport est exemplaire car il transforme une
situation de crise en source d’apprentissage personnelle et
organisationnelle qui profite à tous. Autant dans ses réunions de
travail habituelles, Pierre-Jean déroule inconsciemment le
scénario jusqu’à son terme c’est-à-dire jusqu’à la rupture, autant
au milieu de l’aéroport, il parvient à l’interrompre et prendre
les décisions conscientes qui améliorent la situation. Mais, pour
cela, il est nécessaire, à son image, de passer de la recherche de
bouc émissaires à la reconnaissance de sa propre responsabilité
puis de retourner la complainte en capacité de décision et
d’action. Ce passage n’est pas chose aisée tant nous préférons
rester fidèle à notre cycle d’incompétence habile qui nous donne
le sentiment de notre identité. Cette démarche réclame un
dépassement du cycle. En ce sens il est d’abord nécessaire de le
reconnaître à l’œuvre pour pouvoir le dépasser et agir. Au contact
de Pierre-Jean, puis par l’observation de nombreuses situations
similaires et grâce à des expériences personnelles, nous avons
expérimenté un protocole de retournement individuel en situation
de crise. Il permet à l’individu en action de discerner avec plus
de conscience ce qui se déroule puis de réajuster son comportement
et faire ainsi progresser les dispositifs gestionnaires.
Lorsque les événements s’emballent de façon exagérée et que
notre malaise devient aigue au point que nous en prenons
conscience, nous sommes en capacité d’agir sur notre cycle
d’incompétence habile. Ce malaise personnel qui nous habite
devient notre meilleur indicateur. Il nous signale que notre cycle
d’incompétence habile est en route et nous interpelle à la
situation en nous ouvrant la voie à une solution. Notre malaise
nous réveille aux événements en route. C’est à cet instant précis
que le protocole permet d’effectuer le même retournement
que Pierre-Jean. Il se déroule en sept étapes :
- Etape n°1 - Basculer en position d’observation en marquant
un arrêt physique. La décision de se mettre en recul est
certes difficile car s’arrêter dans un contexte où règne la
vitesse d’exécution requiert une certaine force de décision. En
tout cas, si nous le pouvons, prendre quelques minutes de si-lence
et d’immobilité en s’asseyant dans un endroit calme permet
d’introduire une rupture de rythme salutaire.
- Etape n°2 - Nommer son état intérieur. Ce temps
d’arrêt s’accompagne d’un questionnement personnel : quelle est la
perception de moi-même ? Suis-je fatigué, stressé, agité,
disponible, oppressé, effrayé, calme, trop calme … ? Si les
réponses traduisent un état d’être positif, nous pouvons
re-prendre le court de nos actions. S’il nous est difficile de
répondre à la ques-tion avec certitude ou si nous sentons que la
situation induit un sentiment peu agréable de nous même, nous
proposons de poursuivre le question-nement quelques secondes
jusqu’à identifier l’adjectif qui nous qualifie au mieux dans
l’instant.
- Etape n°3 - Chercher des boucs-émissaires extérieurs.
La fin de l’étape précédente est signalée par la montée naturelle
de reproches silencieux à propos de ceux que nous considérons
comme les responsables de cet état intérieur. Nous préconisons de
ne pas nous brider en cet instant. Au contraire, nous encourageons
ce penchant naturel à trouver des coupables à notre état voire à
exagérer le flot de reproches qui nous gagne peu à peu. Bien sûr,
ces reproches ne doivent pas exprimés ouvertement.
- Etape n°4 - Passer du reproche à la vision neutre. En
laissant libre court à nos accusations, celles-ci se tarissent car
nous finissons par en percevoir l’exagération. Nous commençons
alors à comprendre pourquoi nos boucs-émissaires ont agit de telle
façon et en quoi nous sommes aussi responsables de la situation.
Naturellement, nous allons expérimenter une première détente et, à
notre surprise, la perception que nous avions de la situation va
progressivement se neutraliser.
- Etape n°5 - Comprendre le caractère répétitif de la
situation. N’oublions pas qu’il s’agit de débusquer un cycle
d’incompétence habile. En ce sens comme nous l’avons expliqué il
produit régulièrement les mêmes sentiments. Sans que les
situations ne soient forcément identiques, nous les vivons comme
telles. Lorsque la situation est neutralisée il est possible que
nous soyons gagnés par un souvenir dont la situation actuelle sera
le reflet. Les personnages, l’ambiance de la situation et les
sentiments qui l’accompagnent nous paraissent familiers comme si
le caractère répétitif de l’événement nous devenait évident. Et
nous voilà en train de penser de façon neutre : « Tiens…C’est la
même chose ! ». C’est le signe que nous répétons simplement un
scénario comportemental que nous avons l’habitude d’adopté tout
comme Pierre-Jean se comporte de la même façon en réunion et dans
son aéroport. Cette comparaison passé-présent apaise notre malaise
simplement parce qu’elle nous permet de comprendre que notre
malaise résulte d’une méprise entre une réalité teintée par notre
cycle et les faits réels tels qu’ils se présentent. Nous sommes
alors à mêmes de distinguer nos perceptions des événements réels.
- Etape n°6 - Envisager des actions de rééquilibrage.
Forts d’une compréhension précise de ce qui se passe, nous pouvons
envisager les actions les plus efficaces à mettre en place pour
apaiser la situation. Il s’agit en général d’actes simples,
parfois peu visibles. Ils peuvent concerner notre personne mais
aussi l’organisation dans son ensemble.
- Etape n°7 - Choisir et mettre en place une action.
Parmi les différentes actions possibles, il nous faut en
sélectionner une en particulier. Nous suggérons que la plus
facile, la plus simple soit l’objet de notre choix. Nous proposons
qu’elle soit mise en place et que nous en observions les effets
induits. Si la situation s’aggrave, l’action a été mal évaluée et
il nous faut donc en choisir une nouvelle et retenter de la mettre
en œuvre.
Ce protocole, s’il est maitrisé, est un outil d’une redoutable
d’efficacité car, grâce à lui, nous pouvons avoir prise sur les
crises. Il nous amène à faire la distinction entre notre
perception et les faits objectifs en nous ramenant vers
l’identification de notre cycle d’incompétence habile puis en nous
permettant d’identifier nos champs d’actions possibles dans une
situation qui, a priori, nous dépasse.
La rencontre avec Pierre-Jean a été pour nous un temps capital
de notre pratique professionnelle. Nous constations, en effet, une
certaine inefficacité des dispositifs gestionnaires déployés par
nos soins. Si, d’un point de vue collectif, ils permettaient une
meilleure maitrise des situations, la mise en cohérence des
actions et suscitaient de la réassurance dans les équipes, nous
constations que les individus étaient souvent emportés dans des
actions non planifiées par souci de bien faire ou par panique tout
simplement. Nous avions le sentiment que les perceptions des
individus s’altéraient sous la pression des événements.
Pierre-Jean nous a ouvert la voie vers l’expérimentation d’un
outil qui permet aux individus de reprendre en main des situations
à très fort niveau d’intensité émotionnelle. Cet outil nous semble
présenter des avantages peu communs : il ne demande aucune
technicité particulière, il est accessible à tous et facilement
maîtrisables dans tous les contextes.
Sanjy Ramboatiana Dirigeant du cabinet Ramboatiana et
Lombardi Rue de Londres, 69140 Rillieux-la-Pape, sanjy.ramboatiana@wanadoo.fr
et
Christophe Roux-Dufort Professeur, EM Lyon, 23 avenue
Guy de Collongue, 69134 Ecully Cedex, roux-dufort@em-lyon.com
Christophe Roux-Dufort est également Directeur des Relations
Internationales de l'Observatoire International des Crises
* Nous empruntons le terme : « incompétence habile » aux
travaux de Chris Argyris, professeur à Harvard, qui décrypte les
mécanismes de défense entretenus par le comportement ou les dires
des individus qui se trouvent en contradiction avec ce qu’ils
affichent comme valeur ou comme conviction. Argyris démontre que
les individus adoptent des routines défensives qui isolent nos
modèles mentaux de tout questionnement ou remise en question
quelconque.
Version pour l'impression
(pdf, 11 pages)
Magazine de la communication de crise et sensible.
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