Note de lecture de Thierry Libaert
Un ouvrage de réflexion sociologique sur les
affaire Outreau, Clearstream, Crédit Lyonnais. L’ouvrage est une
succession de focus sur des grandes affaires, principalement
issues de l'histoire lointaine (l'affaire Socrate, l'affaire
Enguerran de Coucy (1259), l'affaire Calas, l'affaire Dreyfus. De
manière plus contemporaine sont examinés des affaires
essentiellement politiques (la guerre d'Algérie et l'affaire de
"La gangrène", l'affaire Pinochet, le terrorisme en Allemagne et
l'affaire de la RAF). On remarque une étude sur "100 ans de
scandales financiers en France" de Damien de Blic, une très
détaillée sur l'affaire de Minamata au Japon de Paul Jobin et un
examen des rapports entre commérage, scandale et affaires par
Cyril Lemieux « tout commérage se laisse examiner come la séquence
d’ouverture d’un scandale » (page 370).
Excellente mise en perspective finale de Luc
Boltanski sur les ingrédients de la "forme affaire". Pour que
l’affaire se développe, il faut que ceux qui dénoncent se heurtent
à des obstacles, un espace public pris à témoin (et qui lui-même
s’ordonne par les grandes controverses), des victimes face à une
injustice (ou un sentiment d’injustice), le sentiment
d’indignation et de désintéressement des plaignants dans
l’objectif de désingulariser l’affaire, la présence de relais
d’opinion et plus tard de médias pour accroitre la résonnance de
l’affaire, l’absence d’une censure trop lourde. Le thème en débat
doit être porteur de valeurs contradictoires, On note ainsi la
disparition en tant qu’objet « affaires » ayant un fort
retentissement dans l’opinion publique des scandales liés aux
affaires d’argent (comme le Canal de Panama ou l’affaire Stavisky
en raison d’une désaffection des thématiques critiques associées,
l’affaire du Crédit Lyonnais n’a ainsi entrainé ni démission
gouvernementale ni réforme institutionnelle, et l’opinion publique
est resté apathique. Depuis le tournant de la rigueur en 1982,
l’argent ne fait plus débat dans la sphère socio politique, il est
donc moins le sujet potentiel de disputes publiques : « le
scandale financier ne semble plus désormais capable d’ébranler la
vie politique française comme il a pu le faire régulièrement
pendant près d’un siècle » (page 247). Luc Boltanski et Elisabeth
Claverie notent également la similitude des scénarios :
accusations, justifications, critiques, apparition de preuves,
pluralité de récits incompatibles, dévoilement de motifs cachés,
effort de montée en généralité, mis en cause de la partialité de
certains (les juges notamment), quête de soutiens, appel à
l’opinion. La notoriété est aussi un élément d’émergence : « La
dénonciation du scandale trouve son plein accomplissement quand
celui qui est tenu pour responsable est un personnage d’une
certaine importance sociale » (page 421).
Enfin, le sentiment de la pitié n’est jamais très
éloigné au travers de la mise en évidence d’une souffrance et les
auteurs renvoient aux travaux d’Hannah Arendt sur ce qu’elle
appelait « la politique de la pitié », composante forte de la
relation politique dans les sociétés démocratiques. 3 registres
sont mobilisés lors des affaires, un registre normatif basé sur la
montée en généralité (prétention à l’universalité, principes de
justice..), un registre argumentatif qui se tournent vers les
différentes versions de la réalité, et un registre émotionnel qui
met l’accent sur la pitié, la souffrance. A l’heure de la
multiplication des manuels de gestion de crise, voici un livre qui
remet intelligemment nos crises actuelles en perspective.
T.L.
Magazine de la communication de crise et sensible.
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