Cet article tend à montrer l’un des modes de construction du
risque d’opinion à partir d’un exemple précis.
Les OGM seront le point de départ d’un scénario déjà écrit à
l’avance en trois actes. Au travers de deux séquences successives
(Les OGM et la montée en puissance du thème des semences), le
lecteur pourra comprendre l’une des horlogeries qui constitue,
nourrit et pérennise le risque d’opinion (enseignement : d’un
débat l’autre) ; et mesurer alors, au cœur d’une société du risque
dont l’opinion constitue déjà un rouage central, la difficulté
mais aussi la nécessité pour les organisations d’anticiper les
‘mécaniques du pire’.
Acte 1 – Précurseurs OGM
Parmi les nombreux risques apparaissant régulièrement dans
l’opinion publique, le sujet des OGM est, depuis des années, au
cœur de très nombreux débats sociaux, à l’échelle des pays comme
de l’ensemble de la planète.
En France, ce sujet est suffisamment central depuis quelques
années pour être devenu un enjeu d’actualité ainsi que de
positionnement idéologique et politique, partagé par exemple par
la plupart des candidats de gauche lors du scrutin présidentiel de
2007. Pour de nombreux mouvements politiques ou associatifs
français, il représente une opportunité unique, voire fondatrice,
de proposer les termes d’un nouveau style de débat ‘citoyen’ au
sein d’un calendrier social déjà bien chargé (nucléaire, amiante,
déchets ultimes…). Pour n’en citer qu’un, les Verts en font, assez
légitimement, un enjeu de choix de civilisation pour de multiples
raisons, en convoquant la notion de respect (du principe de
précaution sanitaire envers les populations, des modes de
production des agriculteurs, de la biodiversité sur l’ensemble de
la planète) ou en affirmant un certain nombre de choix (une
recherche au service de l’homme et non au service de l’économique
; souci de la démocratie dans toutes les activités humaines ;
engagements vis à vis des pays du Sud et rejet de tout marchandage
quant à la lutte contre la faim ou les maladies infectieuses) …
Bien au-delà de nos seules frontières, le succès de la journée
internationale contre les OGM du 08 avril 2006 a mis en évidence
un tissu d’organisations régionales et nationales qui y ont trouvé
une tribune internationale, habituellement réservée aux grandes
ONG. En plus de cette prise de conscience de la multiplicité des
acteurs, elle a mis en valeur des modes de résistance expérimentés
localement, susceptibles d’être exploités dans d’autres régions du
monde. Enfin, pour la première fois, le G8 citoyen des 3-4 Juillet
2006 comportait un Forum international sur cette question.
Acte 2 - Semences paysannes : prise de relais
Pourtant, ce débat en annonce déjà un autre. En effet, la
question des semences amateurs / paysannes - versus les semences
dites industrielles – est en passe de devenir un nouvel horizon
des revendications écologiques, sociales et politiques, filtrée au
travers du prisme de la biodiversité et des OGM à défaut d’un
éclairage scientifique suffisant.
A l’instar de ceux-ci, les semences constituent donc un cas où
les logiques d'acteurs s'opposent à priori : ce qui est perçu
comme progrès par les uns ne l'est pas nécessairement pour les
autres (4). Ses principaux soutiens sont issus des milieux
agricoles (Confédération paysanne, Réseau Semences Paysannes,
Coordination Nationale de Défense des Semences Fermières
Coordination rurale …), des réseaux associatifs de protection de
l’environnement (France Nature Environnement, GreenPeace …), mais
aussi d’autres parties prenantes (Associations de consommateurs,
ONG, partis politiques, médias spécialisés voire généralistes…).
Ils disposent d’un argumentaire s’étendant sur un large spectre,
allant du refus de voir le ‘marché’ s’emparer des questions de
biodiversité jusqu’à la revendication d’une agriculture paysanne
de petite échelle en passant par la défense de la qualité
alimentaire … Les marqueurs idéologiques d’une écologie radicale,
d’une conscience libertaire mais aussi d’un refus de l’Etat ou du
marché sont, à l’évidence, particulièrement convoqués.
Or, depuis l’installation du sujet OGM dans le débat public
planétaire, des thématiques sont présentes qui permettent une
remise en cause des modèles agricole et alimentaire, des pratiques
d’aide publique, de la dépendance des agriculteurs par rapport aux
grands groupes semenciers industriels, des incertitudes
scientifiques liées aux effets de nouvelles pratiques d’obtention
végétale, voire d’une perte d’étanchéité entre régimes juridiques
protecteurs (certificat V brevet) ... C’est donc sur cet acquis
contestataire que les partisans des semences paysannes règlent
leurs pas. Prétexte pour les uns, focale grossière pour les
autres, les semences ‘instrumentalisent’ alors un jeu d’acteurs
déjà bien installé par la question ‘classique’ des OGM, au moyen
d’un discours encore plus radicale, voire ‘fondamentaliste’.
Certes, les risques attachés peu ou prou aux semences (comme
pour les OGM) restent à quantifier scientifiquement. Mais une
opinion publique n’a pas besoin de preuves pour chercher des
sources qui donnent de l’information, fiable ou non, au travers du
réseau des réseaux (7 et 8). D’autant plus que, aussi subi qu’un
rayonnement ionisant, le risque hypothétique lié à une semence
concerne directement nos modes alimentaires, symboliques icônes de
nos libertés modernes. Déjà, les prémices d’un discours sur la
semence, 1er maillon de notre chaîne alimentaire, sont présentes
dans le corps social, portées par Greenpeace, Confédération
Paysanne et bien d’autres.
Cet Acte N° 02 sera clos (c’est à dire réussi) le jour où les
oppositions réussiront à véhiculer des messages clairs et à mettre
en place des actions visibles du grand public, toute la question
étant justement de savoir si elles auront la volonté ‘politique’
de passer des alliances plus larges que leurs traditionnels
‘territoires de chasse’. Avec le risque bien réel d’édulcorer
leurs messages et, au-delà, d’affaiblir leur identité militante
propre … Dans ce match qui s’annonce, le consommateur serait alors
l'arbitre des choix sociaux et politiques à venir. De nouvelles
alliances pourraient alors structurer un front du refus assez uni,
rendant très difficile le lent travail normatif du politique. Car
vouloir répondre aux inquiétudes suscitées par la question des
semences reviendrait à donner des réponses à ceux qui, de plus en
plus nombreux (parce que de mieux en mieux connectés en réseaux
(8), doutent des nouvelles formes possibles d’appropriation du
vivant ainsi que de la part respective des engagements des
secteurs public et du privé. L’avenir nous réserve peut-être
encore bien des surprises …
Acte 3 - Enseignement : d’un débat l’autre …
Mais là ne s’arrête pas l’horlogerie bien huilée du risque
d’opinion. Car, derrière les argumentations sur les semences se
profilent déjà d’autres enjeux sociaux … D’une certaine façon, on
pourrait dire que, comme pour les OGM et l’apparente précision des
questions qu’ils suscitent, les débats sur les semences tendent
déjà à introduire des problèmes plus vastes tel que celui – déjà
entamé - du maintien de la biodiversité (5), celui du statut du
vivant demain ou encore celui, plus global encore, du bien commun.
La focalisation sur le seul sujet des semences provoque donc une
perte de charge sur d’autres débats urgents que l’on n’aborde pas
encore assez, le vide d’ici ne parvenant toujours pas à combler,
comme par compensation, le trop plein d’ailleurs … Jusqu’à ce
qu’un autre thème prenne le relais, jugé plus urgent car
emblématique d’une marche du monde forcée vers une mondialisation
que beaucoup refusent.
De fait, depuis les travaux de l’Ecole Normale Supérieure (1)
et ceux, plus récents d’Ulrich BECH (2), nous savons que nous
vivons dans une civilisation où le concept du risque devient,
progressivement, le nouveau ‘paradigme’ … Celui-ci est d’une
nature nouvelle et entraîne une redéfinition de la dynamique
sociale et politique (5) en devenant progressivement un critère au
moins égal, si ce n’est supérieur, à la notion de répartition des
richesses, qui structurait jusque là la vision que nous avions du
monde depuis le 19ème siècle ...
Bouleversant le champ des connaissances grand public et
libérant, du même coup, d’immenses espaces où s’engouffrent le
meilleur comme le pire, une culture ‘profane’ du risque émerge
ainsi peu à peu, qui peut produire dans l’immédiat caricatures et
trompe l’œil avant d’espérer le retour à un nouvel équilibre
social sur le long terme. Les à peu près succèdent parfois aux
rumeurs et l’opinion ‘gère’ son attention au grès des sujets
qu’elle contribue à faire émerger dans l’actualité. Ainsi, nous
entrons de plein pied dans la société du risque d’opinion où un
sujet d’inquiétude chasse l’autre sans que ses fondations
techniques et politiques aient pu être solidifiées, favorisant
alors la mise en cause des légitimités les mieux établies. Un
nouveau champs de turbulences apparaît donc où des mécaniques
sociales peuvent, souvent de manière impromptue, se mettre en
place avec des effets surprenants (6) qu’il s’agira d’anticiper de
plus en plus. Les Etats et les entreprises sont d’autant plus en
1ère ligne que la multiplication des interfaces avec la société
les rend particulièrement perméables aux enjeux de santé,
d’éthique, de développement durable, de droits de l’homme …
De fait, la société du risque d’opinion privilégie la vitesse à
l’immersion en eaux profondes, favorisant alors l’émergence de
sujets qui présenteront, parfois à tort, toutes les garanties d’un
vrai débat social. Tout semble se mettre alors en place pour que
le concept de risque appelle la constitution d’un jeu de dominos
géant, générateur de débat, se nourrissant de la circulation tous
azimuts d’une information d’autant plus libre et ouverte qu’elle
se jouera de toutes les frontières imposées.
Autrement dit, la nécessité - bien que périlleuse - de disposer
d’une vision à court, moyen ou long terme des composantes et
thématiques principales d’un débat social spécifique deviendra
essentielle à la bonne gouvernance de toute organisation – Etats
et entreprises en premier lieu - tant la vitesse de circulation de
l’information, la constitution de communautés virtuelles (ou non)
et la mise en œuvre de plate-formes de revendications permettront
à un sujet déterminé d’émerger. Et de devenir un sujet d’opinion,
celle-ci étant par nature un lieu de confrontation entre positions
adverses (7).
Thierry PORTAL Consultant en communication sensible
Mail :
thierry.portal@libertysurf.fr
Blog :
http://portal-communications-sensibles.over-blog.fr/
Thierry PORTAL mène des missions de conseils en COMMUNICATIONS
SENSIBLES auprès de nombreux agences / cabinets conseils en
communication aux fins d’EVALUATION (sensibilités et menaces,
acceptabilité d'un projet, principaux indices de confiance ...),
de PREVENTION (nouveaux risques d'opinion, d'information, risques
émergents, réseaux à pré connecter, signes avant coureurs ....),
de la définition d’une STRATEGIE (action, communication,
concertation et consultation, alliés / mobilisation et adhésion
...), et d’ACCOMPAGNEMENT (sur projet, dossier ou évolution
délicats, à chaud ou post crise, veille sur le LT / Benchmarking /
reporting...).
Bibliographie utile
(1) ‘La Société Vulnérable’ Collectif dirigé en 1987 par Jean
Louis FABIANI et Jacques THEYS – Presses de l’ENS
(2) Ulrich BECH - ‘La Société du Risque’ (2003 / Flammarion)
(3) Bernard CHEVASSUS LOUIS, Président du Muséum national
d’histoire naturelle in ‘Les Entretiens de la Mission
Agrobiosciences’ du 7 Juin 2005
(4) Le courrier de l’environnement – N° 44 Octobre 2001
(5) Patrick LAGADEC ‘Civilisation du risque’ (Seuil 1982) ;
‘Ruptures créatrices’ – Editions Mac Graw Hill 2000 et toute sa
bibliographie en général
(6) Bertrand ROBERT ‘Esquisse d’un alphabet de la surprise :
scrabble antique pour temps modernes’ – Auto édition Argillos 2004
(7) Jean Pierre BEAUDOIN ‘Etre à l’écoute du risque d’opinion’
– Editions d’Organisation 2001
(8) ‘Foules Intelligentes : une révolution qui commence’ de
Howard RHEINGOLD – Editions M2
(9) Thierry LIBAERT ‘La communication de crise’ Dunod et toute
sa biographie en général.
Magazine de la communication de crise et sensible.
(c) Tous droits réservés par les auteurs
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