Manuel Castells dépeint avec acuité sous la terminologie «
médias de masse individuels » la façon dont les individus peuvent
rivaliser grâce à Internet avec les médias « ordinaires ». Cette
idée n’est pas nouvelle. Déjà en 1999, Jello Biafra, chanteur du
groupe Dead Kennedys, lors de la manifestation antimondialisation
à Seattle, déclarait « ne haïssez pas les médias, devenez les
médias ! » C’est chose faîte.
Avec Internet et les médias mobiles, ce sont plus d’un milliard
d’individus qui sont aujourd’hui en capacité de diffuser des
informations écrites, sonores et visuelles dans un cyberespace en
inflation constante et en fusion avec l’espace réel. La
communication de masse était un des socles du pouvoir des
organisations dominantes. Ce socle s’effrite pour laisser place à
une nouvelle construction médiatique du monde, déstructurée,
instable, organique, constituée d’une myriade de micro objets
médiatiques et effroyablement plus difficile à consolider en
situation de crise
Le tableau pointilliste peint par les micro-médias
« L’essentiel dans une crise n’est pas ce qui est arrivé, mais
c’est ce que les individus pensent qu’il est arrivé » déclarait
Michael Bland, construction d’une image mentale et sociale de la
crise. Pour construire cette image, une organisation en crise est
tributaire de cinq éléments picturaux : la réputation, la
légitimité, l’influence, l’émotion et l’information. Chacun de ces
éléments participe à la création d’un paysage de la crise dessiné
par de multiples acteurs. En des temps heureux où les acteurs
étaient comptés, des relations publiques efficaces, une
accointance avec la presse, un porte-parole crédible, une
communication maîtrisée permettaient de dessiner l’essentiel de ce
paysage. La réussite se traduisait dans les médias qu’il suffisait
de surveiller. Pour Manuel Castells1, « l’influence la plus
déterminante que les médias exercent (…) ne procède pas de ce qui
est publié, mais de ce qui ne l’est pas ». Dans un cyberespace où
chaque média de masse individuel ajoute sa touche sur le tableau
médiatique des crises, il n’est plus imaginable de contrôler
l’information de crise et dangereux de cacher une donnée
essentielle.
Cependant, en situation de crise aigüe, les ressorts restent
inchangés et internet peut intervenir en soutien par la capacité
offerte de diffuser rapidement de l’information vers nombre de
publics cibles : zones touchées, lots incriminés, résultats de
tests et d’essais, rapports d’experts mais aussi des images et
vidéos d’équipes au travail ou de l’infographie comme ce fut le
cas pour ADP lors de l’effondrement du terminal 2E à l’aéroport de
Roissy. Il s’agit cependant d’éviter d’élargir le périmètre de la
crise ou de créer de nouvelles polémiques : cette communication se
doit d’être ni ostentatoire, ni une réponse instantanée à chaque
mise en cause, mais responsable. Nombre d’options sont imaginables
mais se concentrer sur les moyens de maîtrise de la crise et de
réparation reste dans de nombreux cas la plus probante.
Transfert de pouvoir médiatique
Mais nombre de crises aigües trouvent une place de choix dans
les médias. Entre misère existentielle, réelles interrogations et
analyses pertinentes, les crises offrent aux individus un terrain
d’expression. Volontairement ou non, la possibilité de s’exprimer
sur une crise procède de l’opportunité de bénéficier d’un
transfert du pouvoir médiatique de la crise. La surenchère comme
mode d’expression concède à l’utopie numérique l’espoir d’un quart
d’heure de gloire bénéficiant de l’impact d’une crise. Le temps
Internet, la désintermédiation et la contingence des blogs
(obligation de publier à tout prix pour exister dans le
cyberespace) ne laissent plus le temps, même aux esprits les plus
éclairés, de comprendre, d’analyser et de réagir à propos. Chaque
crise trouvera une masse de commentaires sur Internet et les
médias mobiles : seuls les contours seront à prendre en
considération, rarement le cas particulier.
Communication de contours
Internet dessine un paysage néo-impressionniste des crises
constitué d’une multitude de messages, ceux de l’organisation en
crise, des parties prenantes et des médias, mais aussi du flot
d’articles, de commentaires, d’images, de détournements et de
rumeurs abandonnés par la masse. Chaque objet trouve des liants
dans la sphère 2.0 : partage de liens, d’images, de vidéos, de
textes. Ce sont ces liants, entités révélatrices des cybercrises
2.0, qui définissent la puissance de chaque micro-objet
médiatique, avec cependant pour limite l’incroyable flot
d’informations qui transite dans le cyberespace. Comprendre et
influencer la construction de ce tableau pointilliste demande de
prendre de la distance pour en saisir les contours, distinguer les
différents éléments du paysage et appréhender l’ensemble. La
communication de contours consiste donc à renforcer les
déterminants de sa communication, d’imposer ses formes sur le
paysage pointilliste en sachant que les effets de bord seront
nombreux et parfois imprévisibles. Elle passe par « des blocs »
communicationnels à imposer sur le tableau pointilliste des
crises, mais également par l’écriture micro-médias dans la période
de reconstruction de l’image. Toute la problématique face à la
capacité organique du web est de réussir à donner du sens à
l’ensemble. Le plan de communication tel que nous l’avons connu
s’en trouve bouleversé : une colonne « micro-medias » est à
ajouter, encore faudra-t-il savoir comment et où procéder, tant
les supports sont multiples et en permanente inflation. Certains
imaginent que l’internet social impose aux entreprises et
institutions d’augmenter leur capital social dans la sphère
internet, souvent décomptée en nombre de présence sur des
supports, de liens ou de visionnage. Cette option me semble à
double tranchant, tant nous pouvons constater que plus internet se
dit social, plus il est le paradigme de l’individualisme, du
bouillon de culture et d’inculture : ce sont d’autres codes que
ceux imposés par l’individualisme du web qui sont à créer au
risque de se perdre dans la masse des objets médiatiques du net.
Il n’y a qu’un pas à franchir entre les valeurs euphoriques et
dysphoriques d’internet, entre utopie et désillusion numérique :
cette donne est également valable pour les entreprises.
Dans un futur immédiat, c’est de la myriade de micro objets
médiatiques que peuvent surgir des micros crises inattendues, les
rumeurs les plus folles ou les vérités les moins avouables.
Veiller demande de connaître les lieux d’influence, répondre
demande du discernement : comprendre la portée réelle d’une
rumeur, définir si une réponse s’impose, choisir le lieu de la
réponse. Cette réponse sur Internet ne sera jamais une menace et
le lieu approprié rarement le site web de l’organisation. Certains
sites spécialisés listent les fausses rumeurs et s’avèrent être
des supports efficaces et crédibles. Parfois, le lieu même de
propagation de la rumeur peut être propice à une réponse, à
condition qu’il soit d’une certaine tenue et modéré.
Dans tous les cas la communication de crise dans l’univers des
médias de masse individuels ne permet plus d’espérer une maîtrise
totale de l’information, point par point, mais de veiller sur les
contours, d’appréhender les lieux d’influence, de connaître les
portes d’entrée où s’engouffrent les publics cibles pour renforcer
ses propres éléments constitutifs de l’image de la crise et sa
réputation.
Didier Heiderich est
consultant et formateur en communication
stratégique et sensible et de crise, enseignant et
président de l’Observatoire International des crises. Enfin, il
est l’auteur de « Rumeur sur Internet » aux éditions Village
Mondial (2004).
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