Dans son guide « Gestion de crise - Premiers réflexes pour
le pilotage »1, Christophe Roux-Dufort nous l’a déjà
précisé : dans une situation qui se dégrade, il est nécessaire
d’avoir une définition de la crise. C’est elle qui permet de
déclarer la crise comme on déclare la guerre. Ce seuil franchi,
les processus d’exception se mettent en place et les dispositions
sont prises pour gérer la crise. Mais que se passe-t-il lorsque
plusieurs acteurs concernés par la même crise n’ont pas la même
définition de la crise ?
C’est une des questions qui se pose en France depuis l’adoption
du principe de précaution. L’exemple nous fut donné en septembre
2006 avec les ostréiculteurs. En pleine interdiction
(controversée) de la vente des huîtres du bassin d’Arcachon, voilà
que l’on déplore deux morts suspects avec un point commun entre
les deux malheureux : ils avaient consommé des huîtres.
Le curseur de la crise s’est alors affolé entre risque
sanitaire et risque économique. Fallait-il évoquer les deux décès
et poursuivre l’interdiction de la vente des huîtres ? En France,
la transparence n’est pas un exercice auquel les autorités sont
habituées : les nuages radioactifs ne franchissent pas les
frontières et les vaches doivent passer un examen psychiatrique
poussé pour être déclarées folles. Le gouvernement français dans
sa volonté de modifier cette donne a très rapidement communiqué
sur les deux cas suspects. Trop rapidement pour les ostréiculteurs
abasourdis par cette décision qui pèsera lourd dans un fardeau qui
ne demandait qu’à s’alléger. L’avenir a donné raison sur les faits
à ces derniers car il fut démontré que les deux décès n’ont aucun
rapport avec la consommation d’huitres.
Mais sur le fond ne fallait-il pas informer le public et
poursuivre l’interdiction de la consommation des huîtres comme
l’ont décidé les autorités ? Fallait-il au contraire attendre
d’avoir la certitude que les décès étaient liés aux huîtres comme
le demandaient les ostréiculteurs ? Garder le silence ou non ?
Face aux événements les deux acteurs avaient des intérêts
discordants et leur seuil de « déclaration de crise » n’était pas
le même. Nous sommes face au célèbre dilemme du prisonnier de la
théorie des jeux 2. Mais ici le jeu répond au « modèle
de l’incomplétude » dans lequel il réside des inconnues 3.
Deux variables semblent avoir étaient déterminantes : le risque
sanitaire réel et également le risque de fuite. Car trop d’acteurs
étaient impliqués pour garantir que l’information ne transpire pas
hors des services de l’état. Et le joueur « autorités » avait plus
à perdre en cas de fuite qu’à gagner, ce qu’a avoué le Directeur
de la Santé - du bout des lèvres - sous la pression exercée par
les ostréiculteurs dans les jours qui ont suivi. Dans la
définition de la crise des services de l’état, « risque d’opinion
» a fait pencher la balance en faveur du principe de précaution.
Cette option fut certes lourdement reprochée aux autorités
après coup par les ostréiculteurs pour qui le seuil de crise ne
pouvait être atteint non pas en raison de suspicions mais de
certitudes. Là où le principe de précaution oblige, le réalisme
économique s’oppose. Mais dans ce cas, ce ne sont pas des
multinationales accusées de cynisme mais d’artisans au bord de la
faillite qui sont l’objet de la crise. La charge symbolique fut
terrible car lorsque les firmes mettent en branle leurs services
juridiques, les « petits » ostréiculteurs évoquent la survie et
leur conscience individuelle. Pour l’opinion publique, cette
décision gouvernementale était déraisonnable voir coupable.
Alors fallait-il communiquer ? Il est utile de rappeler qu’en
pareil cas communiquer est un acte de gestion de crise : en cas de
trouble anormal suite à la consommation d’huîtres, la direction de
la santé indiquait qu’il était nécessaire de consulter les
services d’urgence, eux même sur le pied de guerre. Ensuite,
plutôt que de laisser la rumeur s’enfler et laisser le soin à la
presse de découvrir par elle-même la crise, ce choix a permis au
gouvernement de définir médiatiquement la crise. Toute autre
option aurait laissé une incertitude trop importante et le choix
des mots à la presse. Imaginons que les huîtres fussent à
l’origine des décès. Imaginons que les autorités aient décidé de
se taire. Imaginons alors d’autres décès. Nous parlerions
aujourd’hui du « scandale des huîtres » ou « du silence complice
de l’état.»
Dans d’autres cas, par exemple sur le feuilleton des retards
dans la livraison des Airbus A380, n’a-t-on pas trop tardé à
déclarer la crise ? Dilemme. L’ambiguïté d’une situation,
c’est-à-dire le manque d’information suffisante pour pouvoir
parfaitement l’analyser, peut créer chez un décideur un refus de
prendre une décision. Face à l’incertitude (sang contaminé, vache
folle, Tchernobyl) l’état Français avait choisi dans le passé de
ne pas déclarer la crise. Le principe de précaution lève le voile
de l’incertitude car il impose de déclarer la crise quitte à
alerter à tord le public.
Dans toutes les crises, la première option stratégique en
gestion de crise se situe dans les prémisses de la crise, lorsque
risque et opportunité (wei-ji) se trouvent encore confondus,
lorsque le choix est encore possible entre déclarer la crise ou
non, cette décision toujours difficile à prendre. Car seules les
catastrophes sont des révélateurs évidents de crises. Les autres
crises sont affaire de décision ou de seuil au-delà duquel la
crise est décidée par des autorités, l’opinion, les médias et
surtout les faits.
Didier Heiderich
1 - Gestion de crise - Premiers réflexes pour le pilotage -
Guide pour les managers.
http://www.communication-sensible.com/download/fiches-reflexe.pdf
2 - Dilemme du prisonnier
http://branchum.club.fr/theojeux.htm
3 – Games with Incomplete Information Played by "Bayesian"
Players, I-III. Part I. The Ba-sic Model, John C. Harsanyi,
Management Science, Vol. 14, No. 3, Theory Series (Nov., 1967),
pp. 159-182
Voir aussi : « Disparition des équilibres. Point de catastrophe
». Ce modèle non linéaire et évolutionniste est intéressant car il
démontre que le point de rupture peut dépendre de la taille des
bassins d’attraction.
http://www-eco.enst-bretagne.fr/~phan/complexe/evolution/jevol35.htm
Magazine de la communication de crise et sensible.
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