Les services achats se sont professionnalisés depuis une
quinzaine d’années pour se positionner au cœur de la politique
"cost killing" des grands groupes industriels. Dans l’entreprise,
« les achats » se sont ainsi emparés d’une part importante du
pouvoir pour devenir une fonction éminemment stratégique à
tendance narcissique. Avec l’affaire Faurecia les vieux démons des
pots-de-vin sont de retour. Mais cette crise n’est-elle pas
simplement révélatrice des limites des stratégies « achats » ?
Dans les années 1990, avec sa galaxie d'équipementiers,
l'automobile a été l'une des premières industries à utiliser le
"cost killing". Cette politique, plus facile à mener en
pressurisant les sous-traitants que ses propres employés, fut donc
confiée dans l’essentiel de son application aux services achats
priés de trouver ailleurs et moins cher. Cette stratégie de
délocalisation de la production (dîtes "outsourcing") fut par
ailleurs déclinée jusqu’à l’extrême lorsque Serge Tchuruk a
annoncé en 2001 faire d’Alcatel un groupe "fab-less", c'est-à-dire
une entreprise sans usine. Sans en arriver à cette extrémité, la
professionnalisation des achats trouvait quelques vertus : mettre
de l’ordre dans l’effroyable complexité des portefeuilles
fournisseurs, recentrer les entreprises sur leur cœur de métier et
"encourager" les sous-traitants à intégrer des méthodes modernes
de gestion. Enfin, la modernisation des achats devait mettre un
terme aux petites recettes qui faisaient les grands plats des
acheteurs : dîners en ville, week-end en Tunisie et autres petits
cadeaux qui facilitaient la prise de décision (dîtes "stratégie
achats").
Même s’il est en perte de vitesse, le "cost killing" fut érigé
en un mode managérial qui a trouvé ses limites dans la
fragilisation de nombre de sous-traitants, a créé les conditions
de l’intermédiation par les achats qui a "défluidifié" la relation
entre ingénieurs, a délocalisé les productions vers des pays peu
regardants du droit du travail et de l’environnement. Le "cost
killing" est à l’origine de la déstructuration des tissus
industriels locaux en occident, du démantèlement des savoir-faire
et de la perte de la mémoire de nombre d’entreprises source
d’explosion des coûts lorsqu’il faut réinventer systématiquement
le fil à couper le beurre ou l’ARN messager. Pour finir,
l’itération « faire mieux avec moins » a des limites : au-delà
d’un seuil, le "cost-killing" n’est pas créateur de valeur mais un
moyen d’accumulation des marges dans les strates supérieures des
organisations (l’actionnaire et le client final) ce qui a pour
effet d’assécher financièrement les lieux de création et de
production.
Il y a dans cette politique de l’"outsourcing" des aspects
sociologiques. Il apparaît clairement que nombre d’acheteurs sont
de très jeunes cadres qui n’ont rien à envier aux loups de la
finance : la capacité à réagir rapidement aux stimuli des marchés
et une approche des flux très aiguisée mais aussi une vision
radicale et le mercenariat pour rapport avec l’entreprise. Sortis
des mêmes écoles, la pensée unique est une règle chez les jeunes
acheteurs comme dans nombre de fonctions : la créativité des
acheteurs est bridée par le clonage des formations, la
standardisation des méthodes et la limite des logiciels. Enfin, il
y a dans cette génération montante d’acheteurs un phénomène
psychologique à prendre en considération : la virtualisation du
monde forgée par les échanges électroniques et les jeux vidéos. A
l’heure où les constructeurs n’achètent plus des pièces mais des
sous-ensembles (dîtes "fonctions"), la dématérialisation porte en
soi les gènes du "fab-less" dont l’une des composantes est le "risk
sharing" (dîtes "Partage des responsabilités accru") qui consiste
à également externaliser la conception en plus de la production et
la logistique. Or, à force de perdre du savoir-faire, les donneurs
d’ordres ne seront plus que des intermédiaires avec les dangers
que cela suppose : la dématérialisation a pour limite ce que le
steak virtuel a d’intérêt pour le client d’un restaurateur.
Nous sommes en droit de penser que l’"outsourcing" finira par
s’autoréguler jusqu’à l’apparition de la prochaine prétention
managériale. Une première alerte, à l’origine d’un coup de volant
(dîtes "orientation stratégique"), s’était déjà produite lorsque
Nike s’est trouvé confondu par le choix de ses sous-traitants.
Nike s’est depuis acheté une vertu et plusieurs groupes lui ont
emboîté le pas dans une relative transparence de leurs opérations
délocalisées. De même, nombre d’entreprises ont eu à comprendre
que "l’optimisation" par le coût de la main d’œuvre possède des
revers que la déraison ignore. Bref, les méthodes de management
gravées dans le marbre avant d’être effacées sont pléthores. Le "fabless"
passera de mode lui aussi, même si un retour en arrière s’avère
difficilement imaginable… sauf qu’à 200$ le baril de brent, on
réfléchira au moyen de produire les biens matériels au plus près
de leur lieu d’usage.
Mais si chez l’humain il réside des constantes qui dépassent
les modes, l’appât du gain en est une. Or l'équipementier français
Faurecia est présumé être au cœur d’un scandale de corruption à la
hauteur de la puissance que possèdent « les achats ».
L’équipementier est effectivement accusé d’avoir versé des
pots-de-vin à des acheteurs de VW, Audi et BMW et selon des
sources proches de l’enquête, il ne s’agirait pas d’un cas isolé.
Cette affaire risque de modifier la donne des services achats qui
vont devoir rendre des comptes plus précis qu’auparavant, comme ce
fut le cas pour la fonction « finance » après l’affaire Enron.
La réputation des donneurs d’ordres et des équipementiers ne
risque pas de sortir grandi de cette crise : toutes les marques
automobiles éclaboussées par l’affaire Faurecia devront trouver
des finesses de communication pour expliquer l’intérêt du "cost
killing", de l’"outsourcing" ou du plus actuel "risk sharing" à
leurs sous-traitants. Mais avant tout cette histoire nous rappelle
que l’essence des organisations est humaine : quelque soit le
professionnalisme d’une fonction de l’entreprise, l’humain
conserve une part d’imprévisible.
Au-delà de l’opprobre jeté sur quelques uns, autant qu’une
faillite morale, l’affaire Faurecia pose la question des
faiblesses de l’"outsourcing" : comment se fait-il qu’une
entreprise aussi performante se trouve en situation de devoir
contourner le système pour obtenir des marchés ? Est-ce lié à la
politique de mise sous pression des sous-traitants ? Quelles sont
les failles dans les stratégies, le pilotage et les opérations
fondés sur l’"outsourcing" qui conduisent à cette situation ?
Qu’est-ce qui dans des méthodes ne fonctionne pas ? Les stratégies
achats ne sont-elles pas le fruit du prêt-à-penser (dîtes "logique
de choix collectif") plutôt que de la pensée stratégique ? Faut-il
se conformer aux stratégies ambiantes et corriger les erreurs par
le pilotage ou se singulariser ? Et si l’on souhaite adopter
d’autres modèles, quels sont les écarts (dîtes "facteurs de
différenciation") acceptables par la communauté ?
Mais dans tous les cas, notons qu’à chaque fois que celles-ci
s’érigent en maître, les tours de Babel managériales créent un
risque d’effondrement à la hauteur des ambitions qu’elles
affichent. Même les tout-puissants services "achats" devront se
souvenir que les crises se nourrissent avant tout de croyances,
d’ignorance et de prétentions.
D.H.
Didier Heiderich est président de
l'Observatoire
International des Crises
Magazine de la communication de crise et sensible.
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